Ou comment la royauté eût
pu être sauvée ( et la Révolution évitée) en « trouvant un emploi moderne
au chef féodal ». Rôle utile, protecteur et bienfaisant de la noblesse résidente, progressivement
minée par la centralisation administrative de la royauté- « Depuis Louis XIV, tout a ployé sous les
commis. »
Là encore fortes résonnances positivistes sur
le fait que la noblesse féodale a
abandonné un rôle qui n’a pas été repris par le patriciat industriel : « La société industrielle s’est trouvée, chez les modernes, radicalement
dépourvue de toute morale systématique, destinée à une sage régulation pratique
des divers rapports élémentaires qui en constituent l’existence journalière [...].
Il semble convenu que chacun doit être uniquement préoccupé de son intérêt
personnel, sans se regarder comme coopérant à une véritable fonction publique »
(CPP, 56ème leçon). et
sur la critique de la centralisation royale qui ne pouvait mener qu’au
despotisme, d’abord royal puis révolutionnaire.
Voilà comment les
vieilles hiérarchies se maintiennent : il faut et il suffit qu’elles
changent en cadre civil leur cadre militaire, et trouvent un emploi moderne au chef féodal.
Lorsqu’on remonte
un peu plus haut dans notre histoire, on y rencontre çà et là de pareils nobles.
Tel était le duc de Saint-Simon, père de l’écrivain, vrai souverain dans son
gouvernement de Blaye, respecté du roi lui-même. Tel fut le grand-père de
Mirabeau, dans son château de Mirabeau en Provence, le plus hautain, le plus
absolu, le plus intraitable des hommes, « exigeant que les officiers qu’il
présente pour son régiment soient agréés du roi et des ministres », ne
souffrant les inspecteurs de revue que pour la forme, mais héroïque, généreux,
dévoué, distribuant la pension qu’on lui offre à six capitaines blessés sous
ses ordres, s’entremettant pour les pauvres plaideurs de la montagne, chassant
de sa terre les procureurs ambulants qui viennent y apporter leur chicane, « protecteur
naturel des hommes », jusque contre les ministres et contre le roi. Des
gardes du tabac ayant fait une descente chez son curé, il les poursuivit à
cheval si rudement qu’ils se sauvèrent à grand’peine en guéant la Durance, et
là-dessus « il écrivit pour demander la révocation de tous les chefs,
assurant que sans cela tous les employés des aides iraient dans le Rhône ou
dans la mer ; il y en eut de révoqués, et le directeur du tripot vint
lui-même lui faire satisfaction ». Voyant son canton stérile et ses colons
paresseux, il les enrégimente, hommes, femmes, enfants, et, par les plus
mauvais temps, lui-même à leur tête, avec ses vingt-sept blessures, le col
soutenu par une pièce d’argent, il les fait travailler en les payant, défricher
des terres qu’il leur donne à bail pour cent ans, enclore d’énormes murs et
planter d’oliviers une montagne de roches. « Nul n’eût pu, sous aucun
prétexte, se dispenser de travailler qu’il ne fût malade, et en ce cas secouru,
ou occupé à travailler sur son propre bien, article sur lequel mon père ne se
laissait pas tromper, et nul ne l’eût osé. » Ce sont là les derniers
troncs de la vieille souche, noueux, sauvages, mais capables de fournir des
abris. On en trouverait encore quelques-uns dans les cantons reculés, en
Bretagne, en Auvergne, vrais commandants de district, et je suis sûr qu’au
besoin leurs paysans les suivront autant par respect que par crainte. La force
du cœur et du corps donne l’ascendant qu’elle justifie, et la surabondance de
sève, qui commence par des violences, finit par des bienfaits […]
Leur situation qui leur laisse les droits
sans les services-
En Bretagne, près
de Tréguier et de Lannion, dit le bailli de Mirabeau , « tout l’état-major
de la garde-côte est composé de gens de qualité et de races de mille ans. Je n’en
ai pas encore vu un s’échauffer contre un soldat-paysan, et j’ai vu en même
temps un air de respect filial de la part de ces derniers... C’est le paradis
terrestre pour les mœurs, la simplicité, la vraie grandeur patriarcale :
des paysans dont l’attitude devant les seigneurs est celle d’un fils tendre
devant son père, des seigneurs qui ne parlent à ces paysans dans leur langage
grossier et rude que d’un air bon et riant ; on voit un amour réciproque
entre les maîtres et les serviteurs ». – Plus au sud, dans le Bocage, pays
tout agricole et sans routes, où les dames voyagent à cheval et dans des
voitures à bœufs, où le seigneur n’a pas de fermiers, mais vingt-cinq à trente
petits métayers avec lesquels il partage, la primauté des grands ne fait point
de peine aux petits. On vit bien
ensemble, quand on vit ensemble depuis la naissance jusqu’à la mort,
familièrement, avec les mêmes intérêts, les mêmes occupations et les mêmes
plaisirs : tels des soldats avec leurs officiers, en campagne, sous la
tente, subordonnés quoique camarades, sans que la familiarité nuise au respect.
« Le seigneur les visite souvent dans leurs métairies, cause avec eux de
leurs affaires, du soin de leur bétail, prend part à des accidents et à des malheurs
qui lui portent aussi préjudice. Il va aux noces de leurs enfans et boit avec
les convives. Le dimanche on danse dans la cour du château, et les dames se
mettent de la partie » Quand il chasse le loup et le sanglier, le
curé en fait l’annonce au prône ; les paysans avec leur fusil viennent
joyeusement au rendez-vous, trouvent le seigneur qui les poste, observent
strictement la consigne qu’il leur donne : voilà des soldats et un
capitaine tout préparés. Un peu plus tard et d’eux-mêmes, ils vont le choisir
pour commandant de la garde nationale, pour maire de la commune, pour chef de l’insurrection,
et, en 1792, les tireurs de la paroisse marcheront sous lui contre les bleus,
comme aujourd’hui contre le loup. — Tels sont les derniers restes du bon esprit
féodal, semblables aux sommets épars d’un continent submergé. Avant Louis XIV,
le spectacle était pareil dans toute la France. « La noblesse campagnarde d’autrefois,
dit le marquis de Mirabeau, buvait trop longtemps, dormait sur de vieux
fauteuils ou grabats, montait à cheval, allait à la chasse de grand matin, se
rassemblait à la Saint-Hubert et ne se quittait qu’après l’octave de la
Saint-Martin... Cette noblesse menait une vie gaie et dure, volontairement,
coûtait peu de chose à l’État, et lui produisait plus par sa résidence et son
fumier que nous ne lui valons aujourd’hui par notre goût, nos recherches, nos
coliques et nos vapeurs... On sait à quel point était l’habitude, et, pour
ainsi dire, la manie des présents continuels que les habitants faisaient à
leurs seigneurs. J’ai vu de mon temps cette habitude cesser partout et à bon
droit... Les seigneurs ne leur sont plus bons à rien ; il est tout simple qu’ils
en soient oubliés comme ils les oublient... Personne ne connaissant plus le
seigneur dans ses terres, tout le monde le pille, et c’est bien fait . »
Partout, sauf en des coins écartés, l’affection, l’union des deux classes a
disparu ; le berger s’est séparé du troupeau, et les pasteurs du peuple
ont fini par être considérés comme ses parasites […]Je suis persuadé que, sauf
des hobereaux écartés, chasseurs et buveurs, emportés par le besoin d’exercice
corporel et confinés par leur rusticité dans la vie animale, la plupart des
seigneurs résidents ressemblaient, d’intention ou de fait, aux gentilshommes
que, dans ses contes moraux, Marmontel mettait alors en scène ; car la mode les
poussait de ce côté, et toujours en France on suit la mode. Leur caractère n’a
rien de féodal ; ce sont des gens « sensibles », doux, très polis, assez
lettrés, amateurs de phrases générales, et qui s’émeuvent aisément, vivement,
volontiers, comme cet aimable raisonneur le marquis de Ferrières, ancien
chevau-léger, député de Saumur à l’Assemblée nationale, auteur d’un écrit sur
le Théisme, d’un roman moral, de mémoires bienveillants et sans grande portée ;
rien de plus éloigné de l’ancien tempérament âpre et despotique. Ils voudraient
bien soulager le peuple, et chez eux ils l’épargnent autant qu’ils peuvent . On
les trouve nuisibles sans qu’ils soient méchants ; le mal vient de leur
situation, non de leur caractère. En effet, c’est leur situation qui, leur
laissant les droits sans les services, leur interdit les offices publics,
l’influence utile, le patronage effectif par lesquels ils pourraient justifier
leurs avantages et s’attacher leurs paysans.
Depuis Louis XIV, tout a ployé sous les
commis
Mais
sur ce terrain le gouvernement central a pris leur place. Depuis longtemps, ils
sont bien faibles contre l’intendant, bien impuissants
à protéger leur paroisse. Vingt gentilshommes ne peuvent se réunir et délibérer
sans une permission expresse du roi . Si
ceux de Franche-Comté viennent une fois l’an dîner ensemble et entendre une
messe, c’est par tolérance, et encore cette innocente confrérie ne doit
s’assembler qu’en présence de l’intendant. — Séparé de ses égaux, le seigneur
est encore séparé de ses inférieurs. L’administration du village ne le regarde
pas, il n’en a pas même la surveillance : répartir l’impôt et le contingent de
la milice, réparer l’église, rassembler et présider l’assemblée de la paroisse,
faire des routes, établir des ateliers de charité, tout cela est l’affaire de
l’intendant ou des officiers communaux que l’intendant nomme ou dirige . Sauf par son droit de justice si écourté,
le seigneur est oisif en matière publique
. Si, par hasard, il voulait intervenir à titre officieux, réclamer pour
la communauté, les bureaux le feraient taire bien vite. Depuis Louis XIV, tout a ployé sous les commis ; toute la
législation et toute la pratique administrative ont opéré contre le seigneur
local pour lui ôter ses fonctions efficaces et le confiner dans son titre nu.
Par cette disjonction des fonctions et du titre, il est devenu d’autant plus
fier qu’il devenait moins utile. Son amour-propre, n’ayant plus la grande
pâture, se rabat sur la petite ; désormais il recherche les distinctions, non
l’influence, et songe à primer, non à gouverner.
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