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dimanche 6 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_19_ La propagation de la doctrine- Vers l’hallucination collective

Peuple et Foule. La nation va être  régénérée.  Les hallucinations de la raison et de l’ignorance. Jamais les hommes n’ont perdu à ce point le sens des choses réelles. Inflammation du baril de poudre

Un peuple mutilé devient une foule ; la nation va être régénérée

« Le Tiers, disent d’autres cahiers, étant les 99 pour 100 de la nation, n’est pas un ordre. Désormais, avec ou sans les privilégiés, il sera, sous la même dénomination, appelé le peuple ou la nation. » – N’objectez pas qu’un peuple ainsi mutilé devient une foule, que des chefs ne s’improvisent pas, qu’on se passe difficilement de ses conducteurs naturels, qu’à tout prendre ce clergé et cette noblesse sont encore une élite, que les deux cinquièmes du sol sont dans leurs mains, que la moitié des hommes intelligents et instruits sont dans leurs rangs, que leur bonne volonté est grande, et que ces vieux corps historiques ont toujours fourni aux constitutions libres leurs meilleurs soutiens. Selon le principe de Rousseau, il ne faut pas évaluer les hommes, mais les compter ; en politique, le nombre seul est respectable ; ni la naissance, ni la propriété, ni la fonction, ni la capacité, ne sont des titres : grand ou petit, ignorant ou savant, général, soldat ou goujat, dans l’armée sociale chaque individu n’est qu’une unité munie d’un vote ; où vous voyez la majorité, là est le droit. C’est pourquoi le Tiers pose son droit comme incontestable, et, à son tour, dit comme Louis XIV : « L’État, c’est moi ».
Une fois le principe admis ou imposé, tout ira bien. « Il semblait, dit un témoin  , que c’était par des hommes de l’âge d’or qu’on allait être gouverné. Ce peuple libre, juste et sage, toujours d’accord avec lui-même, toujours éclairé dans le choix de ses ministres, modéré dans l’usage de sa force et de sa puissance, ne serait jamais égaré, jamais trompé, jamais dominé, asservi par les autorités qu’il leur aurait confiées. Ses volontés feraient ses lois, et ses lois feraient son bonheur. » La nation va être  régénérée : cette phrase est dans tous les écrits et dans toutes les bouches. À Nangis  , Arthur Young trouve qu’elle est le fond de la conversation politique. Le chapelain d’un régiment, curé dans le voisinage, ne veut pas en démordre ; quant à savoir ce qu’il entend par là, c’est une autre affaire. Impossible de rien démêler dans ses explications, « sinon une perfection théorique de gouvernement, douteuse à son point de départ, risquée dans ses développements et chimérique quant à ses fins ». Lorsque l’Anglais leur propose en exemple la Constitution anglaise, « ils en font bon marché », ils sourient du peu ; cette Constitution ne donne pas assez à la liberté ; surtout elle n’est pas conforme aux principes. – Et notez que nous sommes ici chez un grand seigneur, dans un cercle d’hommes éclairés. À Riom, aux assemblées d’élection  , Malouet voit « de petits bourgeois, des praticiens, des avocats sans aucune instruction sur les affaires publiques, citant le Contrat Social, déclamant avec véhémence contre la tyrannie, et proposant chacun une Constitution ». La plupart ne savent rien et ne sont que des marchands de chicane ; les plus instruits n’ont en politique que des idées d’écoliers. Dans les collèges de l’Université, on n’enseigne point l’histoire  . « Le nom de Henri IV, dit Lavalette, ne nous avait pas été prononcé une seule fois pendant mes huit années d’études, et, à dix-sept ans, j’ignorais encore à quelle époque et comment la maison de Bourbon s’est établie sur le trône. » Pour tout bagage, ils emportent, comme Camille Desmoulins, des bribes de latin, et ils entrent dans le monde, la tête farcie « de maximes républicaines », échauffés par les souvenirs de Rome et de Sparte, « pénétrés d’un profond mépris pour les gouvernements monarchiques ». Ensuite, à l’Ecole de Droit, ils ont appris un droit abstrait, ou n’ont rien appris. Aux cours de Paris, point d’auditeurs ; le professeur fait sa leçon devant des copistes qui vendent leurs cahiers. Un élève qui assisterait et rédigerait lui-même serait mal vu ; on l’accuserait d’ôter aux copistes leur gagne-pain. Par suite le diplôme est nul…


Des Lumières aux hallucinations ; rôle des demi savants ; Jamais les hommes n’ont perdu à ce point le sens des choses réelles

À quoi bon les études sur l’ancienne France ? « Qu’est-il résulté de tant et de si profondes recherches ? Des conjectures laborieuses et des raisons de douter  . » Il est bien plus commode de partir des droits de l’homme et d’en déduire les conséquences. À cela la logique de l’Ecole suffit, et la rhétorique du collège fournira les tirades. Dans ce grand vide des intelligences, les mots indéfinis de liberté, d’égalité, de souveraineté du peuple, les phrases ardentes de Rousseau et de ses successeurs, tous les nouveaux axiomes flambent comme des charbons  allumés, et dégagent une fumée chaude, une vapeur enivrante. La parole gigantesque et vague s’interpose entre l’esprit et les objets ; tous les contours sont brouillés et le vertige commence. Jamais les hommes n’ont perdu à ce point le sens des choses réelles. Jamais ils n’ont été à la fois plus aveugles et plus chimériques. Jamais leur vue troublée ne les a plus rassurés sur le danger véritable, et plus alarmés sur le danger imaginaire. Les étrangers qui sont de sang-froid et qui assistent à ce spectacle, Mallet du Pan, Dumont de Genève, Arthur Young, Jefferson, Gouverneur Morris, écrivent que les Français ont l’esprit dérangé…

Il s’agissait du mur d’enceinte et des barrières de Paris qu’on dénonçait comme un enclos de bêtes fauves, trop injurieux pour des hommes ». — « J’ai vu, dit l’un des orateurs, j’ai vu à la barrière Saint-Victor, sur l’un des piliers en sculpture, le croiriez-vous ? j’ai vu l’énorme tête d’un lion, gueule béante, et vomissant des chaînes dont il menace les passants ; peut-on imaginer un emblème plus effrayant de despotisme et de servitude ? » – L’orateur lui-même imitait « le rugissement du lion ; tout l’auditoire était ému, et moi, qui passais si souvent à la barrière Saint-Victor, je m’étonnais que cette image horrible ne m’eût pas frappé. J’y fis ce jour-là même une attention particulière, et, sur le pilastre, je vis pour ornement un bouclier, suspendu à une chaîne mince que le sculpteur avait attachée à un petit mufle de lion, comme on voit à des marteaux de porte ou à des robinets de fontaine ». — Sensations perverties, conceptions délirantes, ce seraient là pour un médecin des symptômes d’aliénation mentale ; et nous ne sommes encore qu’aux premiers mois de 1789 ! – Dans des têtes si excitables et tellement surexcitées, la magie souveraine des mots va créer des fantômes, les uns hideux, l’aristocrate et le tyran, les autres adorables, l’ami du peuple et le patriote incorruptible, figures démesurées et forgées par le rêve, mais qui prendront la place des figures réelles et que l’halluciné va combler de ses hommages ou poursuivre de ses fureurs.


Ainsi descend et se propage la philosophie du dix-huitième siècle. — Au premier étage de la maison, dans les beaux appartements dorés, les idées n’ont été que des illuminations de soirée, des pétards de salon, des feux de Bengale amusants ; on a joué avec elles, on les a lancées en riant par les fenêtres. – Recueillies à l’entresol et au rez-de-chaussée, portées dans les boutiques, dans les magasins et dans les cabinets d’affaires, elles y ont trouvé des matériaux combustibles, des tas de bois accumulés depuis longtemps, et voici que de grands feux s’allument. Il semble même qu’il y ait un commencement d’incendie ; car les cheminées ronflent rudement, et une clarté rouge jaillit à travers les vitres. — « Non, disent les gens d’en haut, ils n’auraient garde de mettre le feu à la maison, ils y habitent comme nous. Ce sont là des feux de paille, tout au plus des feux de cheminée : mais, avec un seau d’eau froide, on les éteint ; et d’ailleurs ces petits accidents nettoient les cheminées, font tomber la vieille suie. »
Prenez garde : dans les caves de la maison, sous les vastes et profondes voûtes qui la portent, il y a un magasin de poudre.


Ce magasin de poudre, c'est l’incroyable misère du peuple(voir la suite)


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