Important et Magistral, chef d’œuvre
d’historien et d’écrivain : Pour suivre
les exactions des débuts de la Convention, Taine s’imagine dans le bureau du
très distingué et très girondin Ministre de l’ intérieur, Roland, en compagnie de sa femme sans
laquelle il ne faisait rien. Il devait tenir à la fonction, puisque les
Girondins ont déclenché le 10 aôut et les
massacres de septembre pour qu’il retrouve son poste. Voici ce qu’il en fait.
NB ce blog et les suivants immédiats sont
la retransmission intégrale du texte de Taine
Châlons, Beaune, Dijon, Auxerre, Roanne ;
Roland commence à voir les choses à travers les mots.
La nuit s’avance, les dossiers sont trop nombreux et trop gros, Roland voit
que, sur quatre-vingt-trois, il n’en pourra guère feuilleter que cinquante ; il
faut se hâter, et de l’Est ses yeux redescendent vers le Midi. – De ce côté
aussi il y a d’étranges spectacles. Le 2 septembre, à Châlons-sur-Marne , M. Chanlaire,
octogénaire et sourd, son paroissien sous le bras, revenait du Mail où tous les
jours il allait dire ses heures. Des volontaires parisiens, qui le rencontrent,
lui trouvent la mine d’un dévot, et lui ordonnent de crier Vive la liberté !
Lui, faute d’entendre, ne répond pas. Ils le prennent par les oreilles et,
comme il ne marche pas assez vite, ils le traînent ; les vieilles oreilles se
cassent, la vue du sang les excite, ils coupent les oreilles et le nez, et
arrivent avec ce pauvre homme sanglant devant l’Hôtel de ville. À cette vue, un
notaire, homme sensible, qu’on a mis là en sentinelle, est saisi d’horreur, se
sauve, et les autres gardes nationaux du poste se hâtent de fermer la grille. Les
Parisiens, poussant toujours leur captif, vont au district, puis au
département, « pour dénoncer les aristocrates » ; en chemin, ils continuent à
frapper sur le vieillard, qui tombe ; alors ils lui tranchent la tête, mettent
le corps en morceaux et promènent la tête au bout d’une pique. Cependant, dans
la même ville vingt-deux gentilshommes, à Beaune
quarante prêtres et nobles, à Dijon
quatre-vingt-trois chefs de famille, écroués comme suspects sans interrogatoire
ni preuves et détenus à leurs frais pendant deux mois sous les piques, se
demandent chaque matin si la populace et les volontaires, qui poussent des cris
de mort dans les rues, ne vont pas les élargir comme à Paris
.— Un rien suffit pour provoquer le meurtre. Le 19 août, à Auxerre, pendant le défilé de la garde
nationale, trois citoyens, après avoir prêté le serment civique, « ont quitté
leurs rangs », et, comme on les rappelle « pour les faire rejoindre », l’un
d’eux, par impatience ou mauvaise humeur, « fait un geste indécent » ; à
l’instant, la populace qui se croit insultée, fond sur eux, écarte la
municipalité et la garde nationale, blesse l’un et tue les deux autres . Quinze jours après, au même endroit, de
jeunes ecclésiastiques sont massacrés, et « le cadavre de l’un d’eux reste trois jours sur un fumier, sans qu’on
permette à ses parents de l’enterrer ». Presque à la même date, dans un
village de sabotiers à cinq lieues d’Autun, quatre ecclésiastiques munis de
passeports, parmi eux un évêque et ses deux grands vicaires, ont été arrêtés,
puis fouillés, puis volés, puis assassinés par les paysans. — Au-dessous
d’Autun, notamment dans le district de Roanne,
les villageois brûlent les terriers des propriétés nationales ; les volontaires
rançonnent les propriétaires ; les uns et les autres, ensemble ou séparés, se
livrent « à tous les excès et à toutes sortes d’horreurs contre ceux qu’ils
soupçonnent d’incivisme sous prétexte des opinions religieuses ». Si rempli et si offusqué que soit
l’esprit de Roland par les généralités philosophiques, il a longtemps inspecté
dans ce pays les manufactures ; tous les noms de lieux lui sont familiers ;
cette fois les objets et les formes se dessinent dans son imagination
desséchée, et il commence à voir les
choses à travers les mots.
Lyon ; les officiers du
Royal Pologne dont Danton demande la libération
Le doigt de Mme Roland se pose
sur ce Lyon qu’elle connaît si bien. Deux ans
auparavant, elle s’indignait contre « la quadruple aristocratie de la ville,
petits nobles, prêtres, gros marchands et robins, bref ce qu’on appelait les
honnêtes gens dans l’insolence de l’ancien régime » ; à présent, elle y trouve une autre
aristocratie, celle du ruisseau. À l’exemple de Paris, les clubistes de Lyon,
conduits par Châlier, ont préparé le
massacre en grand de tous les malveillants ou suspects ; un autre meneur, Dodieu, a dressé la liste nominative de
deux cents aristocrates à pendre, et, le 9 septembre, les femmes à piques, les
enragés des faubourgs, des bandes « d’inconnus », ramassés par le club
central entreprennent de nettoyer les prisons. Si la boucherie n’y est pas
aussi large qu’à Paris, c’est que la garde nationale, plus énergique,
intervient au moment où, dans la prison de Roanne, un émissaire parisien,
Saint-Charles, tenant sa liste, relevait déjà les noms sur le livre d’écrou.
Mais, en d’autres endroits, elle est arrivée trop tard. – Huit officiers de Royal-Pologne, en garnison à Auch, quelques-uns
ayant vingt et trente ans de service, avaient été contraints, par
l’insubordination de leurs cavaliers, de donner leur démission ; cependant, sur
la demande expresse du ministre de la guerre, ils étaient restés à leur poste
par patriotisme et, en vingt-deux jours de marches pénibles, ils avaient
conduit leur régiment d’Auch à Lyon. Trois jours après leur arrivée, saisis de
nuit dans leurs lits, menés à Pierre-Encize,
lapidés dans le trajet, tenus au secret, l’interrogatoire, répété et prolongé,
n’a mis au jour que leurs services et leur innocence. Ce sont eux que la
populace jacobine vient enlever de prison ; des huit, elle en égorge sept dans la rue, avec eux quatre prêtres,
et l’étalage que les assassins font de leur œuvre est encore plus impudent qu’à
Paris. Toute la nuit, ils paradent dans
la ville avec les têtes des morts au bout de leurs piques ; ils les
portent, place des Terreaux, dans les cafés, ils les posent sur les tables et,
par dérision, leur offrent de la bière ; puis ils allument des torches, entrent
au théâtre des Célestins, et, défilant sur la scène avec leurs trophées, ils
introduisent la tragédie réelle dans la tragédie feinte. –
Épilogue grotesque et terrible :
à la fin du dossier, Roland trouve une lettre de son collègue Danton qui le prie de faire élargir les officiers
massacrés depuis trois semaines ; « car, dit Danton,
s’il n’y a pas lieu à accusation contre eux, il serait d’une injustice
révoltante de les retenir plus longtemps dans les fers ». Sur la lettre de Danton, le commis de Roland a mis en note : « Affaire
finie ». – Ici, je suppose, les deux époux se regardent sans rien dire. Mme
Roland se souvient peut-être qu’au commencement de la Révolution, elle-même
demandait des têtes, surtout « deux têtes illustres », et souhaitait « que
l’Assemblée nationale leur fît leur procès en règle, ou que de généreux Décius
» se dévouassent pour « les abattre ».
Ses vœux sont exaucés ; le procès en règle va commencer, et les Décius qu’elle
a invoqués fourmillent dans toute la France.
Marseille : des départements
jacobins en état de sécession
Reste le point du
Sud-Est, cette Provence que
Barbaroux lui représentait comme le dernier asile de la philosophie et de la
liberté. Le doigt de Roland descend le Rhône, et des deux côtés, en passant, il
rencontre les méfaits ordinaires. – Sur la droite, dans le Cantal et dans le
Gard, « les défenseurs de la patrie » se remplissent les poches aux dépens des
contribuables qu’ils désignent eux-mêmes
, et, dans la langue nouvelle, cette souscription forcée s’appelle « don
volontaire ». « De pauvres ouvriers de Nîmes
ont été taxés à 50 livres, d’autres à 200, 300, 900, 1 000, sous peine de
dévastation et de mauvais traitements. » Dans la campagne, près de Tarascon, les volontaires, reprenant les pratiques des anciens brigands,
lèvent le sabre sur la tête de la mère, menacent d’étouffer la tante évanouie
dans son lit, tiennent l’enfant suspendu au-dessus du puits, et extorquent
ainsi au propriétaire ou fermier jusqu’à 4 000 et 5 000 livres : le plus
souvent celui-ci n’ose rien dire ; car, en cas de plainte, il est sûr de voir
incendier sa ferme et couper ses oliviers
. Sur la rive gauche, dans l’Isère, le lieutenant-colonel Spendeler, saisi par la populace de
Tullins, a été assassiné, puis pendu par les pieds à un arbre de la route ; dans la Drôme, les volontaires du Gard ont
forcé la prison de Montélimar et
haché un innocent à coups de sabre ;
dans le Vaucluse, le pillage est universel et en permanence. Seuls admis dans
la garde nationale et aux fonctions publiques, les anciens brigands d’Avignon,
avec la municipalité pour complice, font des rafles dans la ville et des
razzias dans la campagne : dans la ville, 450
000 francs de « dons volontaires » versés aux meurtriers de la Glacière par les
amis ou parents des morts ; dans la campagne, des rançons de 1 000 à 10 000
livres imposées aux cultivateurs riches, sans compter les orgies de la conquête
et les gaietés de l’arbitraire, les quêtes à main armée et à domicile pour
arroser la plantation des innombrables arbres de la Liberté, les repas de 5 à
600 livres faits avec l’argent extorqué, la ripaille à discrétion et le dégât
sans frein dans les fermes envahies ,
bref tous les abus de la force en goguette qui s’amuse de ses brutalités et
n’enorgueillit de ses attentats.
Sur cette traînée
de meurtres et de vols, le ministre
arrive à Marseille, et subitement, j’imagine, il s’arrête avec une sorte de
stupeur. Non pas qu’il soit étonné par les assassinats populaires ; sans doute,
on lui en mande d’Aix, d’Aubagne, d’Apt, de Brignoles, d’Eyguières, et il y en
a plusieurs séries à Marseille, une en juillet, deux en août, deux en
septembre ; mais il doit y être
accoutumé. Ce qui le trouble, c’est que là-bas le lien national se rompt ; il voit des départements qui se détachent :
des États nouveaux, distincts, indépendants, complets se fondent en invoquant
la souveraineté du peuple ; publiquement et officiellement, ils gardent pour leurs besoins locaux les
impôts perçus pour le gouvernement du centre, ils décernent des peines contre
leurs habitants réfugiés en France, ils instituent des tribunaux, ils imposent
des contributions, ils lèvent des troupes et font des expéditions militaires . Réunis pour nommer leurs représentants à la
Convention, les électeurs des Bouches-du-Rhône ont voulu par surcroît établir
dans tout le département « le règne de la liberté et de l’égalité » et, à cet
effet, ils ont formé, dit l’un d’eux, « une armée de douze cents héros pour
purger les districts ou l’aristocratie bourgeoise lève encore sa tête imprudente
et téméraire ». En conséquence, à Sonas,
Noves, Saint-Remy, Maillane, Eyrague, Graveson, Eyguières, dans toute l’étendue
des districts de Tarascon, Arles et Salon, les douze cents héros sont autorisés
à vivre à discrétion chez l’habitant et les autres frais de l’expédition seront
supportés « par les citoyens suspects
». Ces expéditions se prolongent pendant six semaines et davantage ; il
s’en fait au delà du département, à Manosque dans les Basses-Alpes, et
Manosque, obligée de verser pour indemnité de déplacement 104 000 livres « à
ses sauveurs et à ses pères », écrit au ministre que désormais elle ne peut
plus acquitter ses impositions.
De quelle espèce sont les souverains improvisés qui ont institué ce
brigandage ambulant ? – Là-dessus Roland n’a qu’à interroger son ami Barbaroux,
leur président et l’exécuteur de leurs arrêts : « neuf cents personnes, écrit
Barbaroux lui-même, en général peu instruites, n’écoutant qu’avec peine les
gens modérés et s’abandonnant aux effervescents, des intrigants habiles à semer
la calomnie, de petits esprits soupçonneux, quelques hommes vertueux, mais sans
lumières, quelques gens éclairés, mais sans courage, beaucoup de patriotes,
mais sans mesure, sans philosophie », bref un
club jacobin, si jacobin, « qu’à la nouvelle des massacres du 2 septembre, il
fit retentir la salle de ses applaudissements » ; au premier rang, une foule d’hommes
avides d’argent et de places, dénonciateurs éternels, supposant des troubles ou
les exagérant pour se faire donner des commissions lucratives », en d’autres termes la meute ordinaire des
appétits aboyants qui se lancent à la curée.
– Pour les connaître à fond, Roland
n’a qu’à feuilleter un dernier dossier, celui du département voisin, et à
considérer leurs collègues du Var
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