Important, magistral : les recettes du totalitarisme. Gagner la
guerre des idées, utilisation de la violence et des menaces, imposer les mensonges et renverser les rôles
entre persécuteurs et persécuté, disqualification de l’adversaire comme ennemi
du genre humain ; empêchement de la délibération libre, disqualification et
élimination des corps intermédiaires , une organisation disciplinée faite pour
le combat et la violence, quitte à la mettre parfois au service des dominants du moment « qui subiront
ensuite la pression qu’ils ont autorisé contre autrui ».
Le parti révolutionnaire a pour
lui la théorie régnante
Nulle hésitation : ils sont persuadés que la chose ( N.B. rédaction d’ une
constitution) est facile et qu’avec deux ou trois axiomes de philosophie
politique le premier venu peut en venir à bout. Dans une assemblée de gens
expérimentés, une pareille outrecuidance serait ridicule ; dans cette assemblée
de novices, elle est une force. Un troupeau désorienté suit ceux qui se mettent
en avant ; ce sont les plus déraisonnables, mais ce sont les plus affirmatifs,
et, dans la Chambre comme dans la
nation, les casse-cou deviennent les conducteurs.
Deux avantages leur donnent l’ascendant, et ces avantages sont si grands,
que désormais ceux qui les auront seront toujours les maîtres. – En premier
lieu, le parti révolutionnaire a pour
lui la théorie régnante, et seul il est décidé à l’appliquer jusqu’au bout. Il
est donc seul conséquent et populaire, en face d’adversaires impopulaires et
inconséquents. En effet, presque tous ceux-ci, défenseurs de l’ancien
régime ou partisans de la monarchie limitée, sont imbus comme lui de principes
abstraits et de politique spéculative. Les nobles les plus récalcitrants ont
revendiqué dans leurs cahiers les droits de l’homme, et Mounier, le principal
adversaire des démagogues, conduisait les Communes lorsqu’elles se sont
déclarées Assemblée nationale . Cela
suffit, ils sont engagés dans le défilé étroit qui aboutit aux précipices. Au
commencement, ils ne s’en doutaient pas ; mais un pas entraîne l’autre ; bon
gré, mal gré, ils avancent ou sont poussés. Quand ils voient l’abîme, il est
trop tard ; ils y sont acculés par leurs propres concessions et par la logique
; ils ne peuvent que s’exclamer, s’indigner ; ayant lâché leur point d’appui,
ils ne trouvent plus de point d’arrêt. – Il
y a dans les idées générales une puissance terrible, surtout lorsqu’elles sont
simples et font appel à la passion. Rien de plus simple que celles-ci,
puisqu’elles se réduisent à l’axiome qui pose les droits de l’homme et y
subordonnent toutes les institutions anciennes ou nouvelles. Rien de plus
propre à enflammer les cœurs, puisque la doctrine enrôle tout l’orgueil humain
à son service, et consacre, sous le nom de justice, tous les besoins
d’indépendance et de domination. Considérez les trois quarts des députés,
esprits neufs et prévenus, sans autre information que quelques formules de la
philosophie courante, sans autre fil conducteur que la logique pure, livrés aux
déclamations des avocats, aux vociférations des gazettes, aux suggestions de
leur amour-propre, aux cent mille voix qui de tous côtés, à la barre de
l’Assemblée, à la tribune, dans les clubs, dans la rue, dans leur propre cœur,
leur répètent unanimement tous les jours la même flatterie : « Vous êtes souverains et tout-puissants. En
vous seuls réside le droit. Le Roi n’est là que pour exécuter vos volontés.
Tout ordre, corporation, pouvoir, association civile ou ecclésiastique, est
illégitime et nul, dès que vous l’avez déclaré tel ; vous pourriez même changer
la religion. Vous êtes les pères de la patrie. Vous avez sauvé la France,
vous régénérez l’espèce humaine. Le monde entier vous admire ; achevez votre
glorieux ouvrage, allez plus loin et tous les jours plus loin. » Contre ce flot
de séductions et de sollicitations, un bon sens supérieur et des convictions
enracinées peuvent seuls tenir ferme ; mais les hommes ordinaires et indécis
sont entraînés. Dans le concert des acclamations qui s’élèvent, ils n’entendent
pas le fracas des ruines qu’ils font. À tout le moins, ils se bouchent les
oreilles, ils se dérobent aux cris des opprimés ; ils refusent d’admettre que leur œuvre ait pu être malfaisante, ils
acceptent les sophismes et les mensonges qui la justifient ; ils souffrent que,
pour excuser les assassins, on calomnie les assassinés…
Domination de la force illégale et brutale ; on subit soi-même la pression que
l’on autorise contre autrui
Contre leur raison, contre leur conscience, les modérés, captifs dans le
réseau de leurs propres actes, se joignent aux révolutionnaires pour achever la
Révolution.
S’ils refusaient, ils seraient contraints. Car, pour s’emparer du pouvoir, l’Assemblée a dès l’abord toléré ou
sollicité les coups de main de la rue. Mais, en prenant les émeutiers pour
alliés, elle se les est donnés pour maîtres, et désormais, à Paris comme en
province, la force illégale et brutale est le principal pouvoir de l’État.
« On avait triomphé par le peuple ; il n’y avait pas moyen de se montrer sévère
avec lui » ; c’est pourquoi, « quand il
s’agissait de réprimer les insurrections, l’Assemblée était sans cœur et sans
force ». – « On blâme par décence, on ménage par politique », et, par un juste
retour, on subit soi-même la pression
que l’on autorise contre autrui. Trois ou quatre fois seulement, quand la
sédition devient trop insolente, après le meurtre du boulanger François, dans
l’insurrection des Suisses à Nancy, dans l’émeute du Champ-de-Mars, la
majorité, qui se sent elle-même menacée, vote ou applique la loi martiale, et
repousse la force par la force. Mais ordinairement, quand le despotisme
populaire ne s’exerce que sur la minorité royaliste, elle laisse opprimer ses
adversaires et ne se croit pas atteinte par les violences qui assaillent le
côté droit : ce sont des ennemis, on
peut les livrer aux bêtes. Là-dessus, le côté gauche a pris ses dispositions ;
son fanatisme n’a pas de scrupules ; il s’agit des principes, de la vérité
absolue ; à tout prix, il faut qu’elle triomphe. D’ailleurs peut-on hésiter à
recourir au peuple dans la cause du peuple ? Un peu de contrainte aidera le
bon droit ; c’est pourquoi, tous les jours, le siège de l’Assemblée recommence.
Déjà, avant le 6 octobre, on le faisait à Versailles ; à présent, à Paris, il
continue plus vif et moins déguisé.
La loi des tribunes stipendiées
Au commencement de 1790, la bande
soudoyée comprend 750 hommes effectifs, déserteurs pour la plupart ou soldats
chassés de leur régiment, payés d’abord cinq francs, puis quarante sous par
jour. Leur office est de faire ou soutenir des motions dans les cafés et
dans les rues, de se mêler aux spectateurs dans les séances des sections, dans
les groupes du Palais-Royal, surtout dans les galeries de l’Assemblée
nationale, et d’y huer ou applaudir sur un signal. Leur chef est un chevalier
de Saint-Louis auquel ils jurent obéissance et qui prend les ordres du comité
des Jacobins. À l’Assemblée, son principal lieutenant est un M. Saule, « gros
petit vieux tout rabougri, jadis tapissier, puis colporteur-charlatan de boîtes
de quatre sous garnies de graisse de pendu, pour guérir les maux de reins,
toute sa vie ivrogne... qui, par le moyen d’une voix assez perçante et toujours
bien humectée, s’est acquis quelque réputation dans les tribunes de l’Assemblée…
Ainsi payés, on devine comment des gens de cette espèce font leur besogne.
Du haut des tribunes , ils étouffent par
la force de leurs poumons les réclamations de la droite… Tous leurs attentats, non seulement restent impunis, mais encore sont
encouragés : tel noble qui se plaint de leurs huées est rappelé à l’ordre, et leur intervention, leurs vociférations,
leurs insultes, leurs menaces, sont désormais introduites comme un rouage
régulier dans l’opération législative. — Aux abords de la salle, leur
pression est encore pire . À plusieurs
reprises, l’Assemblée est obligée de doubler sa garde. Le 27 septembre 1790, il y a quarante mille hommes autour d’elle pour
lui extorquer le renvoi des ministres, et, sous ses fenêtres, on fait « des
motions d’assassinat ». Le 4 janvier 1791, pendant que, sur l’appel
nominal, les députés ecclésiastiques montent tour à tour à la tribune pour
prêter ou refuser le serment à la Constitution civile du clergé, une clameur
furieuse s’élève dans les Tuileries et perce jusque dans la salle : « À la
lanterne ceux qui refuseront ! » Le 27 septembre 1790, M. Dupont de Nemours,
économiste, ayant fait un discours contre les assignats, est entouré au sortir de
la séance, hué, bousculé, poussé contre le bassin des Tuileries : on l’y
jetait, quand la garde le délivra. Le 21 juin 1790, M. de Cazalès manque «
d’être déchiré et mis en pièces par le peuple
». À vingt reprises, dans les rues, au café, les députés du côté droit
sont menacés du geste ; on expose en public des figures qui les représentent la
corde au cou. Plusieurs fois l’abbé Maury est sur le point d’être pendu ; une
fois, il se sauve en présentant des pistolets ; une autre fois, le vicomte de
Mirabeau est obligé de mettre l’épée à la main. M. de Clermont-Tonnerre, ayant
voté contre la réunion du Comtat à la France, est assailli dans le Palais-Royal
à coups de chaises et de bâtons, poursuivi jusque chez le suisse, puis jusque
dans son hôtel : la foule hurlante en brise les portes et n’est repoussée qu’à
grand’peine.
Disparition de la droite : Quand vous allez dans un
établissement de boucherie
– Impossible aux membres du côté
droit de s’assembler entre eux : ils sont « lapidés » dans l’église des
Capucins, puis dans le Salon Français de la rue Royale ; pour comble, un arrêt
des nouveaux juges ferme leur salle et les punit des violences qu’ils subissent
. Bref, ils sont à la discrétion de
la foule, et l’homme le plus modéré, le plus libéral, le plus ferme de cœur et
d’esprit, Malouet, déclare qu’en « allant à l’Assemblée, il oubliait rarement d’emporter ses pistolets ». — « Depuis deux ans, dit-il après
l’évasion du roi, nous n’avions pas joui d’un instant de liberté et de sécurité.
» – « Quand vous allez dans un
établissement de boucherie, écrit un autre député, vous pouvez trouver à
l’entrée une provision d’animaux qu’on laisse vivre encore quelque temps,
jusqu’à ce que l’heure soit venue de les détruire. Telle était, chaque fois
que j’entrais à l’Assemblée nationale, l’impression que me faisait cet ensemble
de nobles, d’évêques et de parlementaires qui remplissaient le côté droit, et
que les exécuteurs du côté gauche laissaient respirer encore quelque temps. »
Outragés et violentés jusque sur leurs bancs, « placés entre les périls du
dedans et ceux du dehors , entre les
hostilités des galeries » et celles des aboyeurs de l’entrée, « entre les
insultes personnelles et l’abbaye de Saint-Germain, entre les éclats de rire
qui célèbrent l’incendie de leurs châteaux et les clameurs qui, trente fois
dans le quart d’heure, brisent leur opinion », livrés et dénoncés « aux dix
mille cerbères » du journalisme et de la rue qui les poursuivent de leurs
hurlements et qui « les couvrent de leur bave », tout moyen est bon pour
terrasser leur résistance, et, à la fin de la session, en pleine Assemblée, on
leur promet de « les recommander aux départements », c’est-à-dire d’ameuter à
leur retour, chez eux et contre eux, la jacquerie permanente de la province. –
De tels procédés parlementaires, employés sans interruption et pendant
vingt-neuf mois, finissent par faire leur effet. Beaucoup de faibles sont
entraînés ; même sur des caractères
bien trempés, la crainte a des prises : tel qui marcherait au feu le front haut
frémit à l’idée d’être traîné dans le ruisseau par la canaille ; toujours, sur
des nerfs un peu délicats, la brutalité populaire exerce un ascendant physique.
Le 12 juillet 1791 l’appel nominal
décrété contre les absents montre que cent trente-deux députés ne siègent plus.
Onze jours auparavant, parmi ceux qui siègent encore, deux cent soixante-dix
ont déclaré qu’ils ne prendraient plus part aux délibérations. Ainsi, avant l’achèvement de la
Constitution, toute l’opposition, plus de quatre cents membres, plus d’un tiers
de l’Assemblée, est réduit à la fuite ou au silence. À force d’oppression, le
parti révolutionnaire s’est débarrassé de toute résistance, et la violence, qui
lui a donné l’empire dans la rue, lui donne l’empire dans le Parlement.
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