Important et magistral : pour comprendre les racines du
totalitarisme. La religion Jacobine : la Raison, interprétée et servie par
l’État
; enveloppons l’homme de nos doctrines. Le contrôle des enfants : les projets
montagnards (Saint-Fargeau, Saint-Just) : tous, sous la sainte loi de l’égalité, élevés
en commun aux dépens de la République. Changer les mœurs, changer les noms : la société humaine sur le patron
d’une armée ou d’un couvent. « Le
peuple français semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l’espèce
humaine »
Cf. Auguste Comte et la nécessaire séparation des pouvoirs temporels et
spirituels, « sans laquelle il n’y a pas d’alternative entre la soumission la plus abjecte et la
révolte directe », sa critique de Rousseau comme revenant à rebours de l’histoire sur la séparation entre pouvoir spirituel
et pouvoir temporel, aboutissant ainsi à « une espèce de théocratie
métaphysique ». : « L’asservissement général du pouvoir
spirituel au pouvoir temporel, principale cause de la plupart des aberrations, pousse
spontanément à remplacer la persuasion par la violence ».
La religion Jacobine : la Raison,
interprétée et servie par l’État.
Ne leur permettons
pas de s’égarer, conduisons-les, dirigeons les esprits et les âmes, et, pour
cela, enveloppons l’homme de nos
doctrines. Il lui faut des idées d’ensemble, avec les pratiques
quotidiennes qui en dérivent ; il a besoin d’une théorie qui lui explique
l’origine et la nature des êtres, qui lui assigne sa place et son rôle dans le
monde, qui lui enseigne ses devoirs, qui règle sa vie, qui lui fixe ses jours
de travail et ses jours de repos, qui s’imprime en lui par des commémorations,
des fêtes et des rites, par un catéchisme et un calendrier. Jusqu’ici la
puissance chargée de cet emploi a été la
Religion, interprétée et servie par l’Église ; à présent ce sera la Raison, interprétée et servie par l’État. –
Là-dessus, plusieurs des nôtres, disciples des encyclopédistes, font de la
Raison une divinité et lui rendent un culte ; mais, manifestement, ils
personnifient une abstraction ; leur déesse improvisée n’est qu’un fantôme
allégorique ; aucun d’eux ne voit en elle la cause intelligente du monde ; au
fond du cœur, ils nient cette cause suprême, et leur prétendue religion n’est
que l’irréligion affichée ou déguisée. – Nous écartons l’athéisme, non
seulement comme faux, mais encore et surtout comme dissolvant et malsain . Nous voulons une religion effective,
consolante et fortifiante ; c’est la
religion naturelle, qui est sociale autant que vraie. « Sans elle , comme l’a
dit Jean-Jacques, il est impossible d’être bon citoyen... L’existence de la
Divinité, la vie à venir, la sainteté du contrat social et des lois », voilà
tous ses dogmes ; on ne peut obliger personne à les croire ; mais celui qui ose
dire qu’il ne les croit pas se lève contre le peuple français, le genre humain
et la nature. » En conséquence, nous
décrétons que « le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême
et l’immortalité de l’âme ».
– Cette religion
toute philosophique, il importe maintenant de l’implanter dans les cœurs. Nous
l’introduisons dans l’état civil, nous ôtons le calendrier à l’Église, nous le
purgeons de toutes les images chrétiennes, nous
faisons commencer l’ère nouvelle à l’avènement de la République, nous
divisons l’année d’après le système métrique, nous nommons les mois d’après les
vicissitudes des saisons, « nous substituons partout les réalités de la raison
aux visions de l’ignorance, les vérités de la nature au prestige
sacerdotal », la décade à la semaine,
le décadi au dimanche, les fêtes laïques aux fêtes ecclésiastiques . Chaque décadi, par une pompe solennelle et
savamment composée, nous faisons pénétrer dans l’intelligence populaire l’une
des hautes vérités qui sont nos articles de foi ; nous glorifions, par ordre de
dates, la Nature, la Vérité, la Justice, la Liberté, l’Égalité, le Peuple, le
Malheur, le Genre humain, la République, la Postérité, la Gloire, l’Amour de la
Patrie, l’Héroïsme et les autres Vertus. Nous célébrons en outre les grandes
journées de la Révolution, la prise de la Bastille, la chute du trône, le
supplice du tyran, l’expulsion des Girondins. Nous aussi, nous avons nos anniversaires, nos saints, nos martyrs, nos
reliques, les reliques de Châlier et de Marat
, nos processions, nos offices, notre rituel , et le vaste appareil de décors sensibles
par lesquels se manifeste et se propage un dogme. Mais le nôtre, au lieu d’égarer
les hommes vers un ciel imaginaire, les ramène vers la patrie vivante, et, par
nos cérémonies comme par notre dogme, c’est le civisme que nous prêchons.
Le contrôle des enfants : les projets
montagnards : tous, sous la sainte
loi de l’égalité
S’il importe de le prêcher aux adultes, il
importe encore plus de l’enseigner aux enfants : car les enfants
sont plus aisés à modeler que les adultes. Sur ces âmes encore flexibles nous
avons toutes nos prises, et, par l’éducation nationale, « nous nous emparons de
la génération qui naît. Rien de plus
nécessaire et rien de plus légitime. « La patrie, dit Robespierre , a le droit
d’élever ses enfants ; elle ne peut confier ce dépôt à l’orgueil des familles,
ni aux préjugés des particuliers, aliments éternels de l’aristocratie et d’un
fédéralisme domestique qui rétrécit les âmes en les isolant…
Sur cette partie
de l’éducation, nous n’avons encore que des projets ; mais la concordance des
ébauches suffit pour manifester le sens et la portée de notre principe. « Tous
les enfants, sans distinction et sans exception, dit Le Peletier de Saint-Fargeau , les
garçons de cinq à douze ans, les filles de cinq à onze ans, sont élevés en
commun aux dépens de la République ; tous,
sous la sainte loi de l’égalité, recevront mêmes vêtements, même nourriture,
même éducation, mêmes soins, » dans les internats distribués par canton et
contenant chacun de quatre à six cents élèves. « Les élèves seront pliés tous
les jours et à tous les instants sous le joug d’une règle exacte... Ils seront
couchés durement, leur nourriture sera saine, mais frugale, leur vêtement commode,
mais grossier. » Point de domestiques ; les enfants se servent eux-mêmes et, en
outre, servent les vieillards et les infirmes logés avec eux ou auprès d’eux. «
Dans l’emploi de la journée, le travail
des mains sera la principale occupation ; tout le reste sera accessoire. »
Les filles apprendront à filer, à coudre, à blanchir ; les garçons seront
cantonniers, bergers, laboureurs, ouvriers ; les uns et les autres
travailleront à la tâche, soit dans les ateliers de l’école, soit dans les
champs et les manufactures du voisinage ; on louera leur temps aux industriels
et aux cultivateurs des environs. — Saint-Just
précise et serre encore davantage : « Les enfants mâles sont élevés
depuis cinq jusqu’à seize ans pour la patrie. Ils sont vêtus de toile dans toutes
les saisons. Ils couchent sur des nattes et dorment huit heures. Ils sont
nourris en commun et ne vivent que de racines, de fruits, de légumes, de
laitage, de pain et d’eau. Ils ne mangent point de viande avant seize ans
accomplis... Depuis dix jusqu’à seize ans, leur éducation est militaire et
agricole. Ils sont distribués en compagnies de soixante ; six compagnies font
un bataillon ; les enfants d’un district forment une légion. Ils s’assemblent
tous les ans au chef-lieu, y campent et font tous les exercices de l’infanterie
dans des arènes préparées exprès ; ils apprennent aussi les manœuvres de la
cavalerie et toutes les évolutions militaires. Ils sont distribués aux
laboureurs dans le temps de moisson. » A partir de seize ans, « ils entrent
dans les arts », chez un laboureur, artisan, négociant ou manufacturier qui
devient « leur instituteur » en titre, et chez qui ils sont tenus de rester
jusqu’à vingt et un ans, « à peine d’être privés du droit de citoyen pendant
toute leur vie ... Tous les enfants
conserveront le même costume jusqu’à seize ans ; de seize ans jusqu’à vingt et
un ans, ils auront le costume d’ouvrier ; de vingt et un à vingt-six ans, celui
de soldat, s’ils ne sont pas magistrats. » — Déjà, par un exemple éclatant,
nous rendons visibles les conséquences de la théorie ; nous fondons l’École de
Mars…
Changer les mœurs, changer les noms : la société humaine sur le patron
d’une armée ou d’un couvent.
Déjà, sous la
pression de nos décrets, le civisme entre dans les mœurs, et des signes
manifestes annoncent de toutes parts la régénération publique. « Le peuple français, dit Robespierre , semble avoir devancé de deux mille ans le
reste de l’espèce humaine ; on serait même tenté de le regarder, au milieu
d’elle, comme une espèce différente…
Ordre aux
boulangers de ne fabriquer qu’une qualité de pain, le pain gris, dit pain
d’égalité, et, pour recevoir sa ration, chacun fait queue à son rang dans
la foule. Aux jours de fête, chaque particulier descend ses provisions et dîne
en famille, avec ses voisins, dans la rue . Le décadi, tous chantent ensemble
et dansent pêle-mêle dans le temple de l’Être suprême. Les décrets de la
Convention et les arrêtés des représentants imposent aux femmes la cocarde
républicaine ; l’esprit public et l’exemple imposent aux hommes la tenue et le
costume des sans-culottes ; on voit jusqu’aux muscadins porter moustaches,
cheveux longs, bonnet rouge, carmagnole, sabots ou gros souliers . Personne
ne dit plus à personne monsieur ou madame ; citoyen et citoyenne sont les seuls
titres permis, et le tutoiement est de règle. Une familiarité rude remplace
la politesse monarchique ; tous s’abordent en égaux et en camarades. Il n’y a
plus qu’un ton, un style, une langue ; les formules révolutionnaires font le
tissu des discours comme des écrits, et il semble que les hommes ne puissent
plus penser qu’avec nos idées et nos phrases. Les noms eux-mêmes sont transformés, noms des mois et des jours, noms
des lieux et des monuments, noms de baptême et de famille : Saint-Denis est devenu Franciade,
Pierre-Gaspard devient Anaxagoras, Antoine-Louis devient Brutus ; Leroi, le député, s’appelle Laloy ;
Leroy, le juré, s’appelle Dix-Août. – A
force de façonner ainsi les dehors, nous atteindrons le dedans, et par le
civisme extérieur nous préparons le civisme intime.
Ainsi le véritable citoyen est celui
qui marche avec nous. Chez lui comme chez nous, les vérités abstraites de
la philosophie commandent à la conscience et gouvernent la volonté. Il part de
nos dogmes et les suit jusqu’au bout ; il en tire les conséquences que nous en
tirons, il approuve tous nos actes, il récite notre symbole, il observe notre
discipline, il est Jacobin croyant et pratiquant, Jacobin orthodoxe, sans tache
ou soupçon d’hérésie ou de schisme. Jamais il n’incline à gauche vers
l’exagération, ni à droite vers l’indulgence ; sans précipitation ni lenteur,
il chemine dans le sentier étroit, escarpé, rectiligne que nous lui avons tracé
: c’est le sentier de la raison ; puisqu’il n’y a qu’une raison, il n’y a qu’un
sentier. Que nul ne s’en écarte : des deux côtés sont des abîmes. Suivons nos
guides, les hommes à principes, les purs, surtout Couthon, Saint-Just,
Robespierre ; ils sont des exemplaires de choix, tous coulés dans le vrai moule
; et c’est dans ce moule unique et rigide que nous devons refondre tous les
Français…
Construction logique d’un type
humain réduit, effort pour y adapter l’individu vivant, ingérence de l’autorité
publique dans toutes les provinces de la vie privée, contrainte exercée sur le travail,
les échanges et la propriété, sur la famille et l’éducation, sur la religion,
les mœurs et les sentiments, sacrifice des particuliers à la communauté, omnipotence de l’État, telle est la
conception jacobine. Il n’en est point de plus rétrograde, car elle
entreprend de ramener l’homme moderne dans une forme sociale que, depuis
dix-huit siècles, il a traversée et dépassée. - Pendant la période historique
qui a précédé la nôtre, et notamment dans les vieilles cités grecques ou
latines, à Rome et à Sparte que les Jacobins prennent pour modèles, la société humaine était taillée sur le
patron d’une armée ou d’un couvent.
..
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