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mercredi 21 septembre 2016

Confucius et le positivisme


Dans deux de mes billets précédents, j’ai évoqué le cinquantième anniversaire du déclanchement de la Révolution culturelle, les délires français de l’époque, la réhabilitation de Confucius, les liens entre le positivisme et Confucius.  Pour en terminer avec le sujet, quelques extraits d’un ouvrage du positiviste Pierre Laffitte, successeur d’Auguste Comte.

 Pierre Laffitte, Considérations générales sur l’ensemble de la civilisation chinoise, Paris, Société Positiviste (1900)

 Le fétichisme est la base mentale de la civilisation chinoise

 « Un concours spécial d'influences, surtout sociales, disposa la civilisation chinoise à développer le Fétichisme au-delà de tout ce qui fut possible ailleurs. Mieux systématisé qu'en aucun autre cas, il y prévalut sur le Théologisme, et préserva le tiers de notre espèce du régime des castes, malgré l'hérédité des professions. » (Auguste Comte, Synthèse subjective, Introduction.)

C'est sous une telle inspiration que j'ai, dans mon cours public sur l’Histoire générale de l'Humamité, apprécié la civilisation chinoise et son plus éminent représentant, Confucius. J'ose espérer qu'un tel travail contribuera à propager la conviction que la religion démontrée peut seule embrasser l'ensemble des affaires terrestres par une politique à la fois rationnelle et morale. 

Le Fétichisme, systématisé par l'adoration du Ciel, est la base chinoise mentale de la civilisation chinoise : telle est la proposition capitale qu'il faut mettre dans tout son jour pour faire comprendre le véritable esprit de celle grande civilisation. Nous avons établi que toute société quelconque débute nécessairement par le Fétichisme. Cet état a reçu en Chine une véritable systématisation, qui lui a donné une consistance et un développement immenses, de manière à devenir la base de l’évolution sociale de cette grande population. Dans les autres pays, le Fétichisme a laissé des traces nombreuses et incontestables ; en Chine, il s'est conservé, il a persisté, et s'est développé […]

Si nous considérons, en effet, les divers temples, les autels nombreux élevés dans ce vaste empire, nous les voyons dédiés aux fleuves, aux montagnes, aux constellations, aux principales planètes, au Ciel, à la Terre. Le culte des mânes y est très développé ; familier à tout le monde, il est organisé par des gens qui ne croient pas à la vie future. Or, que sont les mânes, sinon des fétiches résultés de nos dépouilles mortelles, et qui, d'après un tel point de vue, conservent un mode d'activité et de vitalité qui leur est propre? La mort, au sens où la conçoivent la théologie et la métaphysique, n'existe pas pour le fétichiste ; elle n'est rien à ses yeux qu'un mode de vitalité substitué à un autre. De là ce mépris de la mort constaté par les théologiens occidentaux, chez des gens qui, d'un autre côté, méconnaissaient complètement ce que nous appelons la vie future ; contradiction apparente que la théologie a constatée sans pouvoir la résoudre.

En Chine, le Fétichisme a été systématisé par le culte du Ciel, et cette systématisation remonte à l'origine même de la civilisation de cet empire […]

 Confucius comme chef spirituel

 Le rôle de Confucius a été de construire pour la classe éclairée, administrative, dont le développement s'était produit conformément à l'esprit de la civilisation chinoise, une doctrine philosophique qui fût l'expression systématique de la nature même de cette civilisation.

Ce rôle est immense, et jamais peut-être un homme n'a exercé une action plus grande, plus profonde et plus régulière dans le développement d'une société. La doctrine de Confucius, comme nous le verrons plus tard, établissait le type idéal de la civilisation correspondante. Cette doctrine systématique construisant le type à réaliser, fournissait la conception autour de laquelle ont pu et dû se grouper les théoriciens, les administrateurs, tous ceux en un mot qui faisaient partie de la classe éclairée. Cette doctrine a donné à cette classe une véritable constitution, une réelle unité ; elle a fondé finalement la classe des lettrés. C'est à partir de Confucius que cette classe se constitue. Dès ce moment aussi la civilisation chinoise se développe avec une intensité et une régularité extrêmes, parce qu'elle a acquis enfin une première coordination de son second élément directeur. La première force fondamentale, élément d'ordre, d'unité, de consolidation, c'est-à-dire la puissance impériale, avait dû être établie dès le début, mais l'élément modificateur[1], quoique surgi dès l'origine, de la nature même de cette société, n'arrive à se coordonner qu'à partir de Confucius. Cela se conçoit. La concentration était dans la nature même du premier élément qui a dû, dès le début, être plus ou moins systématique; mais le second élément, l'élément modificateur, dispersif par sa nature, n'a pu arriver que plus tard à conquérir la doctrine qui lui a donné une coordination, et qui lui a permis ainsi d'exercer une action plus complète et plus caractéristique […]

En résumé donc, Messieurs, nous voyons à l'extrême Orient une immense population, essentiellement industrielle et pacifique, gouvernée, sous la prépondérance d'un chef unique, par une classe régulièrement émanée de la masse de la population au moyen d'un système bien organisé d'examens, par conséquent sans aristocratie héréditaire. Cette classe des lettrés a graduellement établi un vaste système d'administration sous la direction de laquelle vit une population de 400 millions d'hommes. Enfin cette société, après de longs efforts, s'est finalement agrégé les populations environnantes, moins avancées, qui avaient été jusque-là pour elle une cause continuelle de troubles, de manière à réduire finalement l'armée à sa fonction normale de gendarmerie.

C'est cette immense société que les contacts anarchiques de l'Occident tendent à troubler et à opprimer. Mais avant d'établir la politique vraiment rationnelle qui doit finalement prévaloir en Occident à cet égard, j'apprécierai Confucius, le type le plus systématique de cette grande civilisation […]

 Nous voyons Confucius, perfectionnant la civilisation fétichique et astrolâtrique d'où il émane, emprunter pour sa systématisation politique et morale, aux lois du ciel et de la terre, un type d'ordre et de régularité, qu'il cherche à réaliser dans la vie humaine par la prépondérance habituelle de la sociabilité sur la personnalité, qui seule peut réaliser dans l'ordre humain le type de régularité fourni par l'observation du monde extérieur.

Appréciation positiviste de Confucius

 En définitive, nous pouvons résumer sommairement l'œuvre de Confucius, et l'appréciation de son caractère et de son rôle.

Nous voyons d'abord un grand philosophe s'appuyant, pour produire une immense évolution morale et sociale, sur l'ensemble des antécédents et des traditions, et s'y appuyant réellement ; il ne s'agit pas ici de ces hypothèses arbitraires par lesquelles le Christianisme s'est construit une tradition artificielle, faute de pouvoir représenter réellement, par une théorie vraiment scientifique, les antécédents d'où il est vraiment émané. Ici c'est un philosophe qui s'appuie réellement et sincèrement sur la série des antécédents de la civilisation chinoise, et qui poursuit 'le développement systématique de cette civilisation. C'est là un type vraiment normal, et tout à fait conforme au véritable esprit scientifique, qui appuie toujours ses constructions actuelles sur les constructions antérieures. Sous l'impulsion chrétienne et révolutionnaire, les Occidentaux, dans les spéculations morales et sociales, ont développé au contraire une disposition à la fois irrationnelle et immorale à méconnaître complètement la continuité sociale.

Confucius prend son point de départ dans le Fétichisme astrolâtrique, base de la civilisation chinoise. Tout en acceptant le Fétichisme astrolâtrique, et respectant profondément le culte construit sur cette base, il commence à opérer dans ce fétichisme une transformation qui se réalisera pleinement parmi les plus distingués de ses successeurs. Il commence à opérer en effet la distinction entre l'activité et la vie. Le Fétichisme considère tous les êtres non seulement comme actifs (ce qui est parfaitement scientifique), mais aussi comme vivants, ce qui n'est vrai que pour un certain nombre d'entre eux.

Chez Confucius on voit déjà nettement apparaître qu'il s'agit bien plus des lois du ciel et de la terre que des volontés de ces deux êtres prépondérants, de telle sorte que, quoique le commandement soit conçu comme un mandat du ciel, ce mandat tend à représenter, au lieu de la volonté céleste, la fatalité qui résulte de lois régulières […]

Tel est l'ensemble très général de cette construction morale. Elle est, comme on voit, complètement dégagée de toute préoccupation surnaturelle. Et j'ai déjà expliqué, dans ma première leçon, comment cela tenait à l'absence d'esprit théologique et à la prépondérance continue du régime féticho-astrolâtrique.

A propos de cette absence complète de croyances surnaturelles, un esprit vraiment distingué, M. Abel Rémusat, affirme que la morale de Confucius manque de sanction. On s'explique difficilement comment un tel esprit a pu se laisser dominer par les préjugés théologico-métaphysiques, au point de ne pas comprendre que cette prétendue absence de sanction constitue à la fois la réalité et la noblesse de la morale de Confucius. Car le manque de sanction surnaturelle, qui est toujours essentiellement personnelle, fait ressortir chez Confucius l'admission formelle de l'existence spontanée des sentiments bienveillants. Confucius reconnaît la moralité spontanée de la nature humaine. La sanction est précisément dans le bonheur de faire le bien pour le bien, dans cet état enfin de pleine unité que poursuit comme idéal le véritable sage, sous l'impulsion d'une ardente sociabilité, éclairée par une haute raison. — Les conceptions théologico-métaphysiques ont tendu à dégrader' sous ce rapport la vraie notion de la nature humaine, depuis surtout que les inconvénients de la doctrine ne sont plus contre-balancés par la sagesse du sacerdoce.

Enfin, politiquement, le développement graduel de la réformation de Confucius a eu pour résultat de donner à la classe modificatrice de la civilisation chinoise une solide constitution, qui a assuré et perfectionné son action, dont l'influence dure encore et a été constamment croissante, sur la société correspondante.

Tel est l'ensemble de cette grande existence, systématiquement et activement vouée à la réalisation d'une noble réformation sociale.

Cf. aussi, Eric Sartori, les Positivistes et le Chine, Monde chinois/2014/4 (N° 40)



[1] Soit le pouvoir spirituel.

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