Introduction ou la définition d’une histoire et d’une
politique positive :
L’histoire comme une science d’observation ;
la politique comme science appliquée de l‘histoire.
La reprise d’une citation d’Auguste Comte sous une forme un peu différente : «
le peuple ne sait pas ce qu’il lui faut, mais il sait parfaitement ce qu’il
veut et personne ne doit s’aviser de le vouloir pour lui »
Ce texte peut aussi apparaître comme un commentaire de
cette citation d’Auguste Comte : « La recherche absolue du meilleur
gouvernement possible, abstraction faite de l état de la civilisation, est
évidemment tout à fait du même ordre que celle d’un traitement général
applicable à toutes les maladies et à tous les tempéraments »
« En
1849, ayant vingt et un ans, j’étais électeur et fort embarrassé ; car j’avais
à nommer quinze ou vingt députés, et de plus, selon l’usage français, je devais
non seulement choisir des hommes, mais opter entre des théories. On me proposait d’être royaliste ou
républicain, démocrate ou conservateur, socialiste ou bonapartiste : je n’étais
rien de tout cela, ni même rien du tout, et parfois j’enviais tant de gens
convaincus qui avaient le bonheur d’être quelque chose. Après avoir écouté
les diverses doctrines, je reconnus qu’il y avait sans doute une lacune dans
mon esprit. Des motifs valables pour d’autres ne l’étaient pas pour moi ;
je ne pouvais comprendre qu’en
politique on pût se décider d’après ses préférences. Mes gens affirmatifs construisaient
une constitution comme une maison, d’après le plan le plus beau, le plus neuf
ou le plus simple, et il y en avait plusieurs à l’étude, hôtel de marquis,
maison de bourgeois, logement d’ouvriers, caserne de militaires, phalanstère
de communistes, et même campement de sauvages. Chacun disait de son
modèle : « Voilà la vraie demeure de l’homme, la seule qu’un homme de
sens puisse habiter ». À mon sens l’argument était faible :
des goûts personnels ne me semblaient pas des autorités. Il me paraissait qu’une
maison ne doit pas être construite pour l’architecte, ni pour elle-même, mais
pour le propriétaire qui va s’y loger.
—
Demander l’avis du propriétaire, soumettre au peuple français les plans de sa future
habitation, c’était trop visiblement parade ou duperie : en pareil cas, la
question fait toujours la réponse, et d’ailleurs, cette réponse eût-elle été
libre, la France n’était guère plus en état que moi de la donner : dix millions
d’ignorances ne font pas un savoir. Un
peuple consulté peut à la rigueur dire la forme de gouvernement qui lui plaît,
mais non celle dont il a besoin ; il ne le saura qu’à l’usage :
il lui faut du temps pour vérifier si sa maison politique est commode, solide,
capable de résister aux intempéries, appropriée à ses mœurs, à ses occupations,
à son caractère, à ses singularités, à ses brusqueries. Or, à l’épreuve, nous n’avons
jamais été contents de la nôtre : treize fois en quatre-vingts ans, nous l’avons
démolie pour la refaire, et nous avons eu beau la refaire, nous n’avons pas
encore trouvé celle qui nous convient. Si d’autres peuples ont été plus heureux,
si, à l’étranger, plusieurs habitations politiques sont solides et subsistent
indéfiniment, c’est qu’elles ont été construites d’une façon particulière,
autour d’un noyau primitif et massif, en s’appuyant sur quelque vieil édifice
central plusieurs fois raccommodé, mais toujours conservé, élargi par degrés,
approprié par tâtonnements et rallonges aux besoins des habitants. Nulle d’entre
elles n’a été bâtie d’un seul coup, sur un patron neuf, et d’après les seules
mesures de la raison. Peut-être faut-il admettre qu’il n’y a pas d’autre moyen
de construire à demeure, et que l’invention subite d’une constitution nouvelle,
appropriée, durable, est une entreprise qui surpasse les forces de l’esprit
humain.
En tout cas, je concluais que, si jamais
nous découvrons celle qu’il nous faut, ce ne sera point par les procédés en
vogue. En effet, il s’agit de la découvrir, si elle existe, et non de la
mettre aux voix. À cet égard, nos préférences seraient vaines ; d’avance
la nature et l’histoire ont choisi pour nous ; c’est à nous de
nous accommoder à elles, car il est sûr qu’elles ne s’accommoderont pas à nous.
La forme sociale et politique dans laquelle un peuple peut entrer et rester n’est
pas livrée à son arbitraire, mais déterminée par son caractère et son passé. Il
faut que, jusque dans ses moindres traits, elle se moule sur les traits vivants
auxquels on l’applique ; sinon elle crèvera et tombera en morceaux. C’est
pourquoi, si nous parvenons à trouver la nôtre, ce ne sera qu’en nous étudiant
nous-mêmes, et plus nous saurons précisément ce que nous sommes, plus nous
démêlerons sûrement ce qui nous convient. On doit donc renverser les méthodes
ordinaires et se figurer la nation avant de rédiger la constitution. Sans
doute, la première opération est beaucoup plus longue et plus difficile que la
seconde. Que de temps, que d’études, que d’observations rectifiées l’une par l’autre,
que de recherches dans le présent et dans le passé, sur tous les domaines de la
pensée et de l’action, quel travail multiplié et séculaire, pour acquérir l’idée
exacte et complète d’un grand peuple qui a vécu âge de peuple et qui vit
encore ! Mais c’est le seul moyen de ne pas construire à faux après avoir
raisonné à vide, et je me promis que, pour moi du moins, si j’entreprenais un
jour de chercher une opinion politique, ce ne serait qu’après avoir étudié la
France.
Qu’est-ce
que la France contemporaine ? Pour répondre à cette question, il faut
savoir comment cette France s’est faite, ou, ce qui vaut mieux encore,
assister en spectateur à sa formation. À la fin du siècle dernier,
pareille à un insecte qui mue, elle subit une métamorphose.. Son ancienne
organisation se dissout ; elle en déchire elle-même les plus précieux
tissus et tombe en des convulsions qui semblent mortelles. Puis, après des
tiraillements multipliés et une léthargie pénible, elle se redresse. Mais son
organisation n’est plus la même : par un sourd travail intérieur, un
nouvel être s’est substitué à l’ancien. En 1808, tous ses grands traits sont
arrêtés et définitifs : départements, arrondissements, cantons et
communes, rien n’a changé depuis dans ses divisions et sutures
extérieures : Concordat, Code, Tribunaux, Université, Institut, Préfets,
Conseil d’État, impôts, percepteurs, Cour des Comptes, administration uniforme
et centralisée, ses principaux organes sont encore les mêmes […]
Ancien Régime,
Révolution, Régime nouveau, je vais tâcher de décrire ces trois états avec
exactitude. J’ose déclarer ici que je n’ai point d’autre but ; on permettra à un historien d’agir en
naturaliste. J’étais devant mon sujet comme devant la métamorphose d’un insecte.
D’ailleurs, l’événement par lui-même est si intéressant, qu’il vaut la peine
d’être observé pour lui seul, et l’on n’a pas besoin d’effort pour exclure les
arrière-pensées. Dégagée de tout parti pris, la curiosité devient scientifique
et se porte tout entière vers les forces intimes qui conduisent l’étonnante
opération. Ces forces sont la situation, les passions, les idées, les volontés
de chaque groupe, et nous pouvons les démêler, presque les mesurer. Elles sont
sous nos yeux ; nous n’en sommes pas réduits aux conjectures, aux div-nations
douteuses, aux indications vagues. Par un bonheur singulier, nous apercevons
les hommes eux-mêmes, leurs dehors et leur dedans. Les Français de l’Ancien
Régime sont encore tout près de nos regards. Chacun de nous, dans sa jeunesse,
a pu fréquenter quelques-uns des survivants de ce monde évanoui […]
Grâce à
l’obligeance de M. Maury et aux précieuses indications de M. Boutaric, j’ai pu
dépouiller une multitude de documents manuscrits, la correspondance d’un grand
nombre d’intendants, directeurs des aides, fermiers généraux, magistrats,
employés et particuliers, de toute espèce et de tout degré pendant les trente
dernières années de l’Ancien Régime, les Rapports et Mémoires sur les diverses
parties de la maison du roi, les procès-verbaux et cahiers des États généraux
en cent soixante-seize volumes, la correspondance des commandants militaires en
1789 et 1790, les lettres, mémoires et statistiques détaillées contenus dans
les cent cartons du Comité ecclésiastique, la correspondance en
quatre-vingt-quatorze liasses des administrations de département et de
municipalité avec les ministres de 1790 à 1799, les rapports des conseillers
d’État en mission à la fin de 1801, la correspondance des préfets sous le Consulat,
sous l’Empire et sous la Restauration jusqu’en 1825, quantité d’autres pièces
si instructives et si inconnues, qu’en vérité l’histoire de la Révolution
semble encore inédite […]
Il n’y a qu’eux pour nous faire voir en détail et de près la condition des
hommes, l’intérieur d’un presbytère, d’un couvent, d’un conseil de ville, le salaire
d’un ouvrier, le produit d’un champ, les impositions d’un paysan, le métier
d’un collecteur, les dépenses d’un seigneur ou d’un prélat, le budget, le train
et le cérémonial d’une cour. Grâce à eux, nous pouvons donner des chiffres
précis, savoir, heure par heure, l’emploi d’une journée, bien mieux, dire le
menu d’un grand dîner, recomposer une toilette d’apparat. Nous avons encore,
piqués sur le papier et classés par dates, les échantillons des robes que la
reine Marie-Antoinette a portées et, d’autre part, nous pouvons nous figurer
l’habillement d’un paysan, décrire son pain, nommer les farines dont il le
composait, marquer en sous et deniers ce que lui en coûtait une livre. Avec de telles ressources, on devient
presque le contemporain des hommes dont on fait l’histoire, et plus d’une fois,
aux Archives, en suivant sur le papier jauni leurs vieilles écritures, j’étais
tenté de leur parler tout haut.
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