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samedi 12 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_51_ le contrôle de l’opinion

Les jacobins et la liberté d’écrire : liberté dé diffamer et d’appeler à la violence pour eux, pas de liberté d’opinion pour leurs adversaires. Une organisation centralisée, combinée pour fabriquer une opinion artificielle et violente, pour lui donner les apparences d’un vœu national et spontané, pour conférer à la minorité bruyante les droits de la majorité muette.
Slogan positiviste : liberté, liberté totale d'exposition de discussion, d'appréciation ( pas d'appeler au meurtre et à la violence!)

Les jacobins et la liberté d’écrire pour eux  l’affaire Etienne

Considérons sa façon (Nd du parti jacobin) d’agir en un seul exemple et sur un terrain limité, la liberté d’écrire. – Au mois de décembre 1790 , un ingénieur, M. Étienne, que Marat et Fréron, dans leurs gazettes, ont dénoncé et qualifié de mouchard, dépose une plainte, fait saisir les deux numéros, et, assignant l’imprimeur au tribunal de police, demande une rétractation publique ou 25 000 francs de dommages et intérêts. Là-dessus, les deux journalistes s’indignent : selon eux, ils sont infaillibles et inviolables. « Il importe essentiellement, écrit Marat, que le dénonciateur ne puisse jamais être recherché par aucun tribunal, n’étant comptable qu’au public de tout ce qu’il croit ou prétend faire pour le salut du peuple. » C’est pourquoi M. Étienne, dit Languedoc, est un traître. « Mons Languedoc, je vous conseille de vous taire ;... je vous promets de vous faire pendre si je puis. » — Néanmoins M. Étienne persiste, et un premier arrêt lui adjuge ses conclusions. Aussitôt Marat et Fréron jettent feu et flamme. « Maître Thorillon, dit Fréron au commissaire, un châtiment exemplaire doit vous punir aux yeux du peuple ; il faut que cet infâme arrêt soit cassé. » — « Citoyens, écrit Marat, portez-vous en foule à l’Hôtel de Ville : ne souffrez pas un seul soldat dans la salle d’audience. » – Par une condescendance extrême, le jour du procès on n’a introduit que deux grenadiers dans la salle ; mais c’est encore trop ; la foule jacobine s’écrie : « Hors la garde ! Nous sommes souverains ici », et les deux grenadiers se retirent. Par contre, dit Fréron d’un ton triomphant, on comptait dans la salle « soixante vainqueurs de la Bastille, l’intrépide Santerre à leur tête, et qui se proposaient d’intervenir au procès ». – De fait, ils interviennent, et contre le plaignant d’abord à la porte du tribunal, M. Étienne est assailli, presque assommé et tellement malmené, qu’il est obligé de se réfugier dans le corps de garde ; il est couvert de crachats ; on fait « des motions pour lui couper les oreilles » ; ses amis reçoivent « cent coups de pied » ; il s’enfuit, et la cause est remise. – A plusieurs reprises, elle est appelée de nouveau, et il s’agit maintenant de contraindre les juges. Un certain Mandar, auteur d’une brochure sur la Souveraineté du peuple, se lève au milieu de l’assistance et déclare à Bailly, maire de Paris, président du tribunal, qu’il doit se récuser dans cette affaire. Bailly cède, selon l’usage, en dissimulant sa faiblesse sous un prétexte honorable : « Quoique un juge, dit-il, ne doive être récusé que par des parties, il suffit qu’un seul citoyen ait manifesté son vœu pour que je m’y rende, et je quitte le siège. » Quant aux autres juges, insultés, menacés, ils finissent par plier de même et, par un sophisme qui peint bien l’époque, ils découvrent dans l’oppression que subit l’opprimé un moyen légal de colorer leur déni de justice. M. Étienne leur a signifié qu’il ne pouvait comparaître à l’audience, non plus que son défenseur, parce qu’ils y courent risque de la vie : sur quoi, le tribunal déclare qu’Étienne, « faute d’avoir comparu en personne ou par un défenseur, est non recevable en sa demande, et le condamne aux dépens ». – Les deux journalistes entonnent aussitôt un chant de victoire, et leurs articles, répandus dans toute la France, dégagent la jurisprudence enfermée dans l’arrêt ; désormais, tout Jacobin peut impunément dénoncer, insulter, calomnier qui bon lui semble ; il est à l’abri des tribunaux et au-dessus des lois.

Les jacobins et la liberté d’écrire contre eux : Mallet du Plan

Mettons en regard la liberté qu’ils accordent à leurs adversaires. – Quinze jours auparavant, le grand écrivain qui, chaque semaine, dans le premier journal du temps, traite les questions sans toucher aux personnes, l’homme indépendant, droit et honorable entre tous, l’éloquent, le judicieux, le courageux défenseur de la liberté véritable et de l’ordre public, Mallet du Pan, voit arriver dans son cabinet une députation du Palais-Royal  . Ils sont douze ou quinze, bien vêtus, assez polis, point trop malveillants, mais convaincus que leur intervention est légitime, et l’on voit par leurs discours à quel point le dogme politique en vogue a dérangé les cerveaux. « L’un d’eux, m’adressant la parole, me signifia qu’ils étaient députés des sociétés patriotiques du Palais-Royal pour m’intimer de changer de principes et de cesser d’attaquer la Constitution, sans quoi on exercerait contre moi les dernières violences. – Je ne reconnais, répondis-je, d’autre autorité que celle de la loi et des tribunaux. La loi seule est votre maître et le mien : c’est manquer à la Constitution que d’attenter à la liberté de parler et décrire. – La Constitution, c’est la volonté générale, reprit le premier porteur de parole. La loi, c’est l’empire du plus fort. Vous êtes sous l’empire du plus fort, et vous devez vous y soumettre. Nous vous exprimons la volonté de la nation, et c’est la loi. » – Il leur explique qu’il est contre l’ancien régime, mais pour l’autorité royale. – « Oh ! répliquèrent-ils en commun, nous serions bien fâchés d’être sans roi. Nous aimons le roi, et nous défendrons son autorité. Mais il vous est défendu d’aller contre l’opinion dominante et contre la liberté décrétée par l’Assemblée nationale. » – Apparemment, il en sait plus qu’eux sur cet article, étant né Suisse et ayant vécu vingt ans dans une république : peu importe ; ils insistent et parlent cinq ou six ensemble, sans entendre les mots dont ils se servent, tous se contredisant lorsqu’ils arrivent aux détails, mais tous d’accord pour lui imposer silence. « Vous ne devez pas vous opposer à la volonté du peuple ; autrement, c’est prêcher la guerre civile, outrager les décrets et irriter la nation. »
4– Manifestement, pour eux, la nation, c’est eux-mêmes ; à tout le moins, ils la représentent : de par leur propre investiture, ils sont magistrats, censeurs, officiers de police, et le journaliste tancé est trop heureux quand avec lui on s’en tient à des sommations. – Trois jours auparavant, il était averti qu’un attroupement formé dans son voisinage « menaçait de traiter sa maison comme celle de M. de Castries », où tout avait été brisé et jeté par les fenêtres. Une autre fois, à propos du veto absolu ou suspensif, quatre furieux sont venus lui signifier dans son domicile, et en lui montrant leurs pistolets, qu’il répondrait sur sa vie de ce qu’il oserait écrire en faveur de M. Mounier ». – Aussi bien, dès les premiers jours de la Révolution, « à l’instant où la nation rentrait dans le droit inestimable de penser et d’écrire librement, la tyrannie des factions s’est empressée de le ravir aux citoyens, en criant à chaque citoyen qui voulait rester maître de sa conscience : Tremble, meurs, ou pense comme moi ». Depuis ce moment, pour imposer silence aux voix qui lui déplaisent, la faction, de son autorité privée  , décrète et exécute des perquisitions, des arrestations, des voies de fait et, à la fin, des assassinats. Au mois de juin 1792, « trois décrets de prise de corps, cent quinze dénonciations, deux scellés, quatre assauts civiques dans sa propre maison, la confiscation de toutes ses propriétés en France », voilà la part de Mallet du Pan ; il a passé quatre ans « sans être assuré en se couchant de se réveiller libre ou vivant le lendemain ». Si plus tard il échappe à la guillotine ou à la lanterne, c’est par l’exil, et, le 10 août, un autre journaliste, Suleau, sera massacré dans la rue…

Telle est la façon dont le parti entend la liberté d’écrire ; par ses empiètements sur ce terrain, jugez des autres. La loi est nulle à ses yeux quand elle le gêne ou quand elle couvre ses adversaires ; c’est pourquoi il n’est aucun excès qu’il ne se permette à lui-même, et aucun droit qu’il ne refuse à autrui.

Une organisation pour fabriquer l’opinion publique

« Il faut, avait dit un journal du parti, que le peuple se forme en petits pelotons. » Un à un, pendant deux ans, les pelotons se sont formés ; il y a maintenant dans chaque bourgade une oligarchie de clocher, une bande enrégimentée et gouvernante. Pour que ces bandes éparses fassent une armée, il ne leur reste plus qu’à trouver un centre de ralliement et un état-major. Ce centre est formé depuis longtemps : cet état-major est tout prêt ; l’un et l’autre sont à Paris, dans la Société des Amis de la Constitution.

En effet, il n’y a pas en France de Société plus autorisée ni plus ancienne ; née avant la Révolution, elle date du 30 avril 1789  . – A peine arrivés à Versailles, les députés de Quimper, d’Hennebon et de Pontivy, qui, dans les Etats de Bretagne, avaient appris la nécessité de concerter leurs votes, ont loué une salle en commun, et tout de suite, avec Mounier, secrétaire des Etats du Dauphiné, et plusieurs députés des autres provinces, ils ont fondé une réunion qui durera. Jusqu’au 6 octobre, elle ne comprend que des représentants ; ensuite, transportée à Paris, rue Saint-Honoré, dans la bibliothèque du couvent des Jacobins, elle admet parmi ses membres d’autres hommes considérables ou connus, en première ligne Condorcet, puis Laharpe, M.-J. Chénier, Chamfort, David, Talma, des écrivains et des artistes, bientôt plus de mille personnes notables. – Rien de plus sérieux que son aspect : on y comptera deux cents, trois cents députés, et ses statuts semblent combinés pour rassembler une véritable élite. On n’y est admis que sur la présentation de dix membres et après un vote au scrutin. Pour assister aux séances, il faut une carte d’entrée, et il arrive un jour que l’un des deux commissaires chargés de vérifier les cartes à la porte est le jeune duc de Chartres. Il y a un bureau, un président. Les discussions ont la gravité parlementaire, et, aux termes des statuts, les questions agitées sont celles-là mêmes que débat l’Assemblée nationale   ; dans une salle basse, à d’autres heures, on instruit les ouvriers, on leur explique la Constitution. À regarder de loin, nulle Société n’est plus digne de conduire l’opinion ; de près, c’est autre chose ; mais, dans les départements, on ne la voit qu’à distance ; et, selon la vieille habitude implantée par la centralisation, on la prend pour guide parce qu’elle siège dans la capitale. On lui emprunte ses statuts, son règlement, son esprit ; elle devient la société-mère, et toutes les autres sont ses filles adoptives. À cet effet, elle imprime leur liste en tête de son journal, elle publie leurs dénonciations, elle appuie leurs réclamations : désormais, dans la bourgade la plus reculée, tout Jacobin se sent autorisé et soutenu, non seulement par le club local dont il est membre, mais encore par la vaste association dont les rejets multipliés ont envahi tout le territoire et qui couvre le moindre de ses adhérents de sa toute-puissante protection. En échange, chaque club affilié obéit au mot d’ordre qui lui est expédié de Paris, et du centre aux extrémités, comme des extrémités au centre, une correspondance continue entretient le concert établi. Cela fait un vaste engin politique, une machine aux milliers de bras qui opèrent tous à la fois sous une impulsion unique, et la poignée qui les met en branle est rue Saint-Honoré aux mains de quelques meneurs.

Nulle machine plus efficace ; on n’en a jamais vu de mieux combinée pour fabriquer une opinion artificielle et violente, pour lui donner les apparences d’un vœu national et spontané, pour conférer à la minorité bruyante les droits de la majorité muette, pour forcer la main au gouvernement…

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