Magistral et important ! Taine utilise ici pour la première fois
le mot de secte pour qualifier le parti jacobin. Caractéristiques du
totalitarisme : refus des faits au profit des abstractions, le dogmatisme,
l’esprit classique au pire de sa déformation, une scolastique de pédants débitée avec une emphase
d’énergumènes, le jacobin seul interprète autorisé de la volonté du peuple ( avant-garde
consciente du peuple), par conséquent,, adversaires considérés comme ennemis du
peuple. Responsabilité de Condorcet, Robespierre, Rousseau. Aliénation de
chacun au profit de la communauté, : l’État, maître de toutes les fortunes, mais aussi de
tous les corps et de toutes les âmes.
Cf aussi l’analyse de Proudhon, pour ceux qui
préfèrent : « « Le Jacobinisme , tel qu'il s'est manifesté à diverses reprises en
France depuis la Révolution de 1789, est le produit d'une idée superficielle,
suggérée en partie par la lecture du contrat social, et que l'on peut ainsi formuler
: le droit divin qui régissait l'ancienne Société ayant été aboli et remplacé
par le droit de l'homme, il suffit, pour la Révolution, que le mécanisme
gouvernemental qui auparavant fonctionnait par et pour la Cour, fonctionne à
l'avenir au profit du véritable Souverain qui est le Peuple, et par le
ministère de ses élus ; voici en quelques mots, et au point de vue seulement
des Principes^ tout le Jacobinisme. »
Le verbiage creux, l’emphase
ronflante, pas de faits- ignorons les faits !
Considérez, en effet, les monuments authentiques de sa pensée, le journal
des Amis de la Constitution, les gazettes de Loustalot, Desmoulins, Brissot,
Condorcet, Fréron et Marat, les opuscules et les discours de Robespierre et
Saint-Just, les débats de la Législative et de la Convention, les harangues,
adresses et rapports des Girondins et des Montagnards, ou, pour abréger, les
quarante volumes d’extraits compilés par Buchez et Roux. Jamais on n’a tant
parlé pour si peu dire ; le verbiage
creux et l’emphase ronflante y noient toute vérité sous leur monotonie et sous
leur enflure. À cet égard, une expérience est décisive : dans cet interminable fatras, l’historien
qui cherche des renseignements précis ne trouve presque rien à glaner ; il a
beau en lire des kilomètres : à peine s’il y rencontre un fait, un détail
instructif, un document qui évoque devant ses yeux une physionomie individuelle,
qui lui montre les sentiments vrais d’un villageois ou d’un gentilhomme, qui
lui peigne au vif l’intérieur d’un hôtel de ville ou d’une caserne, une
municipalité ou une émeute. Pour démêler les quinze ou vingt types et
situations qui résument l’histoire du temps, il nous a fallu et il nous faudra
les chercher ailleurs, dans les correspondances des administrtions locales,
dans les procès-verbaux des tribunaux criminels, dans les rapports
confidentiels de police , dans les
descriptions des étrangers , qui,
préparés par une éducation contraire, traversent les mots pour aller jusqu’aux
choses et aperçoivent la France par delà le Contrat social. Toute cette France vivante, la tragédie
immense que vingt-six millions de personnages jouent sur une scène de vingt-six
mille lieues carrées, échappe au Jacobin ; il n’y a, dans ses écrits comme dans
sa tête, que des généralités sans substance, celles qu’on a citées tout à
l’heure ; elles s’y déroulent par un jeu d’idéologie, parfois en trame serrée, lorsque l’écrivain est un raisonneur de
profession comme Condorcet, le plus souvent en fils entortillés et mal noués,
en mailles lâches et décousues, lorsque le discoureur est un politique
improvisé ou un apprenti philosophe comme les députés ordinaires et les
harangueurs de club.
Une machine à prendre le pouvoir,
pas à gouverner, Le jacobin, seul interprète autorisé de la volonté générale
C’est une scolastique de pédants
débitée avec une emphase d’énergumènes. Tout son
vocabulaire consiste en une centaine de mots, et toutes les idées s’y ramènent à une seule, celle de l’homme en soi :
des unités humaines, toutes pareilles, égales, indépendantes et qui pour la
première fois contractent ensemble, voilà leur conception de la société. Il n’y
en a pas de plus écourtée, puisque, pour la former, il a fallu réduire l’homme
à un minimum ; jamais cerveaux politiques ne se sont desséchés à ce degré
et de parti pris. Car c’est par système et pour simplifier qu’ils
s’appauvrissent. En cela, ils suivent le procédé du siècle et les traces de
Jean-Jacques Rousseau : leur cadre
mental est le moule classique, et ce moule, déjà étroit chez les derniers
philosophes, s’est encore étriqué chez eux, durci et racorni jusqu’à
l’excès. À cet égard, Condorcet parmi les Girondins, Robespierre parmi les
Montagnards, tous les deux purs dogmatiques et simples logiciens, sont les
meilleurs représentants du type, celui-ci au plus haut point et avec une
perfection de stérilité intellectuelle qui n’a pas été surpassée. –
Sans contredit, lorsqu’il s’agit de
faire des lois durables, c’est-à-dire d’approprier la machine sociale aux
caractères, aux conditions, aux circonstances, un pareil esprit est le plus
impuissant et le plus malfaisant de tous ; car, par structure, il est myope ;
d’ailleurs, interposé entre ses yeux et les objets, son code d’axiomes lui
ferme l’horizon : au delà de sa coterie et de son club, il ne distingue rien,
et, dans cet au-delà confus, il loge les idoles creuses de son utopie. – Mais, lorsqu’il s’agit de prendre d’assaut le
pouvoir ou d’exercer arbitrairement la dictature, sa raideur mécanique le sert,
au lieu de lui nuire. Il n’est pas ralenti et embarrassé, comme l’homme
d’État, par l’obligation de s’enquérir, de tenir compte des précédents, de
compulser les statistiques, de calculer et de suivre d’avance, en vingt
directions, les contre-coups prochains et lointains de son œuvre, au contact des
intérêts, des habitudes et des passions des diverses classes. Tout cela est
maintenant suranné, superflu : le
Jacobin sait tout de suite quel est le gouvernement légitime et quelles sont
les bonnes lois ; pour bâtir comme pour détruire, son procédé rectiligne
est le plus prompt et le plus énergique. Car,
s’il faut de longues réflexions pour démêler ce qui convient aux vingt-six
millions de Français vivants, il ne faut qu’un coup d’œil pour savoir ce que
veulent les hommes abstraits de la théorie. En effet la théorie les a tous
taillés sur le même patron et n’a laissé en eux qu’une volonté élémentaire ;
par définition, l’automate philosophique
veut la liberté, l’égalité, la souveraineté du peuple, le maintien des Droits
de l’homme, l’observation du Contrat social. Cela suffit : désormais on connaît
la volonté du peuple, et on la connaît d’avance ; par suite, on peut agir sans
consulter les citoyens ; on n’est pas tenu d’attendre leur vote. En tout cas,
leur ratification est certaine ; si par hasard elle manquait, ce serait de leur
part ignorance, méprise ou malice, et alors leur réponse mériterait d’être
considérée comme nulle ; aussi, par précaution et pour leur éviter la mauvaise,
on fera bien de leur dicter la bonne. – En cela, le Jacobin pourra être de
très bonne foi : car les hommes dont il revendique les droits ne sont pas les
Français de chair et d’os que l’on rencontre dans la campagne ou dans les rues,
mais les hommes en général, tels qu’ils doivent être au sortir des mains de la
Nature ou des enseignements de la Raison. Point de scrupule à l’endroit des
premiers : ils sont infatués de préjugés, et leur opinion n’est qu’un radotage.
À l’endroit des seconds, c’est l’inverse ; pour les effigies vaines de sa
théorie, pour les fantômes de sa cervelle raisonnante, le Jacobin est plein de
respect, et toujours il s’inclinera devant la réponse qu’il leur prête ; à ses
yeux, ils sont plus réels que les hommes vivants, et leur suffrage est le seul
dont il tienne compte. Aussi bien, à mettre les choses au pis, il n’a contre
lui que les répugnances momentanées d’une génération aveugle. En revanche, il a
pour lui l’approbation de l’humanité prise en soi, de la postérité régénérée
par ses actes, des hommes redevenus, grâce à lui, ce que jamais ils n’auraient
dû cesser d’être. – C’est pourquoi, bien
loin de se considérer comme un usurpateur et un tyran, il s’envisagera comme un
libérateur, comme le mandataire naturel du véritable peuple, comme l’exécuteur
autorisé de la volonté générale ; il
marchera avec sécurité dans le cortège que lui fait ce peuple imaginaire ; les
millions de volontés métaphysiques qu’il a fabriquées à l’image de la sienne le
soutiendront de leur assentiment unanime, et il projettera dans le dehors,
comme un chœur d’acclamations triomphales, l’écho intérieur de sa propre voix.
La secte au pouvoir : l’État,
maître de toutes les fortunes, mais aussi de tous les corps et de toutes les
âmes.
Lorsqu’une doctrine séduit les
hommes, c’est moins par le sophisme qu’elle leur présente que par les promesses
qu’elle leur fait ; elle a plus de prise sur leur sensibilité que sur leur
intelligence ; car, si le cœur est parfois
la dupe de l’esprit, l’esprit bien plus souvent est la dupe du cœur. Un
système ne nous agrée point parce que nous le jugeons vrai, mais nous le
jugeons vrai parce qu’il nous agrée, et le fanatisme politique ou religieux,
quel que soit le canal théologique ou philosophique dans lequel il coule, a
toujours pour source principale un besoin avide, une passion secrète, une
accumulation de désirs profonds et puissants auxquels la théorie ouvre un
débouché…
Ne cherchez pas dans le programme
de la secte les prérogatives
limitées qu’un homme fier revendique au nom du juste respect qu’il se doit à
lui-même, c’est-à-dire les droits civils complets avec le cortège des
libertés politiques qui leur servent de sentinelles et de gardiennes, la sûreté
des biens et de la vie, la fixité de la loi, l’indépendance des tribunaux,
l’égalité des citoyens devant la justice et sous l’impôt, l’abolition des
privilèges et de l’arbitraire, l’élection des députés et la disposition de la
bourse publique, bref les précieuses garanties qui font de chaque citoyen un
souverain inviolable dans son domaine restreint, qui défendent sa personne et
sa propriété contre toute oppression ou exaction publique ou privée, qui le
maintiennent tranquille et debout en face de ses concurrents et de ses
adversaires, debout et respectueux en face de ses magistrats et de l’État
lui-même. Des Malouet, des Mounier, des
Mallet du Pan, des partisans de la constitution anglaise et de la monarchie
parlementaire peuvent se contenter d’un si mince cadeau : mais la théorie en
fait bon marché, et au besoin marchera dessus comme sur une poussière vile. Ce
n’est pas l’indépendance et la sécurité de la vie privée qu’elle promet, ce n’est
pas le droit de voter tous les deux ans, une simple influence, un contrôle
indirect, borné, intermittent de la chose publique ; c’est la domination politique, à savoir la propriété pleine et entière
de la France et des Français. – Nul doute sur ce point : selon les propres
termes de Rousseau, le Contrat social
exige « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la
communauté, chacun se donnant tout entier, tel qu’il se trouve
actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font
partie », tellement que l’État, maître
reconnu, non seulement de toutes les fortunes, mais aussi de tous les corps et
de toutes les âmes, peut légitimement imposer de force à ses membres
l’éducation, le culte, la foi, les opinions, les sympathies qui lui conviennent.
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