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mercredi 16 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_72_ Dans le bureau de Roland_1

Important et Magistral, chef d’œuvre d’historien et d’écrivain  : Pour suivre les exactions des débuts de la Convention, Taine s’imagine dans le bureau du très distingué et très girondin Ministre de l4intérieur,  Roland, en compagnie de sa femme sans laquelle il ne faisait rien. Il devait tenir à la fonction, puisque les Girondins ont déclenché le 10  aôut et les massacres de septembre pour qu’il retrouve son poste. Vopici ce qu’il en fait.
NB ce blog et les suivants immédiats sont la retransmission intégrale du texte de Taine

Dans le cabinet de Roland, ministre de l’intérieur

Entrons dans le cabinet de Roland, ministre de l’intérieur, quinze jours après l’ouverture de la Convention, et supposons qu’un soir il ait voulu contempler, dans le raccourci d’un tableau, l’état du pays qu’il administre. Ses commis ont déposé sur la table la correspondance des dix dernières semaines, rangée par ordre ; en marge, il retrouve l’abrégé de ses propres réponses ; sous ses yeux est une carte de France, et, partant du Midi, il suit du doigt la grande route ordinaire. À chaque étape, il feuillette le dossier correspondant, et, négligeant d’innombrables violences, il relève seulement les grands exploits révolutionnaires  . Mme Roland, j’imagine, travaille avec lui, et les deux époux, seuls sous la lampe, réfléchissent en voyant à l’œuvre la bête féroce qu’ils ont lâchée en province comme à Paris.

Sur la route de Carcassonne

Ils jettent d’abord les yeux vers l’extrémité méridionale de la France. Là  , sur le canal des Deux-Mers, à Carcassonne, la populace a saisi trois bateaux de grains, exigé des vivres, puis une diminution sur le prix du blé, puis les fusils et canons de l’entrepôt, puis les têtes des administrateurs : l’inspecteur général des rôles a été blessé à coups de hache, et le procureur-syndic du département, M. Verdier, massacré. — Le ministre suit du regard la route de Carcassonne à Bordeaux et, à droite comme à gauche, il trouve des traces de sang. À Castres  , le bruit s’étant répandu qu’un marchand de blé cherchait à faire hausser le prix des grains, un attroupement s’est formé, et, pour sauver le marchand, on l’a mis au corps de garde ; mais les volontaires ont forcé la garde et jeté l’homme par une fenêtre du premier étage ; puis ils l’ont achevé « à coups de bâton et de poids », traîné dans les rues et lancé dans la rivière. — La veille, à Clairac  , M. Lartigue-Langa, prêtre insermenté, poursuivi dans les rues par une troupe d’hommes et de femmes qui voulaient le dépouiller de sa soutane et le promener sur un âne, s’est réfugié à grand’peine dans sa maison de campagne ; mais on est allé l’y prendre, on l’a ramené sur la place de la Promenade et on l’a tué. Quelques braves gens qui s’interposaient ont été taxés « d’incivisme » et chargés de coups. Point de répression possible ; le département mande au ministre « qu’en ce moment il serait impolitique de poursuivre l’affaire ». Roland sait cela par expérience, et les lettres qu’il a dans les mains lui montrent que, là-bas comme à Paris, le meurtre engendre le meurtre : un gentilhomme, M. d’Alespée, vient d’être assassiné à Nérac. « Tous les citoyens un peu marquants lui ont fait un rempart de leurs corps ; » mais la canaille a prévalu, et les meurtriers, « par leur obscurité, » échappent aux recherches. — Le doigt du ministre s’arrête sur Bordeaux : là les fêtes de la Fédération ont été signalées par un triple assassinat  . Pour laisser passer ce moment dangereux, M. de Langoiran, vicaire général de l’archevêché, s’était retiré à une demi-lieue, dans le village de Caudéran, chez un prêtre octogénaire qui, comme lui, ne s’était jamais mêlé des affaires publiques. Le 15 juillet, les gardes nationaux du village, échauffés par les déclamations de la veille, sont venus les prendre tous deux à domicile, et avec eux, par surcroît, un troisième prêtre du voisinage. Nul prétexte contre eux ; ni les officiers municipaux ni le juge du paix, devant lesquels on les conduit, ne peuvent s’empêcher de les déclarer innocents. En dernier ressort, on les conduit à Bordeaux devant le directoire du département. Mais le jour baisse, et la cohue ameutée manque de patience ; elle se jette sur eux. L’octogénaire « reçoit tant de coups qu’il est impossible qu’il en revienne » ; l’abbé du Puy est assommé et traîné par une corde qu’on lui attache au pied ; la tête de M. de Langoiran est coupée, on la promène sur une pique, on la porte chez lui, on la présente à sa servante en lui disant « que son maître ne viendra pas souper ». La passion des trois prêtres a duré de cinq heures du matin à sept heures du soir, et la municipalité était prévenue ; mais elle ne pouvait se déranger pour les secourir ; ses occupations étaient trop graves : elle plantait un arbre de la Liberté.

Sur la route de Bordeaux

Route de Bordeaux à Caen. — Le doigt du ministre remonte vers le nord, et rencontre Limoges. Là, le lendemain de la Fédération a été célébré comme à Bordeaux  . Un prêtre insermenté, l’abbé Chabrol, assailli par une bande d’hommes et de femmes, a d’abord été mené au corps de garde, puis dans la maison du juge de paix ; on a décerné contre lui, pour son salut, un mandat d’arrêt et on l’a fait garder à vue par quatre chasseurs dans une chambre. Mais rien de tout cela n’a suffi à la populace. Vainement les officiers municipaux l’ont suppliée ; vainement les gendarmes se sont mis entre elle et le prisonnier ; elle les a bousculés et dispersés. Cependant les vitres de la maison volaient en éclats sous les pierres et la porte s’ébranlait sous les coups de hache ; une trentaine de forcenés ont escaladé les fenêtres et descendu le prêtre comme un paquet. À cent pas de là, « excédé de coups de bâtons et d’autres instruments, » il a rendu le dernier soupir, la tête « écrasée » de vingt coups mortels. — Plus haut, vers Orléans, Roland lit dans le dossier du Loiret les dépêches suivantes   : « L’anarchie est à son comble, écrit un district au directoire du département ; l’on ne connaît plus d’autorités ; les administrations de district et les municipalités sont avilies et sans force pour se faire respecter... On ne menace plus que de tuer, que d’écraser les maisons, les livrer au pillage ; on projette d’abattre tous les châteaux. Déjà la municipalité d’Achères, avec beaucoup d’habitants, s’est transportée à Oison et à Chaussy où l’on a tout cassé, brisé, emporté. Le 16 septembre, six particuliers armés sont allés chez M. de Vaudeuil et se sont fait remettre une somme de 300 livres pour amendes qu’ils ont prétendu avoir ci-devant payées. Nous avons été avertis qu’on doit aller aujourd’hui pour le même objet chez M. Dedeley, à Achères. M. de Lory est menacé de la même chose... Enfin, tous ces gens-là disent qu’ils ne veulent plus aucunes administrations ni tribunaux, qu’ils ont la loi et la feront exécuter. Dans l’extrémité où nous nous sommes trouvés, nous avons pris le seul parti convenable, celui de souffrir en silence toutes les avanies dont nous avons été l’objet. Nous n’avons pas eu recours à vous ; car nous avons senti combien vous étiez vous-mêmes embarrassés. » – Effectivement, au chef-lieu, la meilleure partie de la garde nationale ayant été désarmée, il n’y a plus de forces contre l’émeute. Par suite, à la même date  , la populace, grossie par l’afflux des « étrangers » et nomades ordinaires, pend un commissaire en grains, plante sa tête au bout d’une pique, traîne son cadavre dans les rues, saccage cinq maisons et brûle les meubles d’un officier municipal devant sa propre porte. Là-dessus, la municipalité obéissante relâche les émeutiers arrêtés et baisse d’un sixième le prix du pain. — Au-dessus de la Loire, les dépêches de l’Orne et du Calvados achèvent le tableau. « Notre district, écrit un lieutenant de gendarmerie  , est en proie à tous les brigandages... Une trentaine de gueux viennent de saccager le château de Dompierre. À chaque instant, il nous survient des réquisitions » auxquelles nous ne pouvons satisfaire, « parce que de toutes parts ce n’est qu’une réclamation générale ». Les détails sont singuliers, et ici, tout habitué que soit le ministre aux méfaits populaires, il ne peut s’empêcher de noter une extorsion d’un genre nouveau. « Les habitants des villages   s’attroupent, se rendent aux différents châteaux, s’emparent des femmes et des enfants des propriétaires et les retiennent comme cautions des promesses qu’ils forcent ces derniers à signer du remboursement, non seulement des droits féodaux, mais encore des frais auxquels ces droits peuvent avoir donné lieu, » d’abord sous le propriétaire actuel, ensuite sous ses prédécesseurs ; cependant ils s’installent chez lui, se font payer des vacations, dévastent ses bâtiments ou vendent ses meubles. — Tout cela avec l’accompagnement des meurtres ordinaires. Une lettre du directoire de l’Orne annonce au ministre   « qu’un ci-devant noble a été homicidé dans le canton de Sep, un ex-curé dans la ville de Bellême, un prêtre insermenté dans le canton de Putanges, un ex-capucin sur le territoire d’Alençon ». Le même jour, à Caen, le procureur-syndic du Calvados, M. Bayeux, homme du premier mérite, emprisonné par les Jacobins du lieu, vient d’être tué dans la rue à coups de fusil et de baïonnette, au moment où un décret de l’Assemblée nationale proclamait son innocence et ordonnait son élargissement  .

Sur la route de l’Est


Route de l’Est. — A Rouen, devant l’Hôtel de ville, la garde nationale, lapidée pendant plus d’une heure, a fini par tirer et tuer quatre hommes ; de toutes parts, dans le département, il y a des violences à propos des grains ; le blé est taxé ou emporté de force  . Mais Roland est tenu de se restreindre, il ne peut noter que les émeutes politiques. Encore est-il obligé d’aller vite ; car, sur tout ce parcours, les meurtres foisonnent : entre l’effervescence de la capitale et l’effervescence de l’armée , chacun des départements qui avoisinent Paris ou qui bordent la frontière fournit son contingent d’assassinats. Il y en a à Gisors dans l’Eure, à Chantilly et à Clermont dans l’Oise, à Saint-Amand dans le Pas-de-Calais, à Cambrai dans le Nord, à Rethel et à Charleville dans les Ardennes, à Reims et à Châlons dans la Marne, à Troyes dans l’Aube, à Meaux dans Seine-et-Marne, à Versailles dans Seine-et-Oise  . – Roland, j’imagine, n’ouvre pas ce dernier dossier, et pour cause : il sait trop bien comment ont péri M. de Brissac, M. de Lessart, et les soixante-trois autres prisonniers massacrés à Versailles ; c’est lui qui a commissionné de sa main Fournier, l’assassin en chef ; en ce moment même, il est obligé de correspondre avec ce drôle, de lui délivrer des certificats « de zèle et de patriotisme », de lui allouer, en sus de ses vols, 30 000 livres pour les frais de l’opération  . – Mais, parmi les autres dépêches, il en est qu’il ne peut se dispenser de parcourir s’il veut savoir à qui se réduit son autorité, en quel mépris est tombé toute autorité, comment la plèbe civile ou militaire exerce son empire, avec quelle promptitude elle tranche les vies les plus illustres et les plus utiles, notamment celles des hommes qui ont commandé ou qui commandent, et le ministre se dit peut-être que son tour viendra.

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