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dimanche 6 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_20_ Misère de la paysannerie

Ou pourquoi ceux qui n’ont pas été ému à la lecture de Taine ne comprendront jamais la France.  
Misère de la paysannerie au-delà de ce que la nature peut porter. La France en friche ou mal cultivée, effet de la centralisation. Le petit propriétaire rural encore plus misérable : on lui prend tout ce qu’on peut lui prendre

Une misère  au delà de ce que la nature humaine peut porter

La Bruyère écrivait juste un siècle avant 1789   : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine ; et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. » – Ils en manquent pendant les vingt-cinq années suivantes, et meurent par troupeaux ; j’estime qu’en 1715 il en avait péri près d’un tiers , six millions, de misère et de faim. Ainsi, pour le premier quart du siècle qui précède la Révolution, la peinture, bien loin d’être trop forte, est trop faible, et l’on va voir que pendant un demi-siècle et davantage, jusqu’à la mort de Louis XV, elle demeure exacte ; peut-être même, au lieu de l’atténuer, faudrait-il la charger.
En 1725, dit Saint-Simon, « au milieu des profusions de Strasbourg et de Chantilly, on vit en Normandie d’herbes des champs. Le premier roi de l’Europe ne peut être un grand roi s’il ne l’est que de gueux de toutes conditions, et si son royaume tourne en un vaste hôpital de mourants à qui on prend tout en pleine paix  . » Au plus beau temps de Fleury et dans la plus belle région de France, le paysan cache « son vin à cause des aides et son pain à cause de la taille », persuadé « qu’il est un homme perdu si l’on peut se douter qu’il ne meurt pas de faim   ». En 1739, d’Argenson écrit dans son journal   : « La disette vient d’occasionner trois soulèvements dans les provinces, à Ruffec, à Caen et à Chinon. On a assassiné sur les chemins des femmes qui portaient du pain....

Sans doute, sous Louis XVI, le gouvernement s’adoucit, les intendants sont humains, l’administration s’améliore, la taille devient moins inégale, la corvée s’allège en se transformant, bref la misère est moindre. Et pourtant elle est encore au delà de ce que la nature humaine peut porter.
Parcourez les correspondances administratives des trente dernières années qui précèdent la Révolution : cent indices vous révéleront une souffrance excessive, même lorsqu’elle ne se tourne pas en fureur. Visiblement, pour l’homme du peuple, paysan, artisan, ouvrier, qui subsiste par le travail de ses bras, la vie est précaire ; il a juste le peu qu’il faut pour ne pas mourir de faim, et plus d’une fois ce peu lui manque  . Ici, dans quatre élections, « les habitants ne vivent presque que de sarrasin », et depuis cinq ans les pommes ayant manqué, ils n’ont que de l’eau pour boisson. Là, en pays de vignobles , chaque année « les vignerons sont en grande partie réduits à mendier leur pain dans la saison morte ». Ailleurs, les ouvriers, journaliers et manœuvres ayant été obligés de vendre leurs effets et leurs meubles, plusieurs sont morts de froid ; la nourriture insuffisante et malsaine a répandu des maladies, et dans deux élections on en compte trente-cinq mille à l’aumône  . Dans un canton reculé, les paysans coupent les blés encore verts et les font sécher au four, parce que leur faim ne peut attendre. L’intendant de Poitiers écrit que, « dès que les ateliers de charité sont ouverts, il s’y précipite un nombre prodigieux de pauvres, quelque soin qu’on ait pris pour réduire les prix et n’admettre à ce travail que les plus nécessiteux ». L’intendant de Bourges marque qu’un grand nombre de métayers ont vendu leurs meubles, que « des familles entières ont passé deux jours sans manger », que, dans plusieurs paroisses, les affamés restent au lit la plus grande partie du jour pour souffrir moins. L’intendant d’Orléans annonce « qu’en Sologne de pauvres veuves ont brûlé leurs bois de lit, d’autres leurs arbres fruitiers », pour se préserver du froid et il ajoute : « Rien n’est exagéré dans ce tableau, le cri du besoin ne peut se rendre, il faut voir de près la misère des campagnes pour s’en faire une idée. » De Riom, de La Rochelle, de Limoges, de Lyon, de Montauban, de Caen, d’Alençon, des Flandres, de Moulins, les autres intendants mandent des nouvelles semblables. On dirait un glas funèbre qui s’interrompt pour reprendre

Vienne une gelée, une grêle, une inondation, toute une province ne sait plus comment faire pour subsister jusqu’à l’année suivante ; en beaucoup d’endroits il suffit de l’hiver, même ordinaire, pour amener la détresse. De toutes parts, on voit des bras tendus vers le roi, qui est l’aumônier universel. Le peuple ressemble à un homme qui marcherait dans un étang, ayant de l’eau jusqu’à la bouche ; à la moindre dépression du sol, au moindre flot, il perd pied, enfonce et suffoque. En vain la charité ancienne et l’humanité nouvelle s’ingénient pour lui venir en aide : l’eau est trop haute. Il faudrait que son niveau baissât, et que l’étang pût se dégorger par quelque large issue. Jusque-là le malheureux ne pourra respirer que par intervalles, et à chaque moment il courra risque de se noyer…

La France est en friche, effet de la centralisation

C’est entre 1750 et 1760   que les oisifs qui soupent commencent à regarder avec compassion et avec alarme les travailleurs qui ne dînent pas. Pourquoi ceux-ci sont-ils si pauvres, et par quel hasard, sur un sol aussi bon que la France, le pain manque-t-il à ceux qui font pousser le grain ? – D’abord, quantité de terres sont incultes et, ce qui est pis, abandonnées. Selon les meilleurs observateurs, « le quart du sol est absolument en friche... Les landes et les bruyères y sont le plus souvent rassemblées en grands déserts, par centaines et par milliers d’arpents  . » – « Que l’on parcoure l’Anjou, le Maine, la Bretagne, le Poitou, le Limousin, la Marche, le Berry, le Nivernais, le Bourbonnais, l’Auvergne, on verra qu’il y a la moitié de ces provinces en bruyères qui forment des plaines immenses, qui toutes cependant pourraient être cultivées. » En Touraine, en Poitou, en Berry, ce sont des solitudes de trente mille arpents. Dans un seul canton, près de Preuilly, la bruyère couvre quarante mille arpents de bonne terre. La Société d’Agriculture de Rennes déclare que les deux tiers de la Bretagne sont en friche. — Ce n’est pas stérilité, mais décadence. Le régime inventé par Louis XIV a fait son effet, et depuis un siècle la terre retourne à l’état sauvage
Quand on cultive, c’est à la façon du moyen âge. Arthur Young, en 1789, juge qu’en France « l’agriculture en est encore au dixième siècle   ». Sauf en Flandre et dans la plaine d’Alsace, les champs restent en jachère un an sur trois, et souvent un an sur deux. Mauvais outils ; point de charrues en fer ; en maint endroit, on s’en tient à la charrue de Virgile. L’essieu des charrettes et les cercles des roues sont en bois, et plus d’une fois la herse est une échelle de charrette. Peu de bestiaux, peu de fumures ; le capital appliqué à la culture est trois fois moindre qu’aujourd’hui. Faibles produits : « Nos terres communes, dit un bon observateur, donnent environ, à prendre l’une dans l’autre, six fois la semence . » En 1778, dans la riche contrée qui environne Toulouse, le blé ne rend que cinq pour un ; aujourd’hui, c’est huit, et davantage. Arthur Young calcule que, de son temps, l’acre anglaise produit vingt-huit boisseaux de grain, l’acre française dix-huit, que le produit total de la même terre pendant le même laps de temps est de trente-six livres sterling en Angleterre, et seulement de vingt-cinq en France. — Comme les chemins vicinaux sont affreux et que les transports sont souvent impraticables, il est clair que, dans les cantons écartés, dans les mauvais sols qui rendent à peine trois fois la semence, il n’y a pas toujours de quoi manger. Comment vivre jusqu’à la prochaine récolte ? Telle est la préoccupation constante avant et pendant la Révolution

Le petit propriétaire rural encore plus misérable : on lui prend tout ce qu’on peut lui prendre

Quand l’homme est misérable, il s’aigrit ; mais quand il est à la fois propriétaire et misérable, il s’aigrit davantage. Il a pu se résigner à l’indigence, il ne se résigne pas à la spoliation ; et telle était la situation du paysan en 1789 ; car, pendant tout le dix-huitième siècle, il avait acquis de la terre. – Comment avait-il fait, dans une telle détresse ? La chose est à peine croyable, quoique certaine ; on ne peut l’expliquer que par le caractère du paysan français, par sa sobriété, sa ténacité, sa dureté pour lui-même, sa dissimulation, sa passion héréditaire pour la propriété et pour la terre. Il avait vécu de privations, épargné sou sur sou. Chaque année, quelques pièces blanches allaient rejoindre son petit tas d’écus enterré au coin le plus secret de sa cave ; certainement, le paysan de Rousseau, qui cachait son vin et son pain dans un silo, avait une cachette plus mystérieuse encore ; un peu d’argent dans un bas de laine ou dans un pot échappe mieux que le reste à l’inquisition des commis. En guenilles, pieds nus, ne mangeant que du pain noir, mais couvant dans son cœur le petit trésor sur lequel il fondait tant d’espérances, il guettait l’occasion, et l’occasion ne manquait pas…
Avant de subir la dépossession totale, le seigneur obéré s’est résigné aux aliénations partielles. Le paysan, qui a graissé la patte du régisseur, se trouve là avec son magot. « Mauvaise terre, Monseigneur, et qui vous coûte plus qu’elle ne vous rapporte. » Il s’agit d’un lopin isolé, d’un bout de champ ou de pré, parfois d’une ferme dont le fermier ne paye plus, plus souvent d’une métairie dont les métayers besogneux et paresseux tombent chaque année à la charge du maître. Celui-ci peut se dire que la parcelle aliénée n’est pas perdue pour lui, puisqu’un jour, par droit de rachat, il pourra la reprendre, et puisqu’en attendant il touchera un cens, des redevances, le profit des lods et ventes. D’ailleurs, il y a chez lui et autour de lui de grandes espaces vides que la décadence de la culture et la dépopulation ont laissés déserts. Pour les remettre en valeur, il faut en céder la propriété ; nul autre moyen de rattacher l’homme à la terre…
Aussi le nombre des petites propriétés rurales va toujours croissant. Necker dit qu’il y en a « une immensité ». Arthur Young, en 1789, s’étonne de leur prodigieuse multitude et « penche à croire qu’elles forment le tiers du royaume ». Ce serait déjà notre chiffre actuel, et l’on trouve encore, à peu de chose près, le chiffre actuel, si l’on cherche le nombre des propriétaires comparé au nombre des habitants…

Mais, en acquérant le sol, le petit cultivateur en prend pour lui les charges. Tant qu’il était simple journalier et n’avait que ses bras, l’impôt ne l’atteignait qu’à demi : « où il n’y a rien, le roi perd ses droits ». Maintenant, il a beau être pauvre et se dire encore plus pauvre, le fisc a prise sur lui par toute l’étendue de sa propriété nouvelle. Les collecteurs, paysans comme lui et jaloux à titre de voisins, savent ce que son bien au soleil lui a rapporté ; c’est pourquoi on lui prend tout ce qu’on peut lui prendre. En vain il a travaillé avec une âpreté nouvelle, ses mains restent aussi vides, et, au bout de l’année, il découvre que son champ n’a rien produit pour lui. Plus il acquiert et produit, plus ses charges deviennent lourdes. En 1715, la taille et la capitation, qu’il paye seul ou presque seul, étaient de 66 millions ; elles sont de 93 en 1759, de 110 en 1789  . En 1757, l’impôt est de 283 156 000 livres ; en 1789, de 476 294 000. — Sans doute, en théorie, par humanité et bon sens, on veut le soulager, on a pitié de lui. Mais en pratique, par nécessité et routine, on le traite, selon le précepte du cardinal de Richelieu, comme une bête de somme à qui l’on mesure l’avoine, de peur qu’il ne soit trop fort et regimbe…


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