Peuple et Foule. La nation va être régénérée. Les hallucinations de la raison et de l’ignorance.
Jamais les hommes n’ont perdu à ce point le sens des choses réelles.
Inflammation du baril de poudre
Un peuple mutilé devient
une foule ; la nation va être régénérée
« Le Tiers, disent d’autres cahiers, étant
les 99 pour 100 de la nation, n’est pas un ordre. Désormais, avec ou sans les
privilégiés, il sera, sous la même dénomination, appelé le peuple ou la nation.
» – N’objectez pas qu’un peuple ainsi mutilé devient une foule, que des chefs
ne s’improvisent pas, qu’on se passe difficilement de ses
conducteurs naturels, qu’à tout prendre ce clergé et cette noblesse sont encore
une élite, que les deux cinquièmes du sol sont dans leurs mains, que la moitié
des hommes intelligents et instruits sont dans leurs rangs, que leur bonne
volonté est grande, et que ces vieux corps historiques ont toujours fourni aux
constitutions libres leurs meilleurs soutiens. Selon le principe de Rousseau,
il ne faut pas évaluer les hommes, mais les compter ; en politique, le nombre
seul est respectable ; ni la naissance, ni la propriété, ni la fonction, ni la
capacité, ne sont des titres : grand ou petit, ignorant ou savant, général,
soldat ou goujat, dans l’armée sociale chaque individu n’est qu’une unité munie
d’un vote ; où vous voyez la majorité, là est le droit. C’est pourquoi le Tiers pose son droit comme incontestable, et, à son
tour, dit comme Louis XIV : « L’État, c’est moi ».
Une fois le principe admis ou imposé, tout
ira bien. « Il semblait, dit un témoin ,
que c’était par des hommes de l’âge d’or qu’on allait être gouverné. Ce
peuple libre, juste et sage, toujours d’accord avec lui-même, toujours éclairé
dans le choix de ses ministres, modéré dans l’usage de sa force et de sa
puissance, ne serait jamais égaré, jamais trompé, jamais dominé, asservi par
les autorités qu’il leur aurait confiées. Ses volontés feraient ses lois, et
ses lois feraient son bonheur. » La
nation va être régénérée : cette
phrase est dans tous les écrits et dans toutes les bouches. À Nangis , Arthur Young trouve qu’elle est le fond de
la conversation politique. Le chapelain d’un régiment, curé dans le voisinage,
ne veut pas en démordre ; quant à savoir ce qu’il entend par là, c’est une
autre affaire. Impossible de rien démêler dans ses explications, « sinon une
perfection théorique de gouvernement, douteuse à son point de départ, risquée
dans ses développements et chimérique quant à ses fins ». Lorsque l’Anglais
leur propose en exemple la Constitution anglaise, « ils en font bon marché »,
ils sourient du peu ; cette Constitution ne donne pas assez à la liberté ;
surtout elle n’est pas conforme aux principes. – Et notez que nous sommes ici
chez un grand seigneur, dans un cercle d’hommes éclairés. À Riom, aux assemblées
d’élection , Malouet voit « de petits
bourgeois, des praticiens, des avocats sans aucune instruction sur les affaires
publiques, citant le Contrat Social, déclamant avec véhémence contre la
tyrannie, et proposant chacun une Constitution ». La plupart ne savent rien et
ne sont que des marchands de chicane ; les plus instruits n’ont en politique
que des idées d’écoliers. Dans les collèges de l’Université, on n’enseigne
point l’histoire . « Le nom de Henri IV,
dit Lavalette, ne nous avait pas été prononcé une seule fois pendant mes huit
années d’études, et, à dix-sept ans, j’ignorais encore à quelle époque et
comment la maison de Bourbon s’est établie sur le trône. » Pour tout bagage, ils emportent, comme Camille Desmoulins, des bribes
de latin, et ils entrent dans le monde, la tête farcie « de maximes
républicaines », échauffés par les souvenirs de Rome et de Sparte, « pénétrés
d’un profond mépris pour les gouvernements monarchiques ». Ensuite, à
l’Ecole de Droit, ils ont appris un droit abstrait, ou n’ont rien appris. Aux
cours de Paris, point d’auditeurs ; le professeur fait sa leçon devant des
copistes qui vendent leurs cahiers. Un élève qui assisterait et rédigerait
lui-même serait mal vu ; on l’accuserait d’ôter aux copistes leur gagne-pain.
Par suite le diplôme est nul…
Des Lumières aux hallucinations ; rôle des
demi savants ; Jamais les hommes n’ont perdu à ce point le sens des choses
réelles
À quoi bon les
études sur l’ancienne France ? « Qu’est-il résulté de tant et de si profondes
recherches ? Des conjectures laborieuses et des raisons de douter . » Il
est bien plus commode de partir des droits de l’homme et d’en déduire les
conséquences. À cela la logique de l’Ecole suffit, et la rhétorique du collège
fournira les tirades. – Dans ce
grand vide des intelligences, les mots indéfinis de liberté, d’égalité, de
souveraineté du peuple, les phrases ardentes de Rousseau et de ses successeurs,
tous les nouveaux axiomes flambent comme des charbons allumés, et dégagent une fumée chaude, une
vapeur enivrante. La parole gigantesque et vague s’interpose entre l’esprit et
les objets ; tous les contours sont brouillés et le vertige commence. Jamais les
hommes n’ont perdu à ce point le sens des choses réelles. Jamais ils n’ont
été à la fois plus aveugles et plus chimériques. Jamais leur vue troublée ne
les a plus rassurés sur le danger véritable, et plus alarmés sur le danger
imaginaire. Les étrangers qui sont de sang-froid et qui assistent à ce
spectacle, Mallet du Pan, Dumont de Genève, Arthur Young, Jefferson, Gouverneur
Morris, écrivent que les Français ont l’esprit dérangé…
Il s’agissait du
mur d’enceinte et des barrières de Paris qu’on dénonçait comme un enclos de
bêtes fauves, trop injurieux pour des hommes ». — « J’ai vu, dit l’un des
orateurs, j’ai vu à la barrière Saint-Victor, sur l’un des piliers en
sculpture, le croiriez-vous ? j’ai vu l’énorme tête d’un lion, gueule béante,
et vomissant des chaînes dont il menace les passants ; peut-on imaginer un
emblème plus effrayant de despotisme et de servitude ? » – L’orateur lui-même
imitait « le rugissement du lion ; tout l’auditoire était ému, et moi, qui
passais si souvent à la barrière Saint-Victor, je m’étonnais que cette image
horrible ne m’eût pas frappé. J’y fis ce jour-là même une attention
particulière, et, sur le pilastre, je vis pour ornement un bouclier, suspendu à
une chaîne mince que le sculpteur avait attachée à un petit mufle de lion, comme
on voit à des marteaux de porte ou à des robinets de fontaine ». — Sensations
perverties, conceptions délirantes, ce seraient là pour un médecin des
symptômes d’aliénation mentale ; et nous ne sommes encore qu’aux premiers mois
de 1789 ! – Dans des têtes si excitables
et tellement surexcitées, la magie souveraine des mots va créer des fantômes,
les uns hideux, l’aristocrate et le tyran, les autres adorables, l’ami du
peuple et le patriote incorruptible, figures démesurées et forgées par le rêve,
mais qui prendront la place des figures réelles et que l’halluciné va
combler de ses hommages ou poursuivre de ses fureurs.
Ainsi descend et se propage la
philosophie du dix-huitième siècle. — Au premier étage de la maison, dans les
beaux appartements dorés, les idées n’ont été que des illuminations de soirée,
des pétards de salon, des feux de Bengale amusants ; on a joué avec elles, on
les a lancées en riant par les fenêtres. – Recueillies à l’entresol et au
rez-de-chaussée, portées dans les boutiques, dans les magasins et dans les
cabinets d’affaires, elles y ont trouvé des matériaux combustibles, des tas de
bois accumulés depuis longtemps, et voici que de grands feux s’allument. Il
semble même qu’il y ait un commencement d’incendie ; car les cheminées ronflent
rudement, et une clarté rouge jaillit à travers les vitres. — « Non, disent les
gens d’en haut, ils n’auraient garde de mettre le feu à la maison, ils y
habitent comme nous. Ce sont là des feux de paille, tout au plus des feux de
cheminée : mais, avec un seau d’eau froide, on les éteint ; et d’ailleurs ces
petits accidents nettoient les cheminées, font tomber la vieille suie. »
Prenez garde : dans les caves de
la maison, sous les vastes et profondes voûtes qui la portent, il y a un
magasin de poudre.
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