Malgré la persistance des privilèges insupportables, qui ne sont plus justifiés,
la noblesse aurait pu trouver un nouveau rôle ( Taine reprend ici une
considération d’Auguste Comte : En Angleterre et aux Pays-Bas, le système
féodal s’effondre en laissant la suprématie à l’aristocratie, « qui place la
royauté sous une tutelle de plus en plus affectueuse » ; en France, la royauté
« manifeste sa prédilection pour une noblesse complètement asservie ». En
Angleterre, en Hollande, dans les Pays Nordiques, l’aristocratie et la
bourgeoisie s’allient contre les rois, au pouvoir de plus en plus symbolique.
En France, la royauté et la bourgeoisie s’allient pour réduire les aristocrates
à l’état de courtisans. La conséquence logique d’une noblesse qui ne joue plus
son rôle ancien et qui ne peut jouer un rôle nouveau, c’est sa disparition). L'autre conséquence sera la jacobinisme par lequel une fraction du peuple reprend la tradition centralisatrice monarchiste en éliminant les pouvoirs locaux.
"Intacte de l’autre côté du Rhin,
presque ruinée en France, la bâtisse féodale laisse partout apercevoir le même
plan. En certains endroits mieux abrités ou moins assaillis, elle a gardé tous
ses anciens dehors. À Cahors, l’évêque-comte de la ville a le droit, quand il
officie solennellement, « de faire mettre sur l’autel le casque, la cuirasse,
les gantelets et l’épée ». À Besançon,
l’archevêque-prince a six grands officiers qui doivent lui faire hommage de
leurs fiefs, assister à son intronisation et à ses obsèques. À Mende , l’évêque, seigneur suzerain du Gévaudan
depuis le onzième siècle, choisit les conseils, les juges ordinaires et
d’appel, les commissaires et syndics du pays », dispose de toutes les places «
municipales et judiciaires », et, prié de venir à l’assemblée des trois ordres
de la province, « p.22 répond que sa place, ses possessions et son rang le
mettant au-dessus de tous les particuliers de son diocèse, il ne peut être
présidé par personne, qu’étant seigneur suzerain de toutes les terres et
particulièrement des baronnies, il ne peut céder le pas à ses vassaux et
arrière-vassaux », bref qu’il est roi ou peu s’en faut dans sa province. À
Remiremont, le chapitre noble des chanoinesses a « la basse, haute et moyenne
justice dans cinquante-deux bans de seigneuries », présente à soixante-quinze
cures, confère dix canonicats mâles, nomme dans la ville les officiers
municipaux, outre cela trois tribunaux de première instance et d’appel et
partout les officiers de gruerie. Trente-deux évêques, sans compter les
chapitres, sont ainsi seigneurs temporels, en tout ou en partie, de leur ville
épiscopale, parfois du district environnant, parfois, comme l’évêque de
Saint-Claude, de tout le pays. Ici la tour féodale a été préservée. – Ailleurs
elle est recrépie à neuf, notamment dans les apanages. Dans ces domaines qui
comprennent plus de douze de nos départements, les princes du sang nomment aux
offices de judicature et aux bénéfices. Substitués au roi, ils ont ses droits
utiles et honorifiques. Ce sont presque
des rois délégués et à vie ; car ils touchent, non seulement tout ce que le roi
toucherait comme seigneur, mais encore une portion de ce qu’il toucherait comme
monarque . Par exemple la maison
d’Orléans perçoit les aides, c’est-à-dire les droits sur les boissons, sur les
ouvrages d’or et d’argent, sur la fabrication du fer, sur les aciers, sur les
cartes, le papier et l’amidon, bref tout le montant d’un des plus lourds impôts
indirects. Rien d’étonnant, si, rapprochés de la condition souveraine, ils ont,
comme les souverains, un conseil, un chancelier, une dette constituée, une
cour , un cérémonial domestique, et si
l’édifice féodal revêt entre leurs mains le décor luxueux et compassé qu’il a
pris aux mains du roi […]
Encore un trait pour achever de
le peindre. Ce chef d’État, propriétaire des hommes et du sol, était jadis un
cultivateur résidant sur sa métairie propre au milieu d’autres métairies
sujettes, et, à ce titre, il se réservait des avantages d’exploitation dont il
a conservé plusieurs. Tel est le droit de banvin, encore très répandu, et qui
est le privilège pour lui de vendre son vin, à l’exclusion de tout autre,
pendant les trente ou quarante jours qui suivent la récolte. Tel est, en
Touraine, le droit de préage, c’est-à-dire la faculté pour lui d’envoyer ses
chevaux, vaches et bœufs « paître à garde faite dans les prés de ses sujets ». Tel est enfin le monopole du grand
colombier à pied, d’où ses pigeons par milliers vont pâturer en tout temps et
sur toutes les terres, sans que personne puisse les tuer ni les prendre. — Par
une autre suite de la même qualité, il perçoit des redevances sur tous les
biens que jadis il a donnés à bail perpétuel, et, sous les noms de cens,
censives, carpot, champart, agrier, terrage, parcière, ces perceptions en
argent ou en nature sont aussi diverses que les situations, les accidents, les
transactions locales ont pu l’être. Dans le Bourbonnais, il a le quart de la
récolte ; dans le Berry, douze gerbes sur cent. Parfois son débiteur ou
locataire est une communauté : un député à l’Assemblée nationale avait un fief
de deux cents pièces de vin sur trois mille propriétés particulières . Ailleurs, par le retrait censuel, il peut «
garder pour son compte toute propriété vendue, à charge de rembourser
l’acquéreur, mais en prélevant à son profit le droit des lods et ventes ». —
Remarquez enfin que tous ces assujettissements de la propriété forment, pour le
seigneur, une créance privilégiée tant sur les fruits que sur le prix du fonds,
et, pour les censitaires, une dette imprescriptible, indivisible, irrachetable.
— Voilà les droits féodaux : pour
nous les représenter par une vue d’ensemble, figurons-nous toujours le comte,
l’évêque ou l’abbé du dixième siècle, souverain et propriétaire de son canton. La forme dans laquelle s’enserre alors la
société humaine est construite sous les exigences du danger incessant et
proche, en vue de la défense locale, par la subordination de tous les intérêts
au besoin de vivre, de façon à sauvegarder le sol en attachant au sol, par la
propriété et la jouissance, une troupe de braves sous un brave chef. Le péril
s’est évanoui, la construction s’est délabrée. Moyennant argent, les
seigneurs ont permis au paysan économe et tenace d’en arracher beaucoup de
pierres. Par contrainte, ils ont souffert que le roi s’en appropriât la portion
publique. Reste l’assise primitive, la
structure ancienne de la propriété, la terre enchaînée ou épuisée pour le
maintien d’un moule social qui s’est dissous, bref un ordre de privilèges et de
sujétions dont la cause et l’objet ont disparu […]
Cela ne suffit par pour que cet ordre soit nuisible ou même inutile. En
effet, le chef local qui ne remplit plus son ancien office peut remplir en
échange un office nouveau. Institué pour la guerre quand la vie était
militante, il peut servir dans la paix quand le régime est pacifique, et
l’avantage est grand pour la nation en qui cette transformation s’accomplit ;
car, gardant ses chefs, elle est dispensée de l’opération incertaine et
redoutable qui consiste à s’en créer d’autres. Rien de plus difficile à fonder
que le gouvernement, j’entends le gouvernement stable : il consiste dans le
commandement de quelques-uns et dans l’obéissance de tous, chose contre nature.
En fait d’histoire, il vaut mieux continuer que recommencer(…]
Les anciens chefs sont là, dans chaque canton, visibles, acceptés
d’avance ; on les reconnaît à leur nom, à leur titre, à leur fortune, à
leur genre de vie, et la déférence est toute prête pour leur autorité. Cette
autorité, le plus souvent ils la méritent ; nés et élevés pour l’exercer, ils
trouvent dans la tradition, dans l’exemple et dans l’orgueil de famille des
cordiaux puissants qui nourrissent en eux l’esprit public ; il y a chance pour
qu’ils comprennent les devoirs dont leur prérogative les charge. — Tel est le renouvellement que comporte le
régime féodal. L’ancien chef peut encore autoriser sa prééminence par ses
services, et rester populaire sans cesser d’être privilégié. Jadis capitaine du
district et gendarme en permanence, il doit devenir propriétaire résidant et
bienfaisant, promoteur volontaire de toutes les entreprises utiles, tuteur
obligé des pauvres, administrateur et juge gratuit du canton, député sans
traitement auprès du roi, c’est-à-dire conducteur et protecteur comme
autrefois, par un patronage nouveau accommodé aux circonstances nouvelles.
Magistrat local, représentant au centre, voilà ses deux fonctions principales,
et, si l’on regarde au delà de la France, on découvre qu’il remplit l’une ou
l’autre, ou toutes les deux.
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