Comment les jacobins remportent
les élections ; sous pression, les honnêtes gens s’écartent du scrutin
comme d’un coupe-gorge ; généralisation de la violence : « les
élections se font avec la plus grande tranquillité, parce que tous les
malintentionnés s’en sont volontairement écartés ». La Société des
gourdins ferrés; Désormais les Jacobins n’ont qu’à menacer, on sait qu’il en coûte
trop de leur résister; Rôle de la presse jacobine, spécialement Marat : les listes de diffamation peuvent devenir des
listes de proscription.
Les élus : Brissot, Cambon, Condorcet :
jamais amateur de
l’exactitude scientifique n’a mieux réussi à dénaturer le caractère des faits.
Les honnêtes gens s’écartent du scrutin
comme d’un coupe-gorge
Telle est la pression sous laquelle on
vote en France pendant l’été et l’automne de 1791. Partout les visites domiciliaires, le désarmement, le
danger quotidien forcent les nobles et les ecclésiastiques, les propriétaires
et les gens cultivés à quitter leur résidence, à se réfugier dans les grandes
villes, à émigrer , ou, tout au moins, à
s’effacer, à se clore étroitement dans la vie privée, à s’abstenir de toute
propagande, de toute candidature et de tout vote. Ce serait folie à eux que de
se montrer dans tant de cantons où les perquisitions ont abouti à la jacquerie
; en Bourgogne et dans le Lyonnais, où les châteaux sont saccagés, où de vieux
gentilshommes sont meurtris et laissés pour morts, où M. Guillin vient d’être
assassiné et dépecé ; à Marseille, où les chefs du parti modéré sont en prison,
où un régiment suisse sous les armes suffit à peine pour exécuter l’arrêt du
tribunal qui les élargit, où, si quelque imprudent s’oppose aux motions
jacobines, on le fait taire en l’avertissant qu’on va l’enterrer vif ; à
Toulon, où les Jacobins fusillent les modérés et la troupe, où un capitaine de
vaisseau, M. de Beaucaire, est tué d’un coup de feu dans le dos, où le club,
soutenu par les indigents, les matelots, les ouvriers du port et « les forains
sans aveu », exerce la dictature par droit de conquête ; à Brest, à Tulle, à
Cahors, où, en ce moment même, des gentilshommes et des officiers sont
massacrés dans la rue. Rien d’étonnant
si les honnêtes gens s’écartent du scrutin comme d’un coupe-gorge.
Les élections se font avec la plus grande
tranquillité, parce que tous les malintentionnés s’en sont volontairement
écartés
– Au
reste, qu’ils s’y présentent, si bon leur semble : on saura bien s’y
débarrasser d’eux. À Aix, on déclare à l’assesseur chargé de lire les noms
des électeurs que « l’appel nominal doit être fait par une bouche pure, qu’étant aristocrate et fanatique, il ne
peut ni parler ni voter », et, sans plus de cérémonie, on le met à la
porte . Le procédé est excellent pour changer une minorité en majorité ;
pourtant en voici un autre plus efficace encore.
— A Dax, sous le nom d’Amis de la
Constitution française, les Feuillants se sont séparés des Jacobins , et, de plus, ils insistent pour exclure de
la garde nationale « les étrangers sans propriété ni qualité », les citoyens
passifs qui, malgré la loi, s’y sont introduits, qui usurpent le droit de vote,
et qui « insultent journellement les habitants tranquilles ». En conséquence,
le jour de l’élection, dans l’église où se tient l’assemblée primaire, deux
Feuillants, Laurède, ci-devant contrôleur des vingtièmes, et Brunache, vitrier,
proposent l’exclusion d’un intrus, domestique à gages. Aussitôt les Jacobins
s’élancent ; Laurède est jeté contre un bénitier, blessé à la tête ; il veut
s’échapper, il est ressaisi aux cheveux, terrassé, frappé au bras d’un coup de
baïonnette, mis en prison, et Brunache avec lui. Huit jours après, il n’y a plus que des Jacobins à la seconde assemblée
; naturellement « ils sont tous élus » et forment la municipalité nouvelle,
qui, malgré les arrêtés du département, refuse d’élargir les deux prisonniers
et, par surcroît, les met au cachot.
— A Montpellier, l’opération, un peu plus
tardive, n’en est que plus complète. Les votes étaient déposés, les boîtes du
scrutin fermées, cachetées, et la majorité acquise aux modérés. Là-dessus, le club jacobin et la Société
des gourdins ferrés, qui s’appelle elle-même le Pouvoir exécutif, se portent en
force dans les assemblées de section, brûlent un scrutin, tirent des coups du
fusil et tuent deux hommes. Pour rétablir la paix, la municipalité consigne
chaque compagnie de la garde nationale à la porte de son capitaine, et
naturellement les modérés obéissent, mais les violents n’obéissent pas. Au
nombre d’environ deux mille, ils parcourent la ville, entrent dans les maisons,
tuent trois hommes dans la rue ou à domicile, et obligent les corps
administratifs à suspendre les assemblées électorales. De plus, ils exigent le
désarmement « des aristocrates », et, ne l’obtenant pas assez vite, ils tuent
un artisan qui se promenait avec sa mère, lui coupent la tête, la portent en
triomphe, et la suspendent devant sa maison. Aussitôt les autorités persuadées
décrètent le désarmement, et les vainqueurs paradent en corps dans les rues :
par gaieté ou par précaution, ils lâchent en passant leur coup de fusil à
travers les fenêtres des maisons suspectes, et, un peu au hasard, tuent encore
un homme et une femme. Dans les trois
jours qui suivent, six cents familles émigrent, et les administrateurs écrivent
que tout va bien, que la concorde est rétablie : « A présent, disent-ils, les
élections se font avec la plus grande tranquillité, parce que tous les
malintentionnés s’en sont volontairement écartés, une grande partie d’entre eux
ayant quitté la ville ». On a fait le
vide autour du scrutin, et cela s’appelle l’unanimité des voix.
Désormais les Jacobins n’ont qu’à menacer,
on sait qu’il en coûte trop de leur résister…
— De telles
exécutions sont d’un grand effet, et il n’y a pas besoin d’en faire beaucoup ;
quelques-unes suffisent quand elles sont heureuses et restent impunies, ce qui
est toujours le cas. Désormais les
Jacobins n’ont qu’à menacer : on ne leur résiste plus, on sait qu’il en coûte
trop de leur résister en face ; on ne se soucie pas d’aller aux assemblées
électorales récolter des injures et des dangers ; on se confesse vaincu, et
d’avance. Sans compter les coups, n’ont-ils pas des arguments irrésistibles ? A
Paris, dans trois numéros successifs, Marat vient de dénoncer par leurs noms «
les scélérats et les coquins » qui briguent pour se faire nommer électeurs , non
pas des nobles ou des prêtres, mais de simples bourgeois, avocats, architectes,
médecins, bijoutiers, papetiers, imprimeurs, tapissiers et autres fabricants,
chacun inscrit dans le journal avec son nom, sa profession, son adresse et
l’une des qualifications suivantes : « tartufe, homme sans mœurs et sans
probité, banqueroutier, mouchard, usurier, maître filou », sans compter
d’autres que je ne puis transcrire. Remarquez que la liste de diffamation peut
devenir une liste de proscription, que dans toutes les villes et bourgades de
France des listes semblables sont incessamment dressées et colportées par le
club local, et jugez si, entre ses adversaires et lui, la lutte est égale.
— Quant aux électeurs de la campagne, il a pour eux des moyens de persuasion
appropriés, surtout dans les innombrables cantons ravagés ou menacés par la
jacquerie, par exemple dans la Corrèze, où « les insurrections et les dévastations
ont gagné tout le département, et où l’on ne parle que de pendre les huissiers
qui feront des actes ». Pendant toute
la durée des opérations électorales, le club est resté en permanence ; « il n’a
cessé d’appeler ses électeurs à ses séances » ; chaque fois, « il n’y était
question que de la destruction des étangs et des rentes, et les grands orateurs
se sont résumés à dire qu’il ne fallait point en payer ». Composée de
campagnards, la majorité des électeurs s’est trouvée sensible à cette éloquence
; tous ses candidats ont dû se prononcer contre les rentes et contre les étangs
; c’est sur cette profession de foi qu’elle a nommé les députés et l’accusateur
public ; en d’autres termes, pour être élus, les Jacobins ont promis aux
tenanciers avides la propriété et le revenu des propriétaires. — Déjà, dans les procédés par lesquels ils
obtiennent le tiers des places en 1791, on aperçoit en germe les procédés par
lesquels ils prendront toutes les places en 1792, et, dès cette première
campagne électorale, leurs actes indiquent, non seulement leurs maximes et leur
politique, mais encore la condition, l’éducation, l’esprit et le caractère des
hommes qu’ils installent au pouvoir central ou local.
Les élus: Brissot, Cambon, Condorcet
S’il est vrai qu’une nation doit être représentée par son élite, la France
a été singulièrement représentée pendant la Révolution. D’assemblée en assemblée, on voit baisser le niveau politique ; surtout
de la Constituante à la Législative, la chute est profonde. Les acteurs en
titre se sont retirés au moment où ils commençaient à comprendre leurs rôles ;
bien mieux, ils se sont exclus eux-mêmes du théâtre, et la scène est
maintenant livrée aux doublures. « L’Assemblée précédente, écrit un
ambassadeur , renfermait dans son sein
de grands talents, de grandes fortunes, de grands noms ; par cette réunion,
elle imposait au peuple, quoiqu’il fut acharné contre toute distinction
personnelle. L’Assemblée actuelle n’est presque que le conseil des avocats de
toutes les villes et villages de France. » - En effet, sur 745 députés, on y
compte « 400 avocats, pris pour la plupart dans les derniers rangs du barreau
», une vingtaine de prêtres constitutionnels, « autant de poètes et
littérateurs de fort petite renommée, tout cela à peu près sans patrimoine »,
le plus grand nombre ayant moins de trente ans, soixante ayant moins de
vingt-six ans , « presque tous formés
dans les clubs et assemblées populaires ». Pas un noble ou prélat de l’ancien
régime, pas un grand propriétaire , pas
un chef de service, pas un homme éminent et spécial en fait de diplomatie, de
finance, d’administration ou d’art militaire. On n’y trouve que trois officiers
généraux et du dernier rang , dont l’un
nommé depuis trois mois et les deux autres tout à fait inconnus. - Pour chef du comité diplomatique, on a
Brissot, journaliste ambulant, qui, ayant roulé en Angleterre et aux
États-Unis, semble compétent dans les affaires des deux mondes ; effectivement,
c’est un de ces bavards outrecuidants et râpés, qui, du fond de leur mansarde,
régentent les cabinets et remanient l’Europe ; les choses leur semblent aussi
faciles à combiner que les phrases : un
jour , pour attirer les Anglais dans l’alliance française, Brissot propose de
mettre entre leurs mains deux places de sûreté, Dunkerque et Calais ; un autre
jour, il veut « tenter une descente en Espagne » et en même temps envoyer une
flotte pour conquérir le Mexique. – Au
comité des finances, le principal personnage est Cambon, négociant de
Montpellier, bon comptable, qui plus tard simplifiera les écritures et fera le
Grand Livre de la dette, c’est-à-dire de la banqueroute publique ; en
attendant, il y pousse de toute sa force, encourageant l’Assemblée à
entreprendre la ruineuse et terrible guerre qui va durer vingt-trois ans ;
selon lui, on « a plus d’argent qu’il n’en faut ». À la vérité, le gage des assignats est
mangé, les impôts ne rentrent pas, on ne vit que du papier qu’on émet, les
assignats perdent 40 pour 100, le déficit prévu pour 1792 est de 400 millions , mais le financier révolutionnaire compte
sur les confiscations qu’il provoque en France et qu’il va instituer en
Belgique : voilà toute son invention, le vol systématique pratiqué en grand, à
l’intérieur et à l’étranger. – En fait
de législateurs et de fabricants de constitutions, on trouve Condorcet,
fanatique à froid, niveleur par système, persuadé que la méthode des
mathématiques convient aux sciences sociales, nourri d’abstractions, aveuglé
par ses formules, le plus chimérique des esprits faux. Jamais homme plus versé
dans les livres n’a moins connu les hommes ; jamais amateur de l’exactitude
scientifique n’a mieux réussi à dénaturer le caractère des faits. C’est lui
qui, deux jours avant le 20 juin, au milieu de la plus brutale effervescence,
admirait « le calme » et le bon raisonnement de la multitude : « A la façon
dont le peuple se rend compte des événements, on serait tenté de croire qu’il
consacre chaque jour quelques heures à l’étude de l’analyse. » C’est lui qui,
deux jours après le 20 juin, célébrait le bonnet rouge dont on avait affublé
Louis XVI : « Cette couronne en vaut bien une autre, et Marc Aurèle ne l’eût
pas dédaignée . » – Tel est le
discernement et le sens pratique des conducteurs…
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