Comment les jacobins remportent
les élections ; L’énergie des fanatiques, les expédients des scélérats ;
selon la règle jacobine, c’est toujours le plus violent qui gagne. Fanatisme et
pulsion de mort. La loi impraticable et la loi intolérante ; les adversaires
empêchés de faire campagne
Une majorité désarmée face à une
minorité armée
– En toute lutte politique, il est
des actions interdites ; du moins,
la majorité, pour peu qu’elle soit honnête et sensée, se les interdit. Elle
répugne à violer la loi ; car une seule loi violée provoque à violer toutes
les autres. Elle répugne à renverser le gouvernement établi ; car tout
interrègne est un retour à l’état sauvage. Elle répugne à lancer l’émeute
populaire ; car c’est livrer la puissance publique à la déraison des passions
brutes. Elle répugne à faire du gouvernement une machine de confiscations et de
meurtres ; car elle lui assigne comme emploi naturel la protection des
propriétés et des vies. C’est pourquoi, en face du Jacobin qui se permet tout
cela, elle est comme un homme sans armes aux prises avec un homme armé . Par
principe, les Jacobins font fi de la loi, puisque la seule loi pour eux est
l’arbitraire du peuple. Ils marchent sans hésitation contre le gouvernement,
puisque le gouvernement pour eux est un commis que le peuple a toujours le
droit de mettre à la porte. L’insurrection leur agrée, car par elle le peuple
rentre dans sa souveraineté inaliénable. La dictature leur convient, car par
elle le peuple rentre dans sa souveraineté illimitée. D’ailleurs, comme les
casuistes, ils admettent que le but justifie les moyens . « Périssent les colonies plutôt qu’un
principe ! » disait l’un d’eux à la Constituante. « Le jour où je serai
convaincu, écrit Saint-Just, qu’il est impossible de donner au peuple français
des mœurs douces, énergiques, sensibles, inexorables à la tyrannie et à
l’injustice, je me poignarderai. » Et, en attendant, il guillotine les autres.
« Nous ferons un cimetière de la France,
disait Carrier, plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière . » Toujours, pour s’emparer du gouvernail,
ils sont prêts à couler le navire. Dès le commencement ils ont lâché contre la
société l’émeute des rues et la jacquerie des campagnes, les prostituées et les
brigands, les bêtes immondes et les bêtes féroces. Pendant tout le cours de la
lutte, ils exploitent les passions les plus destructives et les plus
grossières, l’aveuglement, la crédulité et les fureurs de la foule affolée par
la disette, par la peur des bandits, par des bruits de conspiration, par des
menaces d’invasion. Enfin, arrivés au pouvoir par le bouleversement, ils s’y
maintiennent par la terreur et les supplices. – Une volonté tendue à l’extrême
et nul frein pour la contenir, une
croyance inébranlable en son droit et un mépris parfait pour les droits
d’autrui, l’énergie d’un fanatique et les expédients d’un scélérat : avec
ces deux forces, une minorité peut dompter la majorité. Cela est si vrai, que, dans la faction elle-même, la victoire
appartiendra toujours au groupe qui sera le moins nombreux, mais qui aura le
plus de foi et le moins de scrupules. À quatre reprises, de 1789 à 1794,
les joueurs politiques s’asseyent à une table où le pouvoir suprême est
l’enjeu, et quatre fois de suite, Impartiaux, Feuillants, Girondins,
Dantonistes, la majorité perd la partie. C’est que, quatre fois de suite, elle
veut suivre les conventions du jeu ordinaire, à tout le moins ne pas enfreindre
quelque règle universellement admise, ne pas désobéir tout à fait aux
enseignements de l’expérience, ou au texte de la loi, ou aux préceptes de
l’humanité, ou aux suggestions de la pitié. — Au contraire, la minorité a résolu d’avance qu’à tout
prix elle gagnera ; à son avis, c’est son droit ; si les règles s’y opposent,
tant pis pour les règles. Au moment décisif, elle met un pistolet sur le
front de l’adversaire, et, renversant la table, elle empoche les enjeux…
Comment les jacobins gagnent les
élections
Au mois de juin
1791 et pendant les cinq mois qui suivent, les citoyens actifs sont convoqués pour nommer leurs
représentants électifs, et l’on sait que, d’après la loi, il y en a de tout
degré et de toute espèce : d’abord 40 000 électeurs du second degré, et 745
députés ; ensuite la moitié des administrateurs de 83 départements, la moitié
des administrateurs de 544 districts, la moitié des administrateurs de 41 000
communes ; enfin, dans chaque municipalité, le maire et le procureur-syndic ;
dans chaque département, le président du tribunal criminel et l’accusateur
public ; dans toute la France, les officiers de la garde nationale : bref le
personnel presque entier des dépositaires et des agents de l’autorité légale.
Il s’agit de renouveler la garnison de la citadelle publique : c’est la
deuxième et même la troisième fois depuis 1789. — A chaque fois, par petits pelotons, les Jacobins se sont glissés dans
la place ; cette fois, ils y entrent par grosses troupes. À Paris, Pétion
devient maire, Manuel procureur-syndic, Danton substitut de Manuel ;
Robespierre est nommé accusateur criminel. Dès la première semaine, 136
nouveaux députés se sont inscrits sur les registres du club. Dans l’Assemblée,
le parti compte environ 250 membres. Si l’on passe en revue tous les postes de
la forteresse, on peut estimer que les assiégeants en occupent un tiers,
peut-être davantage. Pendant deux ans, avec un instinct sûr, ils ont conduit
leur siège, et l’on assiste au spectacle extraordinaire d’une nation légalement
conquise par une troupe de factieux.
La loi impraticable et la loi intolérante
Au préalable, ils
ont déblayé le terrain, et, par les décrets qu’ils ont arrachés à l’Assemblée
constituante, ils ont écarté du scrutin
la majorité de la majorité. — D’une part, sous prétexte de mieux assurer la
souveraineté du peuple, les élections
ont été si multipliées et si rapprochées, qu’elles demandent à chaque citoyen
actif un sixième de son temps : exigence énorme pour les gens laborieux qui
ont un métier ou des affaires , or telle
est la grosse masse, en tout cas la portion utile et saine de la population.
Ainsi qu’on l’a vu, elle ne vient pas voter et laisse le champ libre aux
désœuvrés ou aux fanatiques. — D’autre part, en vertu de la Constitution, le
serment civique est imposé à tous les électeurs, et il comprend le serment
ecclésiastique ; car, si quelqu’un prête le premier en réservant le second, son
vote est déclaré nul : en novembre, dans le Doubs, les élections municipales de
trente-trois communes sont cassées sous ce seul prétexte . Ainsi, non seulement 40 000 ecclésiastiques
insermentés, mais encore tous les
catholiques scrupuleux perdent leur droit de suffrage, et ils sont de
beaucoup les plus nombreux dans l’Artois, le Doubs et le Jura, dans le Haut et
le Bas-Rhin dans les Deux-Sèvres et la
Vendée, dans la Loire-Inférieure, le Morbihan, le Finistère et les
Côtes-du-Nord, dans la Lozère et l’Ardèche, sans compter les départements du
Midi . Ainsi d’un côté, au moyen de la loi qu’ils ont faite
impraticable, les Jacobins se sont débarrassés d’avance des votes sensés,
et ces votes sont par millions ; de l’autre côté, au moyen de la loi qu’ils ont faite intolérante, ils se sont
débarrassés d’avance des votes catholiques, et ces votes sont par centaines
de mille. Grâce à cette exclusion double, ils ne trouvent plus devant eux,
quand ils entrent dans la lice électorale, que le moindre nombre des électeurs…
La politique de l’émeute
Les Jacobins ont travaillé efficacement
par les innombrables émeutes qu’ils ont excitées ou conduites contre
le roi, les officiers et les commis, contre les nobles et les ecclésiastiques,
contre les marchands de blé et les propriétaires, contre les pouvoirs publics
de toute espèce et de toute origine. Partout les autorités ont été contraintes
de tolérer ou d’excuser le meurtre, le pillage et l’incendie, à tout le moins
l’insurrection et la désobéissance. Depuis deux ans, un maire court risque
d’être pendu lorsqu’il proclame la loi martiale ; un commandant n’est pas sûr
de ses hommes quand il marche pour protéger la perception d’un impôt ; un juge
est insulté et menacé sur son siège s’il condamne les maraudeurs qui dévastent
les forêts de l’État. À chaque instant, le magistrat chargé de faire respecter
la justice est obligé de donner ou de laisser donner une entorse à la justice ;
s’il s’obstine, un coup de main monté par les Jacobins du lieu fait plier son autorité légale sous leur
dictature illégale, et il faut qu’il se résigne à être leur complice ou
leur jouet. Un tel rôle est intolérable pour les gens qui ont du cœur ou de la
conscience. C’est pourquoi, en 1790 et 1791, presque tous les hommes considérés
et considérables qui en 1789 siégeaient aux hôtels de ville ou commandaient les
gardes nationales, gentilshommes de province, chevaliers de Saint-Louis,
anciens parlementaires, haute bourgeoisie, gros propriétaires fonciers,
rentrent dans la vie privée et renoncent aux fonctions publiques, qui ne sont
plus tenables. Au lieu de s’offrir aux suffrages, ils s’y dérobent, et le parti de l’ordre, bien loin de nommer
les magistrats, ne trouve plus même de candidats…
Des adversaires empêchés de faire campagne
Pour engager une
campagne électorale, il faut au préalable s’assembler, conférer, s’entendre, et
la faculté d’association que la loi leur
(NB aux adversires des jacobins) accorde en droit leur est retirée en fait par
leurs adversaires. – Pour commencer
, les Jacobins ont hué et « lapidé » les membres du côté droit qui se
réunissaient au Salon français de la rue Royale, et, selon la règle ordinaire,
le tribunal de police, considérant « que cette assemblée est une occasion de
troubles, qu’elle donne lieu à des attroupements, qu’elle ne peut être protégée
que par des moyens violents », lui a commandé de se dissoudre. – Vers le mois
d’août 1790, une seconde société s’est formée, celle-ci composée des hommes les
plus libéraux et les plus sages. Malouet, le comte de Clermont-Tonnerre sont à
sa tête ; ils prennent le nom d’« Amis
de la Constitution monarchique », et veulent rétablir l’ordre public en
maintenant les réformes acquises. De leur côté, toutes les formalités ont
été remplies ; ils sont déjà 800 à Paris ; les souscriptions affluent dans leur
caisse ; de toutes parts, la province leur envoie des adhésions, et, ce qui est
pis, par des distributions de pain à prix réduit, ils vont peut-être se
concilier le peuple. Voilà un centre d’opinion et d’influence analogue à celui
des Jacobins, et c’est ce que les Jacobins ne peuvent souffrir . M. de Clermont-Tonnerre ayant loué par bail
le Wauxhall d’été, un capitaine de la garde nationale vient avertir le
propriétaire que, s’il livre la salle, les patriotes du Palais-Royal s’y
porteront en corps pour la fermer ; celui-ci, qui craint les dégâts, rompt son
engagement, et la municipalité, qui craint les échauffourées, suspend les
séances. La Société réclame, insiste, et le texte de la loi est si précis, que
l’autorisation officielle est enfin accordée. Aussitôt les orateurs et les
journaux jacobins se déchaînent contre les futurs rivaux qui menacent de leur
disputer l’empire. Le 23 janvier 1791, à l’Assemblée nationale, par une
métaphore qui peut devenir un appel au meurtre, Barnave accuse les membres du nouveau club « de donner au peuple un
pain empoisonné ». Quatre jours après, la maison de M. de Clermont-Tonnerre est
assaillie par des rassemblements armés ; Malouet, qui en sort, est presque
arraché de sa voiture, et l’on crie autour de lui : « Voilà le b... qui a
dénoncé le peuple …! »
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