Ou comment à force d’abstraction,
la raison bornée de l’esprit classique remet en cause les traditions et ce qui
en résultera : la dictature de la raison, au lieu des lumières, les
cachots sombres. Forte influence de Burke et de Comte - ce quoi sert à détruire
(les doctrines métaphysiques) ne peut servir à reconstruire
l’esprit classique n’a que des prises
courtes, une compréhension bornée
Suivre en toute
recherche, avec toute confiance, sans réserve ni précaution, la méthode des
mathématiciens ; extraire, circonscrire, isoler quelques notions très simples
et très générales ; puis, abandonnant l’expérience, les comparer, les combiner,
et, du composé artificiel ainsi obtenu, déduire par le pur raisonnement toutes
les conséquences qu’il enferme : tel est le procédé naturel de l’esprit
classique. Il lui est si bien inné, qu’on le rencontre également dans les deux
siècles, chez Descartes, Malebranche et les partisans des idées pures, comme
chez les partisans de la sensation, du besoin physique, de l’instinct primitif,
Condillac, Rousseau, Helvétius, plus tard Condorcet, Volney, Siéyès, Cabanis et
Destutt de Tracy. Ceux-ci ont beau se dire sectateurs de Bacon et rejeter les
idées innées ; avec un autre point de départ que les cartésiens, ils marchent
dans la même voie, et, comme les cartésiens, après un léger emprunt, ils
laissent là l’expérience. Dans cet énorme monde moral et social, dans cet arbre
humain aux racines et aux branches innombrables, ils détachent l’écorce
visible, une superficie ; ils ne peuvent pénétrer ni saisir au-delà ; leurs
mains ne sauraient contenir davantage. Ils ne soupçonnent pas qu’il y ait rien
de plus ; l’esprit classique n’a que des
prises courtes, une compréhension bornée. Pour eux, l’écorce est l’arbre
entier, et, l’opération faite, ils s’éloignent avec l’épiderme sec et mort,
sans plus jamais revenir au tronc. Par insuffisance d’esprit et par
amour-propre littéraire, ils omettent le détail caractéristique, le fait
vivant, l’exemple circonstancié, le spécimen significatif, probant et complet.
Il n’y en a presque aucun dans la Logique et dans le Traité des sensations de
Condillac, dans l’Idéologie de Destutt de Tracy, dans les Rapports du physique
et du moral de Cabanis . Jamais, avec eux, on n’est sur le terrain palpable et
solide de l’observation personnelle et racontée, mais toujours en l’air, dans
la région vide des généralités pures. Condillac déclare que le procédé de
l’arithmétique convient à la psychologie et qu’on peut démêler les éléments de
notre pensée par une opération analogue « à la règle de trois ». Siéyès a le
plus profond dédain pour l’histoire, et « la politique est pour lui une science
qu’il croit avoir achevée » du premier
coup, par un effort de tête, à la façon de Descartes, qui trouva ainsi la
géométrie analytique…
La raison comme religion
De l’acquis scientifique que l’on a vu, élaboré par l’esprit que l’on vient
de décrire, naquit une doctrine qui parut une révélation et qui, à ce titre,
prétendit au gouvernement des choses humaines. Aux approches de 1789, il est admis qu’on vit « dans le siècle des
lumières », dans « l’âge de la raison », qu’auparavant le genre humain était
dans l’enfance, qu’aujourd’hui il est devenu « majeur ». Enfin la vérité
s’est manifestée et, pour la première fois, on va voir son règne sur la terre.
Son droit est suprême, puisqu’elle est la vérité. Elle doit commander à tous,
car, par nature, elle est universelle. Par
ces deux croyances, la philosophie du dix-huitième siècle ressemble à une
religion, au puritanisme du dix-septième, au mahométisme du septième. Même élan
de foi, d’espérance et d’enthousiasme, même esprit de propagande et de
domination, même raideur et même intolérance, même ambition de refondre l’homme
et de modeler toute la vie humaine d’après un type préconçu. La doctrine nouvelle aura aussi ses
docteurs, ses dogmes, son catéchisme populaire, ses fanatiques, ses
inquisiteurs et ses martyrs. Elle parlera aussi haut que les précédentes,
en souveraine légitime à qui la dictature appartient de naissance, et contre
laquelle toute révolte est un crime ou une folie. Mais elle diffère des précédentes en ce qu’elle s’impose au nom de la
raison, au lieu de s’imposer au nom de Dieu…
La raison contre la tradition :
la tradition n’a plus de titre
Cette volonté elle-même, cette souveraineté du prince, ce premier des
pouvoirs publics, qui l’autorise ? D’abord une possession de huit siècles, un
droit héréditaire semblable à celui par lequel chacun jouit de son domaine et
de son champ, une propriété fixée dans une famille et transmise d’aîné en aîné,
depuis le premier fondateur de l’État jusqu’à son dernier successeur vivant ;
ensuite la religion qui ordonne aux hommes de se soumettre aux pouvoirs
établis. – Cette religion enfin, qui l’autorise ? D’abord une tradition de
dix-huit siècles, la série immense des témoignages antérieurs et concordants,
la croyance continue des soixante générations précédentes ; ensuite, à
l’origine, la présence et les instructions du Christ, puis, au-delà, dès
l’origine du monde, le commandement et la parole de Dieu. — Ainsi, dans tout l’ordre social et moral,
le passé justifie le présent ; l’antiquité sert de titre, et si, au-dessous
de toutes ces assises consolidées par l’âge, on cherche dans les profondeurs
souterraines le dernier roc primordial, on le trouve dans la volonté divine. —
Pendant tout le dix-septième siècle, cette théorie subsiste encore au fond de
toutes les âmes sous forme d’habitude fixe et de respect inné ; on ne la soumet
pas à l’examen. On est devant elle comme devant le cœur vivant de l’organisme
humain ; au moment d’y porter la main, on recule ; on sent vaguement que, si
l’on y touchait, peut-être il cesserait de battre. Les plus indépendants,
Descartes en tête, « seraient bien marris » d’être confondus avec ces
spéculatifs chimériques qui, au lieu de suivre la grande route frayée par
l’usage, se lancent à l’aveugle, en ligne droite, « à travers les montagnes et
les précipices ». Non seulement, quand ils livrent leurs croyances au doute
méthodique, ils exceptent et mettent à part, comme en un sanctuaire, « les
vérités de la foi » ; mais encore le
dogme qu’ils pensent avoir écarté demeure en leur esprit, efficace et latent,
pour les conduire à leur insu, et faire de leur philosophie une préparation ou
une confirmation du christianisme . — En
somme, au dix-septième siècle, ce qui fournit les idées mères, c’est la foi,
c’est la pratique, c’est l’établissement religieux et politique. Qu’elle
l’avoue ou qu’elle l’ignore, la raison n’est qu’un subalterne, un orateur, un
metteur en œuvre, que la religion et la monarchie font travailler à leur
service…
Mais voici que les rôles
s’intervertissent ; du premier rang, la tradition descend au second, et du
second rang, la raison monte au premier. — D’un côté la
religion et la monarchie, par leurs excès et leurs méfaits sous Louis XIV, par
leur relâchement et leur insuffisance sous Louis XV, démolissent pièce à pièce
le fond de vénération héréditaire et d’obéissance filiale qui leur servait de
base et qui les soutenait dans une région supérieure, au-dessus de toute
contestation et de tout examen ; c’est pourquoi, insensiblement, l’autorité de
la tradition décroît et disparaît. De l’autre côté la science, par ses
découvertes grandioses et multipliées, construit pièce à pièce le fond de
confiance et de déférence universelles qui, de l’état de curiosité
intéressante, l’élève au rang de pouvoir public ; ainsi, par degrés, l’autorité
de la raison grandit et prend toute la place. — Il arrive un moment où, la
seconde autorité ayant dépossédé la première, les idées mères que la tradition
se réservait tombent sous les prises de la raison. L’examen pénètre dans le sanctuaire interdit. Au lieu de s’incliner, on
vérifie, et la religion, l’État, la loi, la coutume, bref, tous les organes
de la vie morale et de la vie pratique, vont être soumis à l’analyse pour être
conservés, redressés ou remplacés, selon ce que la nouvelle doctrine aura
prescrit.
La raison armée, Une doctrine
destructrice
Rien de mieux, si la doctrine eût été complète, et si la raison, instruite
par l’histoire, devenue critique, eût été en état de comprendre la rivale
qu’elle remplaçait. Car alors, au lieu de voir en elle une usurpatrice qu’il
fallait expulser, elle eût reconnu en elle une sœur aînée à qui l’on doit
laisser sa part. Le préjugé héréditaire
est une sorte de raison qui s’ignore. Il a ses titres aussi bien que la
raison elle-même ; mais il ne sait pas les retrouver ; à la place des bons, il
en allègue d’apocryphes. Ses archives sont enterrées ; il faut pour les dégager
des recherches dont il n’est pas capable ; elles subsistent pourtant, et
aujourd’hui l’histoire les remet en lumière. – Quand on le considère de près,
on trouve que, comme la science, il a pour source une longue accumulation
d’expériences : les hommes, après une multitude de tâtonnements et d’essais,
ont fini par éprouver que telle façon de vivre ou de penser était la seule
accommodée à leur situation, la plus praticable de toutes, la plus
bienfaisante, et le régime ou dogme qui aujourd’hui nous semble une convention
arbitraire a d’abord été un expédient avéré de salut public. Souvent même il
l’est encore ; à tout le moins, dans ses grands traits, il est indispensable,
et l’on peut dire avec certitude que, si dans une société les principaux
préjugés disparaissaient tout d’un coup, l’homme, privé du legs précieux que
lui a transmis la sagesse des siècles, retomberait subitement à l’état sauvage
et redeviendrait ce qu’il fut d’abord, je veux dire un loup inquiet, affamé,
vagabond et poursuivi.
Par malheur, au dix-huitième siècle, la raison était classique, et les
aptitudes aussi bien que les documents lui manquaient pour comprendre la
tradition. — D’abord on ignorait l’histoire ; l’érudition rebutait parce
qu’elle est ennuyeuse et lourde ; on dédaignait les doctes compilations, les
grands recueils de textes, le lent travail de la critique. Voltaire raillait
les Bénédictins. Pour faire passer son Esprit des lois, Montesquieu faisait de
l’esprit sur les lois…
Faute de voir les âmes, on méconnaissait les institutions ; on ne soupçonnait pas que la vérité n’avait
pu s’exprimer que par la légende, que la justice n’avait pu s’établir que par
la force, que la religion avait dû revêtir la forme sacerdotale, que l’État
avait dû prendre la forme militaire, et que l’édifice gothique avait, aussi
bien qu’un autre, son architecture, ses proportions, son équilibre, sa
solidité, son utilité et même sa beauté. — Par suite encore, faute de
comprendre le passé, on ne comprenait pas le présent. On n’avait aucune idée
juste du paysan, de l’ouvrier, du bourgeois provincial ou même du petit noble
de campagne ; on ne les apercevait que de loin, demi-effacés, tout transformés
par la théorie philosophique et par le brouillard sentimental. « Deux ou trois
mille » gens du monde et lettrés
faisaient le cercle des honnêtes gens et ne sortaient pas de leur cercle. Si
parfois, de leur château et en voyage, ils avaient entrevu le peuple, c’était
en passant, à peu près comme leurs chevaux de poste ou les bestiaux de leurs
fermes, avec compassion sans doute, mais sans deviner ses pensées troubles et
ses instincts obscurs…
Un seul écrivain, Montesquieu, le mieux instruit, le plus sagace et le plus
équilibré de tous les esprits du siècle, démêlait ces vérités, parce qu’il
était à la fois érudit, observateur, historien et jurisconsulte. Mais il
parlait comme un oracle, par sentences et en énigmes ; il courait, comme sur
des charbons ardents, toutes les fois qu’il touchait aux choses de son pays et
de son temps. C’est pourquoi il demeurait respecté, mais isolé, et sa célébrité
n’était point une influence. – La raison
classique refusait d’aller si loin pour
étudier si péniblement l’homme ancien et l’homme actuel. Elle trouvait plus court
et plus commode de suivre sa pente originelle, de fermer les yeux sur l’homme
réel, de rentrer dans son magasin de notions courantes, d’en tirer la notion de
l’homme en général, et de bâtir là-dessus dans les espaces. – Par cet
aveuglement naturel et définitif, elle cesse de voir les racines antiques et
vivantes des institutions contemporaines ; ne les voyant plus, elle nie qu’il y
en ait. Pour elle, le préjugé
héréditaire devient un préjugé pur ; la tradition n’a plus de titres, et sa
royauté n’est qu’une usurpation. Voilà désormais la raison armée en guerre
contre sa devancière, pour lui arracher le gouvernement des âmes et pour
substituer au règne du mensonge le règne de la vérité.
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