La philosophie régnante a retiré toute
autorité à la coutume, à la religion et à l’État. La fiction de l’homme en soi
conduit à une fiction de société, basée sur une raison de venue folle et le gouvernement
des demi- lettrés, un gouvernement auquel ne peuvent s’opposer que des fous ou
des ennemis du genre humain. Parallèle avec Joseph de Maistre : « J’ai
vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même,
grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare
ne l’avoir rencontré de ma vie » . Intéressant parallèle aussi avec le
voile d’ignorance de Rawls et sa construction de la théorie de la justice,
pourtant assez convaincante.
Toutes les institutions ont été sapées par
la base
Avec des engins
différents et des tactiques contraires, les diverses attaques ont abouti au
même effet. Toutes les institutions ont été sapées par la base. La philosophie régnante a retiré toute
autorité à la coutume, à la religion et à l’État. Il est admis, non
seulement qu’en elle-même la tradition est fausse, mais encore que par ses
œuvres elle est malfaisante, que sur l’erreur elle bâtit l’injustice et que par
l’aveuglement elle conduit l’homme à l’oppression. Désormais la voilà
proscrite. « Écrasons l’infâme » et ses fauteurs. Elle est le mal dans l’espèce
humaine, et, quand le mal sera supprimé, il ne restera plus que du bien. « Il
arrivera donc ce moment où le soleil
n’éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant pour
maîtres que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs
stupides ou hypocrites instruments n’existeront plus que dans l’histoire et sur
les théâtres ; où l’on ne s’en occupera plus que pour plaindre leurs victimes
et leurs dupes, pour s’entretenir par l’horreur de leurs excès dans une utile
vigilance, pour savoir reconnaître et étouffer sous le poids de la raison les
premiers germes de la superstition et de la tyrannie, si jamais ils osaient
reparaître. » — Le millénium va s’ouvrir, et c’est encore la raison qui doit le
construire. Ainsi nous devrons tout à son autorité salutaire, la fondation de
l’ordre nouveau comme la destruction de l’ordre ancien.
Prenons l’homme en soi, le même dans
toutes les conditions, dans toutes les situations
Considérez donc la
société future telle qu’elle apparaît à cet instant à nos législateurs de
cabinet, et songez qu’elle apparaîtra bientôt sous le même aspect aux
législateurs d’assemblée. — À leurs yeux le moment décisif est arrivé.
Désormais il y aura deux histoires, l’une celle du passé, l’autre celle de
l’avenir, auparavant l’histoire de l’homme encore dépourvu de raison,
maintenant l’histoire de l’homme raisonnable. Enfin le règne du droit va commencer. De tout ce que le passé a fondé
et transmis, rien n’est légitime. Par-dessus l’homme naturel, il a créé un
homme artificiel, ecclésiastique ou laïque, noble ou roturier, roi ou sujet,
propriétaire ou prolétaire, ignorant ou lettré, paysan ou citadin, esclave ou
maître, toutes qualités factices dont il ne faut point tenir compte, puisque
leur origine est entachée de violence et de dol. Otons ces vêtements surajoutés
; prenons l’homme en soi, le même dans
toutes les conditions, dans toutes les situations, dans tous les pays, dans
tous les siècles, et cherchons le genre d’association qui lui convient. Le
problème ainsi posé, tout le reste suit. – Conformément aux habitudes de
l’esprit classique et aux préceptes de l’idéologie régnante, on construit la
politique sur le modèle des mathématiques . On isole une donnée simple, très
générale, très accessible à l’observation, très familière, et que l’écolier le
plus inattentif et le plus ignorant peut aisément saisir. Retranchez toutes les
différences qui séparent un homme des autres ; ne conservez de lui que la portion
commune à lui et aux autres. Ce reliquat est l’homme en général, en d’autres
termes « un être sensible et raisonnable, qui en cette qualité évite la
douleur, cherche le plaisir », et partant aspire « au bonheur, c’est-à-dire à
un état stable dans lequel on éprouve plus de plaisir que de peine », ou bien encore « c’est un être sensible,
capable de former des raisonnements et d’acquérir des idées morales ». Le premier venu peut trouver cette notion
dans son expérience et la vérifier lui-même du premier regard. Telle est
l’unité sociale ; réunissons-en plusieurs, mille, cent mille, un million,
vingt-six millions, et voilà le peuple français. On suppose des hommes nés à
vingt et un ans, sans parents, sans passé, sans tradition, sans obligations, sans
patrie, et qui, assemblés pour la première fois, vont pour la première fois
traiter entre eux. En cet état, et au moment de contracter ensemble, tous sont
égaux ; car, par définition, nous avons écarté les qualités extrinsèques et
postiches par lesquelles seules ils différaient. Tous sont libres ; car, par
définition, nous avons supprimé les sujétions injustes que la force brutale et
le préjugé héréditaire leur imposaient. – Mais, tous étant égaux, il n’y a
aucune raison pour que, par leur contrat, ils concèdent des avantages
particuliers à l’un plutôt qu’à l’autre. Ainsi tous seront égaux devant la loi
; nulle personne, famille ou classe, n’aura de privilège ; nul ne pourra
réclamer un droit dont un autre serait privé ; nul ne devra porter une charge
dont un autre serait exempt…
De là deux
conséquences. – En premier lieu, la
société ainsi construite est la seule juste ; car, à l’inverse de toutes
les autres, elle n’est pas l’œuvre d’une tradition aveuglément subie, mais d’un
contrat conclu entre égaux, examiné en pleine lumière et consenti en pleine
liberté. Composé de théorèmes prouvés,
le contrat social a l’autorité de la géométrie ; c’est pourquoi il vaut
comme elle en tous temps, en tous lieux pour tout peuple ; son établissement
est de droit. Quiconque y fait obstacle
est l’ennemi du genre humain ; gouvernement, aristocratie, clergé, quel qu’il
soit, il faut l’abattre. Contre lui la révolte n’est qu’une juste défense ;
quand nous nous ôtons de ses mains, nous ne faisons que reprendre ce qu’il
détient à tort et ce qui est légitimement à nous. – En second lieu, le code
social, tel qu’on vient de l’exposer, va, une fois promulgué, s’appliquer sans
obscurité ni résistance : car il est une sorte de géométrie morale plus simple
que l’autre, réduite aux premiers éléments, fondée sur la notion la plus claire
et la plus vulgaire, et conduisant en quatre pas aux vérités capitales. Pour
comprendre et appliquer ces vérités, il n’est pas besoin d’étude préalable ou
de réflexion profonde : il suffit du bon sens et même du sens commun. Le préjugé
et l’intérêt pourraient seuls en ternir l’évidence ; mais jamais cette évidence
ne manquera à une tête saine et à un cœur droit. Expliquez à un ouvrier, à un
paysan les droits de l’homme, et tout de suite il deviendra un bon politique ; faites réciter aux enfants le catéchisme du
citoyen et, au sortir de l’école, ils sauront leurs devoirs et leurs droits
aussi bien que les quatre règles. – Là-dessus l’espérance ouvre ses ailes
toutes grandes ; tous les obstacles semblent levés…
Les illusions bucoliques
Au fond, quand on
voulait se représenter la fondation d’une société humaine, on imaginait
vaguement une scène demi-bucolique, demi-théâtrale, à peu près semblable à
celle qu’on voyait sur le frontispice des livres illustrés de morale et de
politique. Des hommes demi-nus ou vêtus de peaux de bêtes sont assemblés sous
un grand chêne ; au milieu d’eux, un vieillard vénérable se lève, et leur parle
« le langage de la nature et de la raison » ; il leur propose de s’unir, et
leur explique à quoi ils s’obligent par cet engagement mutuel ; il leur montre
l’accord de l’intérêt public et de l’intérêt privé, et finit en leur faisant
sentir les beautés de la vertu . Tous
aussitôt poussent des cris d’allégresse, s’embrassent, s’empressent autour de
lui et le choisissent pour magistrat ; de toutes parts on danse sous les
ormeaux, et la félicité désormais est établie sur la terre. – Je n’exagère pas.
Les adresses de l’Assemblée nationale à la nation seront des harangues de ce
style. Pendant des années, le gouvernement parlera au peuple comme à un berger
de Gessner. On priera les paysans de ne
plus brûler les châteaux, parce que cela fait de la peine à leur bon roi.
On les exhortera « à l’étonner par leurs vertus, pour qu’il reçoive plus tôt le
prix des siennes ». Au plus fort de la
Jacquerie, les sages du temps supposeront toujours qu’ils vivent en pleine
églogue, et qu’avec un air de flûte ils vont ramener dans la bergerie la meute
hurlante des colères bestiales et des appétits déchaînés.
Il est triste, quand on s’endort dans une
bergerie, de trouver à son réveil les moutons changés en loups ; et cependant, en cas de révolution, on peut
s’y attendre. Ce que dans l’homme nous appelons la raison n’est point un don
inné, primitif et persistant, mais une acquisition tardive et un composé
fragile. Il suffit des moindres notions physiologiques pour savoir qu’elle est
un état d’équilibre instable, lequel dépend de l’état non moins instable du
cerveau, des nerfs, du sang et de l’estomac. Prenez des femmes qui ont faim et
des hommes qui ont bu ; mettez-en mille ensemble, laissez-les s’échauffer par
leurs cris, par l’attente, par la contagion mutuelle de leur émotion croissante
; au bout de quelques heures, vous n’aurez plus qu’une cohue de fous dangereux
; dès 1789 on le saura et de reste.
Quand la raison instituera l’émeute dans
les rues et la jacquerie dans les champs.
Chez le demi-lettré, même chez l’homme qui
se croit cultivé et lit les journaux, presque toujours les principes sont des
hôtes disproportionnés ; ils dépassent sa compréhension ; en vain il récite ses
dogmes
; il n’en peut mesurer la portée, il n’en saisit pas les limites, il en oublie
les restrictions, il en fausse les applications. Ce sont des composés de
laboratoire qui restent inoffensifs dans le cabinet et sous la main du
chimiste, mais qui deviennent terribles dans la rue et sous les pieds du
passant. — On ne s’en apercevra que trop bien tout à l’heure, quand les
explosions iront se propageant sur tous les points du territoire, quand, au nom
de la souveraineté du peuple, chaque commune, chaque attroupement se croira la
nation et agira en conséquence, quand la
raison, aux mains de ses nouveaux interprètes, instituera à demeure l’émeute
dans les rues et la jacquerie dans les champs.
C’est qu’à son endroit les philosophes du siècle se
sont mépris de deux façons. Non
seulement la raison n’est point naturelle à l’homme ni universelle dans
l’humanité ; mais encore, dans la
conduite de l’homme et de l’humanité, son influence est petite. Sauf chez
quelques froides et lucides intelligences, un Fontenelle, un Hume, un Gibbon,
en qui elle peut régner parce qu’elle ne rencontre pas de rivales, elle est
bien loin de jouer le premier rôle ; il appartient à d’autres puissances, nées
avec nous, et qui, à titre de premiers occupants, restent en possession du
logis. La place que la raison y obtient est toujours étroite ; l’office qu’elle
y remplit est le plus souvent secondaire. Ouvertement ou en secret, elle n’est
qu’un subalterne commode, un avocat domestique et perpétuellement suborné, que
les propriétaires emploient à plaider leurs affaires ; s’ils lui cèdent le pas
en public, c’est par bienséance. Ils ont beau la proclamer souveraine légitime,
ils ne lui laissent jamais sur eux qu’une autorité passagère, et, sous son
gouvernement nominal, ils sont les maîtres de la maison. Ces maîtres de l’homme
sont le tempérament physique, les besoins corporels, l’instinct animal, le
préjugé héréditaire, l’imagination, en général la passion dominante, plus
particulièrement l’intérêt personnel ou l’intérêt de famille, de caste, de
parti. Nous nous tromperions gravement si nous pensions qu’ils sont bons par
nature, généreux, sympathiques, ou, tout au moins, doux, maniables, prompts à
se subordonner à l’intérêt social ou à l’intérêt d’autrui
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