Viv(r)e la recherche se propose de rassembler des témoignages, réflexions et propositions sur la recherche, le développement, l'innovation et la culture



Rechercher dans ce blog

dimanche 13 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_54_ Les élections jacobines et leur élus

Comment les jacobins remportent les élections ;  sous pression, les honnêtes gens s’écartent du scrutin comme d’un coupe-gorge ; généralisation de la violence : « les élections se font avec la plus grande tranquillité, parce que tous les malintentionnés s’en sont volontairement écartés ». La Société des gourdins ferrés; Désormais les Jacobins n’ont qu’à menacer, on sait qu’il en coûte trop de leur résister; Rôle de la presse jacobine, spécialement Marat :  les listes de diffamation peuvent devenir des listes de proscription.
Les élus : Brissot, Cambon, Condorcet : jamais amateur de l’exactitude scientifique n’a mieux réussi à dénaturer le caractère des faits.

Les honnêtes gens s’écartent du scrutin comme d’un coupe-gorge

Telle est la pression sous laquelle on vote en France pendant l’été et l’automne de 1791. Partout les visites domiciliaires, le désarmement, le danger quotidien forcent les nobles et les ecclésiastiques, les propriétaires et les gens cultivés à quitter leur résidence, à se réfugier dans les grandes villes, à émigrer  , ou, tout au moins, à s’effacer, à se clore étroitement dans la vie privée, à s’abstenir de toute propagande, de toute candidature et de tout vote. Ce serait folie à eux que de se montrer dans tant de cantons où les perquisitions ont abouti à la jacquerie ; en Bourgogne et dans le Lyonnais, où les châteaux sont saccagés, où de vieux gentilshommes sont meurtris et laissés pour morts, où M. Guillin vient d’être assassiné et dépecé ; à Marseille, où les chefs du parti modéré sont en prison, où un régiment suisse sous les armes suffit à peine pour exécuter l’arrêt du tribunal qui les élargit, où, si quelque imprudent s’oppose aux motions jacobines, on le fait taire en l’avertissant qu’on va l’enterrer vif ; à Toulon, où les Jacobins fusillent les modérés et la troupe, où un capitaine de vaisseau, M. de Beaucaire, est tué d’un coup de feu dans le dos, où le club, soutenu par les indigents, les matelots, les ouvriers du port et « les forains sans aveu », exerce la dictature par droit de conquête ; à Brest, à Tulle, à Cahors, où, en ce moment même, des gentilshommes et des officiers sont massacrés dans la rue. Rien d’étonnant si les honnêtes gens s’écartent du scrutin comme d’un coupe-gorge.

Les élections se font avec la plus grande tranquillité, parce que tous les malintentionnés s’en sont volontairement écartés

 – Au reste, qu’ils s’y présentent, si bon leur semble : on saura bien s’y débarrasser d’eux. À Aix, on déclare à l’assesseur chargé de lire les noms des électeurs que « l’appel nominal doit être fait par une bouche pure, qu’étant aristocrate et fanatique, il ne peut ni parler ni voter », et, sans plus de cérémonie, on le met à la porte  . Le procédé est excellent pour changer une minorité en majorité ; pourtant en voici un autre plus efficace encore.
A Dax, sous le nom d’Amis de la Constitution française, les Feuillants se sont séparés des Jacobins  , et, de plus, ils insistent pour exclure de la garde nationale « les étrangers sans propriété ni qualité », les citoyens passifs qui, malgré la loi, s’y sont introduits, qui usurpent le droit de vote, et qui « insultent journellement les habitants tranquilles ». En conséquence, le jour de l’élection, dans l’église où se tient l’assemblée primaire, deux Feuillants, Laurède, ci-devant contrôleur des vingtièmes, et Brunache, vitrier, proposent l’exclusion d’un intrus, domestique à gages. Aussitôt les Jacobins s’élancent ; Laurède est jeté contre un bénitier, blessé à la tête ; il veut s’échapper, il est ressaisi aux cheveux, terrassé, frappé au bras d’un coup de baïonnette, mis en prison, et Brunache avec lui. Huit jours après, il n’y a plus que des Jacobins à la seconde assemblée ; naturellement « ils sont tous élus » et forment la municipalité nouvelle, qui, malgré les arrêtés du département, refuse d’élargir les deux prisonniers et, par surcroît, les met au cachot.
A Montpellier, l’opération, un peu plus tardive, n’en est que plus complète. Les votes étaient déposés, les boîtes du scrutin fermées, cachetées, et la majorité acquise aux modérés. Là-dessus, le club jacobin et la Société des gourdins ferrés, qui s’appelle elle-même le Pouvoir exécutif, se portent en force dans les assemblées de section, brûlent un scrutin, tirent des coups du fusil et tuent deux hommes. Pour rétablir la paix, la municipalité consigne chaque compagnie de la garde nationale à la porte de son capitaine, et naturellement les modérés obéissent, mais les violents n’obéissent pas. Au nombre d’environ deux mille, ils parcourent la ville, entrent dans les maisons, tuent trois hommes dans la rue ou à domicile, et obligent les corps administratifs à suspendre les assemblées électorales. De plus, ils exigent le désarmement « des aristocrates », et, ne l’obtenant pas assez vite, ils tuent un artisan qui se promenait avec sa mère, lui coupent la tête, la portent en triomphe, et la suspendent devant sa maison. Aussitôt les autorités persuadées décrètent le désarmement, et les vainqueurs paradent en corps dans les rues : par gaieté ou par précaution, ils lâchent en passant leur coup de fusil à travers les fenêtres des maisons suspectes, et, un peu au hasard, tuent encore un homme et une femme. Dans les trois jours qui suivent, six cents familles émigrent, et les administrateurs écrivent que tout va bien, que la concorde est rétablie : « A présent, disent-ils, les élections se font avec la plus grande tranquillité, parce que tous les malintentionnés s’en sont volontairement écartés, une grande partie d’entre eux ayant quitté la ville   ». On a fait le vide autour du scrutin, et cela s’appelle l’unanimité des voix.

Désormais les Jacobins n’ont qu’à menacer, on sait qu’il en coûte trop de leur résister…

— De telles exécutions sont d’un grand effet, et il n’y a pas besoin d’en faire beaucoup ; quelques-unes suffisent quand elles sont heureuses et restent impunies, ce qui est toujours le cas. Désormais les Jacobins n’ont qu’à menacer : on ne leur résiste plus, on sait qu’il en coûte trop de leur résister en face ; on ne se soucie pas d’aller aux assemblées électorales récolter des injures et des dangers ; on se confesse vaincu, et d’avance. Sans compter les coups, n’ont-ils pas des arguments irrésistibles ? A Paris, dans trois numéros successifs, Marat vient de dénoncer par leurs noms « les scélérats et les coquins » qui briguent pour se faire nommer électeurs  , non pas des nobles ou des prêtres, mais de simples bourgeois, avocats, architectes, médecins, bijoutiers, papetiers, imprimeurs, tapissiers et autres fabricants, chacun inscrit dans le journal avec son nom, sa profession, son adresse et l’une des qualifications suivantes : « tartufe, homme sans mœurs et sans probité, banqueroutier, mouchard, usurier, maître filou », sans compter d’autres que je ne puis transcrire. Remarquez que la liste de diffamation peut devenir une liste de proscription, que dans toutes les villes et bourgades de France des listes semblables sont incessamment dressées et colportées par le club local, et jugez si, entre ses adversaires et lui, la lutte est égale. — Quant aux électeurs de la campagne, il a pour eux des moyens de persuasion appropriés, surtout dans les innombrables cantons ravagés ou menacés par la jacquerie, par exemple dans la Corrèze, où « les insurrections et les dévastations ont gagné tout le département, et où l’on ne parle que de pendre les huissiers qui feront des actes   ». Pendant toute la durée des opérations électorales, le club est resté en permanence ; « il n’a cessé d’appeler ses électeurs à ses séances » ; chaque fois, « il n’y était question que de la destruction des étangs et des rentes, et les grands orateurs se sont résumés à dire qu’il ne fallait point en payer ». Composée de campagnards, la majorité des électeurs s’est trouvée sensible à cette éloquence ; tous ses candidats ont dû se prononcer contre les rentes et contre les étangs ; c’est sur cette profession de foi qu’elle a nommé les députés et l’accusateur public ; en d’autres termes, pour être élus, les Jacobins ont promis aux tenanciers avides la propriété et le revenu des propriétaires. — Déjà, dans les procédés par lesquels ils obtiennent le tiers des places en 1791, on aperçoit en germe les procédés par lesquels ils prendront toutes les places en 1792, et, dès cette première campagne électorale, leurs actes indiquent, non seulement leurs maximes et leur politique, mais encore la condition, l’éducation, l’esprit et le caractère des hommes qu’ils installent au pouvoir central ou local.

Les  élus: Brissot, Cambon, Condorcet


S’il est vrai qu’une nation doit être représentée par son élite, la France a été singulièrement représentée pendant la Révolution. D’assemblée en assemblée, on voit baisser le niveau politique ; surtout de la Constituante à la Législative, la chute est profonde. Les acteurs en titre se sont retirés au moment où ils commençaient à comprendre leurs rôles ; bien mieux, ils se sont exclus eux-mêmes du théâtre, et la scène est maintenant livrée aux doublures. « L’Assemblée précédente, écrit un ambassadeur  , renfermait dans son sein de grands talents, de grandes fortunes, de grands noms ; par cette réunion, elle imposait au peuple, quoiqu’il fut acharné contre toute distinction personnelle. L’Assemblée actuelle n’est presque que le conseil des avocats de toutes les villes et villages de France. » - En effet, sur 745 députés, on y compte « 400 avocats, pris pour la plupart dans les derniers rangs du barreau », une vingtaine de prêtres constitutionnels, « autant de poètes et littérateurs de fort petite renommée, tout cela à peu près sans patrimoine », le plus grand nombre ayant moins de trente ans, soixante ayant moins de vingt-six ans  , « presque tous formés dans les clubs et assemblées populaires ». Pas un noble ou prélat de l’ancien régime, pas un grand propriétaire  , pas un chef de service, pas un homme éminent et spécial en fait de diplomatie, de finance, d’administration ou d’art militaire. On n’y trouve que trois officiers généraux et du dernier rang  , dont l’un nommé depuis trois mois et les deux autres tout à fait inconnus. - Pour chef du comité diplomatique, on a Brissot, journaliste ambulant, qui, ayant roulé en Angleterre et aux États-Unis, semble compétent dans les affaires des deux mondes ; effectivement, c’est un de ces bavards outrecuidants et râpés, qui, du fond de leur mansarde, régentent les cabinets et remanient l’Europe ; les choses leur semblent aussi faciles à combiner que les phrases : un jour , pour attirer les Anglais dans l’alliance française, Brissot propose de mettre entre leurs mains deux places de sûreté, Dunkerque et Calais ; un autre jour, il veut « tenter une descente en Espagne » et en même temps envoyer une flotte pour conquérir le Mexique. – Au comité des finances, le principal personnage est Cambon, négociant de Montpellier, bon comptable, qui plus tard simplifiera les écritures et fera le Grand Livre de la dette, c’est-à-dire de la banqueroute publique ; en attendant, il y pousse de toute sa force, encourageant l’Assemblée à entreprendre la ruineuse et terrible guerre qui va durer vingt-trois ans ; selon lui, on « a plus d’argent qu’il n’en faut   ». À la vérité, le gage des assignats est mangé, les impôts ne rentrent pas, on ne vit que du papier qu’on émet, les assignats perdent 40 pour 100, le déficit prévu pour 1792 est de 400 millions  , mais le financier révolutionnaire compte sur les confiscations qu’il provoque en France et qu’il va instituer en Belgique : voilà toute son invention, le vol systématique pratiqué en grand, à l’intérieur et à l’étranger. – En fait de législateurs et de fabricants de constitutions, on trouve Condorcet, fanatique à froid, niveleur par système, persuadé que la méthode des mathématiques convient aux sciences sociales, nourri d’abstractions, aveuglé par ses formules, le plus chimérique des esprits faux. Jamais homme plus versé dans les livres n’a moins connu les hommes ; jamais amateur de l’exactitude scientifique n’a mieux réussi à dénaturer le caractère des faits. C’est lui qui, deux jours avant le 20 juin, au milieu de la plus brutale effervescence, admirait « le calme » et le bon raisonnement de la multitude : « A la façon dont le peuple se rend compte des événements, on serait tenté de croire qu’il consacre chaque jour quelques heures à l’étude de l’analyse. » C’est lui qui, deux jours après le 20 juin, célébrait le bonnet rouge dont on avait affublé Louis XVI : « Cette couronne en vaut bien une autre, et Marc Aurèle ne l’eût pas dédaignée  . » – Tel est le discernement et le sens pratique des conducteurs…


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Commentaires

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.