Comment l’utopie rousseauiste et la
métaphysique des droits de l’homme ont dissous la société et toutes ses
structures historiques réduisant les Français à l’état d’atomes contractants. L’anarchie
spontanée devient l’anarchie légale. Pendant que l’utopie rousseauiste triomphe
avec l’émouvante fête de la Fédération, les minorités violentes s’emparent des pouvoirs
civil et militaire
L’anarchie spontanée devient l’anarchie
légale; vingt-six millions d’atomes égaux et disjoints.
Telle est l’œuvre de l’Assemblée constituante. Par plusieurs lois, surtout
par celles qui intéressent la vie privée, par
l’institution de l’état civil, par le code pénal et le code rural , par les
premiers commencements et la promesse d’un code civil uniforme, par l’énoncé de
quelques règles simples en matière d’impôt, de procédure et d’administration,
elle a semé de bons germes. Mais, en tout ce qui regarde les institutions
politiques et l’organisation sociale, elle a opéré comme une académie d’utopistes et non comme une législature de praticiens.
– Sur le corps malade qui lui était confié, elle a exécuté des amputations
aussi inutiles que démesurées, et appliqué des bandages aussi insuffisants que
malfaisants. Sauf deux ou trois restrictions admises par inconséquence, sauf le
maintien d’une royauté de parade et l’obligation d’un petit cens électoral,
elle a suivi jusqu’au bout son principe, qui est celui de Rousseau. De parti
pris, elle a refusé de considérer
l’homme réel qui était sous ses yeux, et s’est obstinée à ne voir en lui que
l’être abstrait créé par les livres. – Par suite, avec un aveuglement et
une raideur de chirurgien spéculatif, elle a détruit, dans la société livrée à
son bistouri et à ses théories, non seulement les tumeurs, les disproportions
et les froissements des organes, mais encore les organes eux-mêmes et jusqu’à
ces noyaux vivants et directeurs autour desquels les cellules s’ordonnent pour
recomposer un organe détruit, d’un côté ces groupes anciens, spontanés et
persistants que la géographie, l’histoire, la communauté d’occupations et
d’intérêts avaient formés, d’un autre côté ces chefs naturels que leur nom,
leur illustration, leur éducation, leur indépendance, leur bonne volonté, leurs
aptitudes désignaient pour le premier rôle. D’une part, elle dépouille, laisse ruiner et proscrire toute la classe
supérieure, noblesse, parlementaires, grande bourgeoisie. D’autre part, elle
dépossède et dissout tous les corps historiques ou naturels, congrégations
religieuses, clergé, provinces, parlements, corporations d’art, de profession
ou de métier. – L’opération faite, tout lien ou attache entre les hommes se
trouve coupé, toute subordination ou hiérarchie a disparu. Il n’y a plus de
cadres et il n’y a plus de chefs. Il ne reste que des individus, vingt-six
millions d’atomes égaux et disjoints. Jamais matière plus désagrégée et
plus incapable de résistance ne fut offerte aux mains qui voudront la pétrir ;
il leur suffira pour réussir d’être dures et violentes. – Elles sont prêtes,
ces mains brutales, et l’Assemblée qui a fait la poussière a préparé aussi le
pilon…
La France est une fédération de
quarante mille municipalités souveraines, où l’autorité des magistrats légaux
vacille selon les caprices des citoyens actifs, où les citoyens actifs, trop
chargés, se dérobent à leur emploi public, où une minorité de fanatiques et
d’ambitieux accapare la parole, l’influence, les suffrages, le pouvoir,
l’action, et autorise ses usurpations multipliées, son despotisme
sans frein, ses attentats croissants, par la Déclaration des Droits de l’homme.
– Le chef-d’œuvre de la raison
spéculative et de la déraison pratique est accompli ; en vertu de la
Constitution, l’anarchie spontanée devient l’anarchie légale. Celle-ci est
parfaite ; on n’en a pas vu de plus belle depuis le neuvième siècle…
L’utopie Rousseuaiste- la Fête de
la fédération
Si jamais utopie parut applicable, bien mieux, appliquée, convertie en
fait, instituée à demeure, c’est celle de Rousseau en 1789 et dans les trois
années qui suivent. Car non seulement ses principes ont passé dans les lois et
son esprit anime la Constitution tout entière, mais encore il semble que la
nation ait pris au sérieux son jeu d’idéologie, sa fiction abstraite. Cette
fiction, elle l’exécute de point en point. Un
contrat social effectif et spontané, une immense assemblée d’hommes qui, pour
la première fois, viennent librement s’associer entre eux, reconnaître leurs
droits respectifs, s’engager par un pacte explicite, se lier par un serment
solennel, telle est la recette sociale prescrite par les philosophes : on la
suit à la lettre. — Bien plus, comme la recette est réputée infaillible,
l’imagination entre en branle, et la sensibilité du temps fait son office. Il
est admis que les hommes, en redevenant égaux, sont redevenus frères . Une subite et merveilleuse concorde de
toutes les volontés et de toutes les intelligences va ramener l’âge d’or sur la
terre. Il convient donc que le contrat social soit une fête, une touchante et
sublime idylle, où, d’un bout de la France à l’autre, tous, la main dans la
main, viennent jurer le nouveau pacte, avec des chants, des danses, des larmes
d’attendrissement, des cris d’allégresse, dignes prémices de la félicité
publique. En effet, d’un accord unanime, l’idylle se joue comme d’après un
programme écrit.
Le 29 novembre 1789, à l’Étoile près de Valence, les fédérations ont
commencé . Douze mille gardes nationaux
des deux rives du Rhône se promettent « de rester à jamais unis, de protéger la
circulation des subsistances et de soutenir les lois émanées de l’Assemblée
nationale ». – Le 13 décembre, à Montélimart, six mille hommes, représentants
de vingt-sept mille autres, font un serment pareil, et se confédèrent avec
leurs devanciers. – Là-dessus, de mois en mois et de province en province,
l’ébranlement se propage…
Le 5 juin, sur la proposition de la municipalité parisienne, l’Assemblée décrète la Fédération
universelle. Elle se fera le 14 juillet, partout à la fois, aux extrémités
et au centre. Il y en aura une au chef-lieu de chaque district, une au
chef-lieu de chaque département, une au chef-lieu du royaume. Pour celle-ci,
chaque garde nationale députe à Paris un homme sur deux cents, chaque régiment
un officier, un sous-officier et quatre soldats. – Au Champ-de-Mars, théâtre de
la fête, on voit arriver quatorze mille représentants de la garde nationale des
provinces, onze à douze mille représentants de l’armée de terre et de mer,
outre la garde nationale de Paris, outre cent soixante mille spectateurs sur
les tertres de l’enceinte, outre une foule encore plus grande sur les
amphithéâtres de Chaillot et de Passy. Tous ensemble se lèvent, jurent fidélité
à la nation, à la loi, au roi, à la Constitution nouvelle. Au bruit du canon
qui annonce leur serment, les Parisiens qui sont demeurés au logis, hommes,
femmes, enfants, lèvent la main du côté du Champ-de-Mars, en criant qu’ils
jurent aussi. De tous les chefs-lieux de département et de district, de toutes
les communes de France part, le même jour, le même serment. – Jamais pacte
social n’a été plus expressément conclu…. le Français, bien plus gai, bien plus enfant
qu’aujourd’hui, s’abandonne, sans arrière-pensée, à ses instincts de
sociabilité, de sympathie et d’expansion.
L’exemple de Marseille- les minorités
violentes s’emparent du pouvoir civil et militaire
Considérons sur place et dans un cas circonstancié
cette dissolution générale. Le 18 janvier 1790, à Marseille, la nouvelle
municipalité entre en fonctions. Selon
l’usage, la majorité des électeurs n’a pas pris part au scrutin , et le maire Martin n’a été élu que par un
huitième des citoyens actifs. Mais, si la minorité dominante est petite,
elle est résolue et entend n’être gênée en rien. « À peine constituée », elle députe au roi pour qu’il retire ses
troupes de Marseille ; celui-ci, toujours accommodant et faible, finit par y
consentir : on prépare les ordres de marche, et la municipalité en est avertie.
Mais elle ne veut tolérer aucun délai, et sur-le-champ « elle rédige, imprime
et débite une dénonciation à l’Assemblée nationale » contre le commandant et
les deux ministres, coupables, selon elle, d’avoir supposé ou supprimé des
ordres du roi. En même temps, elle
s’équipe et se fortifie comme pour un combat. Dès ses débuts, elle a cassé la
garde bourgeoise trop amie de l’ordre, et institué une garde nationale où
bientôt les gens sans propriété seront admis.. Ayant ainsi la force, elle en use, et d’abord contre la justice. — Une
insurrection populaire avait été réprimée au mois d’août 1789, et les trois
principaux meneurs, Rébecqui, Pascal, Granet, étaient détenus au château d’If.
Ce sont des amis de la municipalité ; il faut qu’elle les délivre. À sa
demande, l’affaire et retirée des mains du grand prévôt, et remise à la
sénéchaussée ; mais, en attendant, le grand prévôt et ses assesseurs seront
punis d’avoir fait leur office. De sa propre autorité, la municipalité leur
interdit toutes fonctions. Ils sont dénoncés publiquement, « menacés de
poignards, d’échafauds et de tout genre d’assassinat ». Aucun imprimeur n’ose publier leur
justification, par crainte des « vexations municipales ». Bientôt le procureur du roi et l’assesseur en sont réduits à chercher
un asile dans le fort Saint-Jean ; le grand prévôt, après avoir tenu un peu
plus longtemps, quitte Marseille, afin d’avoir la vie sauve…
Le colonel de Royal-Marine, M. d’Ambert, coupable d’un mot trop vif contre
la garde nationale et acquitté par le tribunal devant lequel on l’a traduit, ne peut être élargi qu’en secret et sous la
protection de deux mille soldats ; la populace veut brûler la maison du
lieutenant criminel qui a osé l’absoudre ; ce magistrat lui-même est en
danger et forcé de se réfugier dans la maison du commandant militaire . — Cependant, imprimés, écrits à la main,
libelles injurieux de la municipalité et du club, délibérations séditieuses ou
violentées des districts, quantité de pamphlets sont distribués gratis au
peuple et aux soldats : de parti pris,
on insurge d’avance les troupes contre leurs chefs. —
Sommée de faire respecter les forteresses, la municipalité répond par la
réquisition d’ouvrir les portes et d’admettre la garde nationale à faire le
service conjointement avec les soldats. Les commandants hésitent, allèguent la
loi, demandent à consulter leur supérieur. Deuxième réquisition plus urgente :
les commandants seront responsables des troubles que provoquera leur refus, et,
s’ils résistent, ils sont déclarés fauteurs de guerre civile . Ils cèdent, signent une capitulation. Un
seul d’entre eux, le chevalier de Bausset, major du fort Saint-Jean, s’y est
opposé et a refusé sa signature ; le
lendemain, au moment où il vient à l’hôtel de ville, il est saisi, massacré ;
sa tête est portée au bout d’une pique, et la bande des assassins, soldats et
gens du peuple, danse avec des cris de joie autour de ses débris. – « Accident
fâcheux, écrit la municipalité . Par
quel revers faut-il qu’après avoir jusqu’ici mérité et obtenu des éloges, un
Bausset que nous n’avons pu soustraire au décret de la Providence vienne
flétrir nos lauriers ? Parfaitement
étrangers à cette scène tragique, ce n’était point à nous à en poursuivre les
auteurs. » D’ailleurs, il était «
coupable..., rebelle, condamné par l’opinion publique, et la Providence
elle-même semble l’avoir abandonné au décret irrévocable de sa vengeance ».
– Quant à la prise des forts, rien de plus légitime. « Ces places étaient au
pouvoir des ennemis de l’État ; maintenant elles sont entre les mains des
défenseurs de la Constitution de l’empire.
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