Important et Magistral, chef d’œuvre
d’historien et d’écrivain : Pour suivre
les exactions des débuts de la Convention, Taine s’imagine dans le bureau du
très distingué et très girondin Ministre de l4intérieur, Roland, en compagnie de sa femme sans
laquelle il ne faisait rien. Il devait tenir à la fonction, puisque les
Girondins ont déclenché le 10 aôut et les
massacres de septembre pour qu’il retrouve son poste. Vopici ce qu’il en fait.
NB ce blog et les suivants immédiats sont
la retransmission intégrale du texte de Taine
Dans le cabinet de Roland, ministre de
l’intérieur
Entrons dans le cabinet de Roland,
ministre de l’intérieur, quinze jours après l’ouverture de la Convention, et
supposons qu’un soir il ait voulu contempler, dans le raccourci d’un tableau,
l’état du pays qu’il administre. Ses commis ont déposé sur la table
la correspondance des dix dernières semaines, rangée par ordre ; en marge, il
retrouve l’abrégé de ses propres réponses ; sous ses yeux est une carte de
France, et, partant du Midi, il suit du doigt la grande route ordinaire. À
chaque étape, il feuillette le dossier correspondant, et, négligeant
d’innombrables violences, il relève seulement les grands exploits
révolutionnaires . Mme Roland, j’imagine, travaille avec lui, et les deux époux, seuls
sous la lampe, réfléchissent en voyant à l’œuvre la bête féroce qu’ils ont
lâchée en province comme à Paris.
Sur la route de Carcassonne
Ils jettent
d’abord les yeux vers l’extrémité méridionale de la France. Là , sur le canal des Deux-Mers, à Carcassonne,
la populace a saisi trois bateaux de grains, exigé des vivres, puis une
diminution sur le prix du blé, puis les fusils et canons de l’entrepôt, puis
les têtes des administrateurs : l’inspecteur général des rôles a été blessé à
coups de hache, et le procureur-syndic
du département, M. Verdier, massacré. —
Le ministre suit du regard la route de Carcassonne à Bordeaux et, à droite
comme à gauche, il trouve des traces de sang. À Castres , le bruit s’étant
répandu qu’un marchand de blé cherchait à faire hausser le prix des grains, un
attroupement s’est formé, et, pour sauver le marchand, on l’a mis au corps de
garde ; mais les volontaires ont forcé la garde et jeté l’homme par une fenêtre
du premier étage ; puis ils l’ont achevé « à coups de bâton et de poids »,
traîné dans les rues et lancé dans la rivière. — La veille, à Clairac
, M. Lartigue-Langa, prêtre insermenté, poursuivi dans les rues par une
troupe d’hommes et de femmes qui voulaient le dépouiller de sa soutane et le
promener sur un âne, s’est réfugié à grand’peine dans sa maison de campagne ;
mais on est allé l’y prendre, on l’a ramené sur la place de la Promenade et on
l’a tué. Quelques braves gens qui s’interposaient ont été taxés « d’incivisme »
et chargés de coups. Point de répression possible ; le département mande au
ministre « qu’en ce moment il serait
impolitique de poursuivre l’affaire ». Roland
sait cela par expérience, et les lettres qu’il a dans les mains lui montrent
que, là-bas comme à Paris, le meurtre engendre le meurtre : un gentilhomme,
M. d’Alespée, vient d’être assassiné à Nérac. « Tous les citoyens un peu
marquants lui ont fait un rempart de leurs corps ; » mais la canaille a
prévalu, et les meurtriers, « par leur obscurité, » échappent aux recherches. —
Le doigt du ministre s’arrête sur
Bordeaux : là les fêtes de la Fédération ont été signalées par un triple
assassinat . Pour laisser passer ce
moment dangereux, M. de Langoiran, vicaire général de l’archevêché, s’était
retiré à une demi-lieue, dans le village de Caudéran, chez un prêtre
octogénaire qui, comme lui, ne s’était jamais mêlé des affaires publiques. Le
15 juillet, les gardes nationaux du village, échauffés par les déclamations de
la veille, sont venus les prendre tous deux à domicile, et avec eux, par
surcroît, un troisième prêtre du voisinage. Nul prétexte contre eux ; ni les
officiers municipaux ni le juge du paix, devant lesquels on les conduit, ne
peuvent s’empêcher de les déclarer innocents. En dernier ressort, on les
conduit à Bordeaux devant le directoire du département. Mais le jour baisse, et
la cohue ameutée manque de patience ; elle se jette sur eux. L’octogénaire «
reçoit tant de coups qu’il est impossible qu’il en revienne » ; l’abbé du Puy
est assommé et traîné par une corde qu’on lui attache au pied ; la tête de M. de Langoiran est coupée, on
la promène sur une pique, on la porte chez lui, on la présente à sa servante en
lui disant « que son maître ne viendra pas souper ». La passion des trois
prêtres a duré de cinq heures du matin à sept heures du soir, et la
municipalité était prévenue ; mais elle ne pouvait se déranger pour les
secourir ; ses occupations étaient trop graves : elle plantait un arbre de la
Liberté.
Sur la route de Bordeaux
Route de Bordeaux à Caen. — Le
doigt du ministre remonte vers le nord, et rencontre Limoges. Là, le lendemain de la Fédération a été célébré comme à
Bordeaux . Un prêtre insermenté, l’abbé
Chabrol, assailli par une bande d’hommes et de femmes, a d’abord été mené au
corps de garde, puis dans la maison du juge de paix ; on a décerné contre lui,
pour son salut, un mandat d’arrêt et on l’a fait garder à vue par quatre
chasseurs dans une chambre. Mais rien de tout cela n’a suffi à la populace.
Vainement les officiers municipaux l’ont suppliée ; vainement les gendarmes se
sont mis entre elle et le prisonnier ; elle les a bousculés et dispersés.
Cependant les vitres de la maison volaient en éclats sous les pierres et la
porte s’ébranlait sous les coups de hache ; une trentaine de forcenés ont
escaladé les fenêtres et descendu le prêtre comme un paquet. À cent pas de là,
« excédé de coups de bâtons et d’autres instruments, » il a rendu le dernier
soupir, la tête « écrasée » de vingt coups mortels. — Plus haut, vers Orléans, Roland lit dans le dossier du
Loiret les dépêches suivantes : « L’anarchie est à son comble, écrit un
district au directoire du département ; l’on ne connaît plus d’autorités ;
les administrations de district et les municipalités sont avilies et sans force
pour se faire respecter... On ne menace plus que de tuer, que d’écraser les
maisons, les livrer au pillage ; on projette d’abattre tous les châteaux. Déjà
la municipalité d’Achères, avec beaucoup d’habitants, s’est transportée à Oison
et à Chaussy où l’on a tout cassé, brisé, emporté. Le 16 septembre, six
particuliers armés sont allés chez M. de Vaudeuil et se sont fait remettre une
somme de 300 livres pour amendes qu’ils ont prétendu avoir ci-devant payées.
Nous avons été avertis qu’on doit aller aujourd’hui pour le même objet chez M.
Dedeley, à Achères. M. de Lory est menacé de la même chose... Enfin, tous ces
gens-là disent qu’ils ne veulent plus aucunes administrations ni tribunaux,
qu’ils ont la loi et la feront exécuter. Dans l’extrémité où nous nous sommes
trouvés, nous avons pris le seul parti
convenable, celui de souffrir en silence toutes les avanies dont nous avons été
l’objet. Nous n’avons pas eu recours à vous ; car nous avons senti combien vous
étiez vous-mêmes embarrassés. » – Effectivement, au chef-lieu, la meilleure
partie de la garde nationale ayant été désarmée, il n’y a plus de forces contre
l’émeute. Par suite, à la même date , la
populace, grossie par l’afflux des « étrangers » et nomades ordinaires, pend un
commissaire en grains, plante sa tête au bout d’une pique, traîne son cadavre
dans les rues, saccage cinq maisons et brûle les meubles d’un officier
municipal devant sa propre porte. Là-dessus, la municipalité obéissante relâche
les émeutiers arrêtés et baisse d’un sixième le prix du pain. — Au-dessus de la
Loire, les dépêches de l’Orne et du Calvados achèvent le tableau. « Notre
district, écrit un lieutenant de gendarmerie
, est en proie à tous les brigandages... Une trentaine de gueux viennent
de saccager le château de Dompierre. À chaque instant, il nous survient des
réquisitions » auxquelles nous ne pouvons satisfaire, « parce que de toutes
parts ce n’est qu’une réclamation générale ». Les détails sont singuliers, et
ici, tout habitué que soit le ministre
aux méfaits populaires, il ne peut s’empêcher de noter une extorsion d’un genre
nouveau. « Les habitants des villages
s’attroupent, se rendent aux différents châteaux, s’emparent des femmes
et des enfants des propriétaires et les retiennent comme cautions des promesses
qu’ils forcent ces derniers à signer du remboursement, non seulement des droits
féodaux, mais encore des frais auxquels ces droits peuvent avoir donné lieu, »
d’abord sous le propriétaire actuel, ensuite sous ses prédécesseurs ; cependant
ils s’installent chez lui, se font payer des vacations, dévastent ses bâtiments
ou vendent ses meubles. — Tout cela avec l’accompagnement des meurtres
ordinaires. Une lettre du directoire de l’Orne annonce au ministre « qu’un ci-devant noble a été homicidé dans
le canton de Sep, un ex-curé dans la ville de Bellême, un prêtre insermenté
dans le canton de Putanges, un ex-capucin sur le territoire d’Alençon ». Le
même jour, à Caen, le procureur-syndic
du Calvados, M. Bayeux, homme du premier mérite, emprisonné par les Jacobins du
lieu, vient d’être tué dans la rue à coups de fusil et de baïonnette, au moment
où un décret de l’Assemblée nationale proclamait son innocence et ordonnait son
élargissement .
Sur la route de l’Est
Route de l’Est. — A Rouen,
devant l’Hôtel de ville, la garde nationale, lapidée pendant plus d’une heure,
a fini par tirer et tuer quatre hommes ; de toutes parts, dans le département,
il y a des violences à propos des grains ; le blé est taxé ou emporté de
force . Mais Roland est tenu de se
restreindre, il ne peut noter que les émeutes politiques. Encore est-il obligé
d’aller vite ; car, sur tout ce parcours, les meurtres foisonnent : entre
l’effervescence de la capitale et l’effervescence de l’armée , chacun des départements qui avoisinent
Paris ou qui bordent la frontière fournit son contingent d’assassinats. Il
y en a à Gisors dans l’Eure, à Chantilly et à Clermont dans l’Oise, à
Saint-Amand dans le Pas-de-Calais, à Cambrai dans le Nord, à Rethel et à
Charleville dans les Ardennes, à Reims et à Châlons dans la Marne, à Troyes
dans l’Aube, à Meaux dans Seine-et-Marne, à Versailles dans Seine-et-Oise . – Roland,
j’imagine, n’ouvre pas ce dernier dossier, et pour cause : il sait trop bien
comment ont péri M. de Brissac, M. de Lessart, et les soixante-trois autres
prisonniers massacrés à Versailles ; c’est lui qui a commissionné de sa main
Fournier, l’assassin en chef ; en ce moment même, il est obligé de
correspondre avec ce drôle, de lui
délivrer des certificats « de zèle et de patriotisme », de lui allouer, en sus
de ses vols, 30 000 livres pour les frais de l’opération . – Mais, parmi les autres dépêches, il en
est qu’il ne peut se dispenser de parcourir s’il veut savoir à qui se réduit
son autorité, en quel mépris est tombé toute autorité, comment la plèbe civile
ou militaire exerce son empire, avec quelle promptitude elle tranche les vies
les plus illustres et les plus utiles, notamment celles des hommes qui ont
commandé ou qui commandent, et le ministre
se dit peut-être que son tour viendra.
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