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vendredi 4 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_11_ L’esprit Classique et la dictature de la raison

Ou comment à force d’abstraction, la raison bornée de l’esprit classique remet en cause les traditions et ce qui en résultera : la dictature de la raison, au lieu des lumières, les cachots sombres. Forte influence de Burke et de Comte - ce quoi sert à détruire (les doctrines métaphysiques) ne peut servir à reconstruire

l’esprit classique n’a que des prises courtes, une compréhension bornée

Suivre en toute recherche, avec toute confiance, sans réserve ni précaution, la méthode des mathématiciens ; extraire, circonscrire, isoler quelques notions très simples et très générales ; puis, abandonnant l’expérience, les comparer, les combiner, et, du composé artificiel ainsi obtenu, déduire par le pur raisonnement toutes les conséquences qu’il enferme : tel est le procédé naturel de l’esprit classique. Il lui est si bien inné, qu’on le rencontre également dans les deux siècles, chez Descartes, Malebranche et les partisans des idées pures, comme chez les partisans de la sensation, du besoin physique, de l’instinct primitif, Condillac, Rousseau, Helvétius, plus tard Condorcet, Volney, Siéyès, Cabanis et Destutt de Tracy. Ceux-ci ont beau se dire sectateurs de Bacon et rejeter les idées innées ; avec un autre point de départ que les cartésiens, ils marchent dans la même voie, et, comme les cartésiens, après un léger emprunt, ils laissent là l’expérience. Dans cet énorme monde moral et social, dans cet arbre humain aux racines et aux branches innombrables, ils détachent l’écorce visible, une superficie ; ils ne peuvent pénétrer ni saisir au-delà ; leurs mains ne sauraient contenir davantage. Ils ne soupçonnent pas qu’il y ait rien de plus ; l’esprit classique n’a que des prises courtes, une compréhension bornée. Pour eux, l’écorce est l’arbre entier, et, l’opération faite, ils s’éloignent avec l’épiderme sec et mort, sans plus jamais revenir au tronc. Par insuffisance d’esprit et par amour-propre littéraire, ils omettent le détail caractéristique, le fait vivant, l’exemple circonstancié, le spécimen significatif, probant et complet. Il n’y en a presque aucun dans la Logique et dans le Traité des sensations de Condillac, dans l’Idéologie de Destutt de Tracy, dans les Rapports du physique et du moral de Cabanis . Jamais, avec eux, on n’est sur le terrain palpable et solide de l’observation personnelle et racontée, mais toujours en l’air, dans la région vide des généralités pures. Condillac déclare que le procédé de l’arithmétique convient à la psychologie et qu’on peut démêler les éléments de notre pensée par une opération analogue « à la règle de trois ». Siéyès a le plus profond dédain pour l’histoire, et « la politique est pour lui une science qu’il croit avoir achevée   » du premier coup, par un effort de tête, à la façon de Descartes, qui trouva ainsi la géométrie analytique…

La raison comme religion

De l’acquis scientifique que l’on a vu, élaboré par l’esprit que l’on vient de décrire, naquit une doctrine qui parut une révélation et qui, à ce titre, prétendit au gouvernement des choses humaines. Aux approches de 1789, il est admis qu’on vit « dans le siècle des lumières », dans « l’âge de la raison », qu’auparavant le genre humain était dans l’enfance, qu’aujourd’hui il est devenu « majeur ». Enfin la vérité s’est manifestée et, pour la première fois, on va voir son règne sur la terre. Son droit est suprême, puisqu’elle est la vérité. Elle doit commander à tous, car, par nature, elle est universelle. Par ces deux croyances, la philosophie du dix-huitième siècle ressemble à une religion, au puritanisme du dix-septième, au mahométisme du septième. Même élan de foi, d’espérance et d’enthousiasme, même esprit de propagande et de domination, même raideur et même intolérance, même ambition de refondre l’homme et de modeler toute la vie humaine d’après un type préconçu. La doctrine nouvelle aura aussi ses docteurs, ses dogmes, son catéchisme populaire, ses fanatiques, ses inquisiteurs et ses martyrs. Elle parlera aussi haut que les précédentes, en souveraine légitime à qui la dictature appartient de naissance, et contre laquelle toute révolte est un crime ou une folie. Mais elle diffère des précédentes en ce qu’elle s’impose au nom de la raison, au lieu de s’imposer au nom de Dieu

La raison contre la tradition : la tradition n’a plus de titre

Cette volonté elle-même, cette souveraineté du prince, ce premier des pouvoirs publics, qui l’autorise ? D’abord une possession de huit siècles, un droit héréditaire semblable à celui par lequel chacun jouit de son domaine et de son champ, une propriété fixée dans une famille et transmise d’aîné en aîné, depuis le premier fondateur de l’État jusqu’à son dernier successeur vivant ; ensuite la religion qui ordonne aux hommes de se soumettre aux pouvoirs établis. – Cette religion enfin, qui l’autorise ? D’abord une tradition de dix-huit siècles, la série immense des témoignages antérieurs et concordants, la croyance continue des soixante générations précédentes ; ensuite, à l’origine, la présence et les instructions du Christ, puis, au-delà, dès l’origine du monde, le commandement et la parole de Dieu. — Ainsi, dans tout l’ordre social et moral, le passé justifie le présent ; l’antiquité sert de titre, et si, au-dessous de toutes ces assises consolidées par l’âge, on cherche dans les profondeurs souterraines le dernier roc primordial, on le trouve dans la volonté divine. — Pendant tout le dix-septième siècle, cette théorie subsiste encore au fond de toutes les âmes sous forme d’habitude fixe et de respect inné ; on ne la soumet pas à l’examen. On est devant elle comme devant le cœur vivant de l’organisme humain ; au moment d’y porter la main, on recule ; on sent vaguement que, si l’on y touchait, peut-être il cesserait de battre. Les plus indépendants, Descartes en tête, « seraient bien marris » d’être confondus avec ces spéculatifs chimériques qui, au lieu de suivre la grande route frayée par l’usage, se lancent à l’aveugle, en ligne droite, « à travers les montagnes et les précipices ». Non seulement, quand ils livrent leurs croyances au doute méthodique, ils exceptent et mettent à part, comme en un sanctuaire, « les vérités de la foi   » ; mais encore le dogme qu’ils pensent avoir écarté demeure en leur esprit, efficace et latent, pour les conduire à leur insu, et faire de leur philosophie une préparation ou une confirmation du christianisme  . — En somme, au dix-septième siècle, ce qui fournit les idées mères, c’est la foi, c’est la pratique, c’est l’établissement religieux et politique. Qu’elle l’avoue ou qu’elle l’ignore, la raison n’est qu’un subalterne, un orateur, un metteur en œuvre, que la religion et la monarchie font travailler à leur service…
Mais voici que les rôles s’intervertissent ; du premier rang, la tradition descend au second, et du second rang, la raison monte au premier. — D’un côté la religion et la monarchie, par leurs excès et leurs méfaits sous Louis XIV, par leur relâchement et leur insuffisance sous Louis XV, démolissent pièce à pièce le fond de vénération héréditaire et d’obéissance filiale qui leur servait de base et qui les soutenait dans une région supérieure, au-dessus de toute contestation et de tout examen ; c’est pourquoi, insensiblement, l’autorité de la tradition décroît et disparaît. De l’autre côté la science, par ses découvertes grandioses et multipliées, construit pièce à pièce le fond de confiance et de déférence universelles qui, de l’état de curiosité intéressante, l’élève au rang de pouvoir public ; ainsi, par degrés, l’autorité de la raison grandit et prend toute la place. — Il arrive un moment où, la seconde autorité ayant dépossédé la première, les idées mères que la tradition se réservait tombent sous les prises de la raison. L’examen pénètre dans le sanctuaire interdit. Au lieu de s’incliner, on vérifie, et la religion, l’État, la loi, la coutume, bref, tous les organes de la vie morale et de la vie pratique, vont être soumis à l’analyse pour être conservés, redressés ou remplacés, selon ce que la nouvelle doctrine aura prescrit.

La raison armée, Une doctrine destructrice

Rien de mieux, si la doctrine eût été complète, et si la raison, instruite par l’histoire, devenue critique, eût été en état de comprendre la rivale qu’elle remplaçait. Car alors, au lieu de voir en elle une usurpatrice qu’il fallait expulser, elle eût reconnu en elle une sœur aînée à qui l’on doit laisser sa part. Le préjugé héréditaire est une sorte de raison qui s’ignore. Il a ses titres aussi bien que la raison elle-même ; mais il ne sait pas les retrouver ; à la place des bons, il en allègue d’apocryphes. Ses archives sont enterrées ; il faut pour les dégager des recherches dont il n’est pas capable ; elles subsistent pourtant, et aujourd’hui l’histoire les remet en lumière. – Quand on le considère de près, on trouve que, comme la science, il a pour source une longue accumulation d’expériences : les hommes, après une multitude de tâtonnements et d’essais, ont fini par éprouver que telle façon de vivre ou de penser était la seule accommodée à leur situation, la plus praticable de toutes, la plus bienfaisante, et le régime ou dogme qui aujourd’hui nous semble une convention arbitraire a d’abord été un expédient avéré de salut public. Souvent même il l’est encore ; à tout le moins, dans ses grands traits, il est indispensable, et l’on peut dire avec certitude que, si dans une société les principaux préjugés disparaissaient tout d’un coup, l’homme, privé du legs précieux que lui a transmis la sagesse des siècles, retomberait subitement à l’état sauvage et redeviendrait ce qu’il fut d’abord, je veux dire un loup inquiet, affamé, vagabond et poursuivi.

Par malheur, au dix-huitième siècle, la raison était classique, et les aptitudes aussi bien que les documents lui manquaient pour comprendre la tradition. — D’abord on ignorait l’histoire ; l’érudition rebutait parce qu’elle est ennuyeuse et lourde ; on dédaignait les doctes compilations, les grands recueils de textes, le lent travail de la critique. Voltaire raillait les Bénédictins. Pour faire passer son Esprit des lois, Montesquieu faisait de l’esprit sur les lois…
Faute de voir les âmes, on méconnaissait les institutions ; on ne soupçonnait pas que la vérité n’avait pu s’exprimer que par la légende, que la justice n’avait pu s’établir que par la force, que la religion avait dû revêtir la forme sacerdotale, que l’État avait dû prendre la forme militaire, et que l’édifice gothique avait, aussi bien qu’un autre, son architecture, ses proportions, son équilibre, sa solidité, son utilité et même sa beauté. — Par suite encore, faute de comprendre le passé, on ne comprenait pas le présent. On n’avait aucune idée juste du paysan, de l’ouvrier, du bourgeois provincial ou même du petit noble de campagne ; on ne les apercevait que de loin, demi-effacés, tout transformés par la théorie philosophique et par le brouillard sentimental. « Deux ou trois mille   » gens du monde et lettrés faisaient le cercle des honnêtes gens et ne sortaient pas de leur cercle. Si parfois, de leur château et en voyage, ils avaient entrevu le peuple, c’était en passant, à peu près comme leurs chevaux de poste ou les bestiaux de leurs fermes, avec compassion sans doute, mais sans deviner ses pensées troubles et ses instincts obscurs…

Un seul écrivain, Montesquieu, le mieux instruit, le plus sagace et le plus équilibré de tous les esprits du siècle, démêlait ces vérités, parce qu’il était à la fois érudit, observateur, historien et jurisconsulte. Mais il parlait comme un oracle, par sentences et en énigmes ; il courait, comme sur des charbons ardents, toutes les fois qu’il touchait aux choses de son pays et de son temps. C’est pourquoi il demeurait respecté, mais isolé, et sa célébrité n’était point une influence. – La raison classique refusait   d’aller si loin pour étudier si péniblement l’homme ancien et l’homme actuel. Elle trouvait plus court et plus commode de suivre sa pente originelle, de fermer les yeux sur l’homme réel, de rentrer dans son magasin de notions courantes, d’en tirer la notion de l’homme en général, et de bâtir là-dessus dans les espaces. – Par cet aveuglement naturel et définitif, elle cesse de voir les racines antiques et vivantes des institutions contemporaines ; ne les voyant plus, elle nie qu’il y en ait. Pour elle, le préjugé héréditaire devient un préjugé pur ; la tradition n’a plus de titres, et sa royauté n’est qu’une usurpation. Voilà désormais la raison armée en guerre contre sa devancière, pour lui arracher le gouvernement des âmes et pour substituer au règne du mensonge le règne de la vérité.

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