Portrait de Marat, de la manie ambitieuse
et l’échec social à la manie des complots et à à la manie homicide ; il a
été dans le droit fil de la Révolution, lucide à force d’aveuglement
Marat : la manie ambitieuse et l‘échec
social
Parmi les
Jacobins, trois hommes, Marat, Danton, Robespierre, ont mérité la prééminence
et possédé l’autorité : c’est que, par la difformité ou la déformation de leur
esprit et de leur cœur, ils ont rempli les conditions requises. - Des trois,
Marat est le plus monstrueux ; il confine à l’aliéné, et il en offre les
principaux traits, l’exaltation furieuse, la surexcitation continue, l’activité
fébrile, le flux intarissable d’écriture, l’automatisme de la pensée et le
tétanos de la volonté, sous la contrainte et la direction de l’idée fixe ;
outre cela, les symptômes physiques ordinaires, l’insomnie, le teint plombé, le
sang brûlé, la saleté des habits et de la personne , à la fin, et pendant les cinq derniers mois
des dartres et des démangeaisons par tout le corps . Issu de races disparates, né d’un sang mêlé
et troublé par de profondes révolutions morales , il porte en lui un germe
bizarre ; au physique, c’est un avorton ; au moral, c’est un prétendant, qui
prétend aux plus grands rôles. Dès la première enfance, son père, médecin, l’a
destiné à être un savant ; sa mère, idéaliste, l’a préparé pour être un
philanthrope, et, de lui-même, il a toujours marché vers cette double cime. « À cinq ans , dit-il, j’aurais voulu être
maître d’école, à quinze ans professeur, auteur à dix-huit, génie créateur à
vingt, ensuite et jusqu’au bout, apôtre et martyr de l’humanité. Dès mon
bas âge, j’ai été dévoré par l’amour de la gloire, passion qui changea d’objet
pendant les diverses périodes de ma vie, mais qui ne m’a pas quitté un seul
instant. » Pendant trente ans, il a roulé en Europe ou végété à Paris, en
nomade ou en subalterne, écrivain sifflé, savant contesté, philosophe ignoré,
publiciste de troisième ordre, aspirant à toutes les célébrités et à toutes les
grandeurs, candidat perpétuel et perpétuellement repoussé : entre son ambition
et ses facultés, la disproportion était trop forte…
Partant, lorsqu’il
essaye d’inventer, il copie ou il se trompe. Son traité de l’Homme est un
pêle-mêle de lieux communs physiologiques et moraux, de lectures mal digérées,
de noms enfilés à la suite et comme au hasard
, de suppositions gratuites, incohérentes, où les doctrines du
dix-septième et du dix-huitième siècle s’accouplent, sans rien produire que des
phrases creuses. « L’âme et le corps sont des substances distinctes, sans nul
rapport nécessaire, et uniquement unies entre elles par le fluide nerveux ; »
ce fluide n’est pas gélatineux, car les spiritueux qui le renouvellent ne
contiennent pas de gélatine ; l’âme est mue par lui et le meut ; à cet effet,
elle réside dans « les méninges ». – Son Optique est le contre-pied de la grande vérité déjà
trouvée par Newton depuis un siècle et vérifiée depuis par un autre siècle
d’expériences et de calculs. – Sur la chaleur et l’électricité, il ne produit
que des hypothèses légères et des généralités littéraires : un jour, mis au
pied du mur, il introduit une aiguille
dans un bâton de résine pour le rendre conducteur, et il est pris par le
physicien Charles en flagrant délit de supercherie scientifique .
Il n’est pas même en état de comprendre
les grands inventeurs, ses contemporains, Laplace, Monge, Lavoisier, Fourcroy ; au
contraire, il les diffame, à la façon d’un révolté, usurpateur de bas étage,
qui, sans titre aucun, veut prendre la place des autorités légitimes. – En
politique, il ramasse la sottise en vogue, le Contrat social fondé sur le droit
naturel, et il la rend plus sotte encore, en reprenant à son compte le
raisonnement des socialistes grossiers, des physiologistes égarés dans la
morale, je veux dire, en fondant le droit sur le besoin physique…
Du délire
ambitieux à la manie des persécutions
Dans les sciences
supérieures, qui traitent de la nature en général ou de la société humaine, il
est allé au bout. « Je crois avoir
épuisé à peu près toutes les combinaisons de l’esprit humain sur la morale, la
philosophie et la politique . » Non
seulement il a trouvé la théorie vraie de l’État, mais il est homme d’État,
praticien expert, capable de prévoir l’avenir et de le faire. Il prédit, et
toujours juste, en moyenne deux fois par semaine : aux premiers jours de la
Convention , il compte à son acquis déjà
« trois cents prédictions sur les principaux événements de la Révolution,
justifiées par le fait ». – En face des Constituants qui démolissent et
reconstruisent si lentement, il se fait fort de tout défaire, refaire et
parfaire à la minute. « Si j’étais
tribun du peuple et soutenu par quelques milliers d’hommes déterminés , je réponds que, sous six semaines, la
Constitution serait parfaite, que la machine politique marcherait au mieux,
que la nation serait libre et heureuse, qu’en moins d’une année elle serait
florissante et redoutable, et qu’elle le serait tant que je vivrais. »
En d’autres
termes, aux yeux de Marat, Marat, unique
entre tous par la supériorité de son génie et de son caractère, est l’unique
sauveur.
À de pareils
signes, le médecin reconnaîtrait à l’instant un de ces fous lucides que l’on
n’enferme pas, mais qui n’en sont que plus dangereux ; même il dirait le nom technique de la
maladie : c’est le délire ambitieux, bien connu dans les asiles. – Deux
prédispositions, la perversion habituelle du jugement et l’excès colossal de
l’amour-propre , en sont les sources, et
nulle part ces sources n’ont coulé plus abondamment que dans Marat. Jamais
homme, après une culture si diversifiée, n’a eu l’esprit si incurablement faux.
Jamais homme, après tant d’avortements dans la spéculation et tant de méfaits
dans la pratique, n’a conçu et gardé une si haute idée de lui-même. En lui,
chacune des deux sources vient grossir l’autre : ayant la faculté de ne pas
voir les choses telles qu’elles sont, il peut s’attribuer de la vertu et du
génie ; persuadé qu’il a du génie et de la vertu, il prend ses attentats pour
des mérites, et ses lubies pour des vérités. - Dès lors et spontanément, par
son propre cours, la maladie se complique : au délire ambitieux s’ajoute la manie des persécutions. En effet,
des vérités évidentes ou prouvées, comme celles qu’il apporte, devraient, du
premier coup, éclater en public ; si elles font long feu et s’éteignent, c’est
que des ennemis ou des envieux ont marché dessus ; manifestement, on a conspiré
contre lui, et contre lui les complots n’ont jamais cessé. Il y eut d’abord le complot des philosophes : quand le
traité de l’Homme fut expédié d’Amsterdam à Paris , « ils sentirent le coup que je portais à
leurs principes et firent arrêter le livre à la douane ». Il y eut ensuite le complot des médecins : « ils
calculaient avec douleur la grandeur de mes gains.... Je prouverais, s’il en
était besoin, qu’ils ont tenu des assemblées fréquentes pour aviser aux moyens
les plus efficaces de me diffamer ». Il y eut enfin le complot des académiciens, « l’indigne persécution que l’Académie
des Sciences n’a cessé de me faire pendant dix ans, lorsqu’elle se fut assurée
que mes découvertes sur la lumière renversaient ses travaux depuis des siècles,
et que je me souciais fort peu d’entrer dans son sein.... Croirait-on que les
charlatans de ce corps scientifique étaient parvenus à déprécier mes
découvertes dans l’Europe entière…
Naturellement, le
soi-disant persécuté se défend, c’est-à-dire qu’il attaque. Naturellement,
comme il est l’agresseur, on le repousse et on le réprime, et, après s’être
forgé des ennemis imaginaires, il se fait des ennemis réels, surtout en
politique où, par principe, il prêche tous les jours l’émeute et le meurtre.
Naturellement enfin, il est poursuivi, décrété par le Châtelet, traqué par la
police, obligé de fuir et d’errer de retraite en retraite, de vivre des mois
entiers à la façon d’une chauve-souris, dans « un caveau, dans un souterrain,
dans un cachot sombre ». Une fois, dit
son ami Panis, il a passé « six semaines assis sur une fesse », comme un fou
dans son cabanon, seul à seul avec son rêve. – Rien d’étonnant si, à ce régime,
son rêve s’épaissit et s’appesantit, s’il se change en cauchemar fixe, si, dans
son esprit renversé, les objets se renversent, si, même en plein jour, il ne
voit plus les hommes et les choses que dans un miroir grossissant et contourné,
si parfois, quand ses numéros sont trop rouges et que la maladie chronique
devient aiguë, son médecin vient le
saigner pour arrêter l’accès et prévenir les redoublements.
Mais le pli est
pris : désormais les contre-vérités poussent dans son cerveau comme sur leur
sol natal ; il s’est installé dans la déraison, et cultive l’absurdité, même
physique et mathématique….
– Par suite, ainsi
que ses confrères de Bicêtre, il extravague incessamment dans l’horrible et
dans l’immonde : le défilé des fantômes atroces ou dégoûtants a commencé .
Selon lui, les savants qui n’ont pas voulu l’admirer sont des imbéciles, des
charlatans et des plagiaires. Laplace et Monge, simples « automates », ne sont
que des machines à calculs ; Lavoisier, « père putatif de toutes les
découvertes qui font du bruit, n’a pas une idée en propre », pille les autres
sans les comprendre, et « change de système comme de souliers ». Fourcroy, son
disciple et son trompette, est encore de plus mince étoffe. Tous sont des
drôles…
La monomanie homicide : dans le droit
fil de la Révolution, lucide à force d’aveuglement
En politique, où
les débats sont des combats, c’est pis : l’Ami du peuple ne peut avoir que des
scélérats pour adversaires. Louer le courage et le désintéressement de La
Fayette, quelle ineptie ! S’il est allé en Amérique, c’est par dépit amoureux,
« rebuté par une Messaline » ; il y a gardé un parc d’artillerie, « comme les
goujats gardent le bagage » : voilà tous ses exploits ; de plus, il est un
voleur. Bailly aussi est un voleur, et Malouet « un paillasse ». Necker a formé
« l’horrible entreprise d’affamer et d’empoisonner le peuple, il s’est rendu
pour toujours l’exécration des Français et l’opprobre du genre humain ». –
Qu’est-ce que la Constituante, sinon un ramas « d’hommes bas, rampants, vils et
ineptes » ? – « Infâmes législateurs, vils scélérats, monstres altérés d’or et
de sang, vous trafiquez avec le monarque de nos fortunes, de nos droits, de nos
libertés et de nos vies ! »…
A la suite du
délire ambitieux, de la manie des persécutions et du cauchemar fixe, la monomanie
homicide s’est déclarée. Dès les premiers mois de la Révolution, elle s’est
déclarée chez Marat ; c’est qu’elle lui était innée, inoculée d’avance ; il
l’avait contractée à bon escient et par principes….... Point de quartier ; je
vous propose de décimer les membres contre-révolutionnaires de la municipalité,
des justices de paix, des départements et de l’Assemblée nationale . » — Au commencement, un petit nombre de
vies aurait suffi : « il fallait faire tomber 500 têtes après la prise de la Bastille, alors tout aurait été bien
». Mais, par imprévoyance et timidité, on a laissé le mal s’étendre, et plus il
s’étend, plus l’amputation doit être large. — Avec le coup d’œil sûr du
chirurgien, Marat en donne la dimension ; il a fait ses calculs d’avance. En
septembre 1792, dans le Conseil de la Commune, il estime par approximation à 40 000 le nombre des têtes
qu’il faut abattre . Six semaines
plus tard, l’abcès social ayant prodigieusement grossi, le chiffre enfle à
proportion : c’est 270 000 têtes qu’il
demande , toujours par humanité, « pour
assurer la tranquillité publique, » à condition d’être chargé lui-même de
cette opération, et de cette opération seulement, comme justicier sommaire et
temporaire. — Sauf le dernier point, tout le reste lui a été accordé ; il est
fâcheux qu’il n’ait pu voir de ses yeux l’accomplissement parfait de son
programme, les fournées du Tribunal révolutionnaire de Paris, les massacres de
Lyon et de Toulon, les noyades de Nantes. — Dès l’abord et jusqu’à la fin, il a
été dans le droit fil de la Révolution,
lucide à force d’aveuglement, grâce à sa logique de fou, grâce à la concordance
de sa maladie privée et de la maladie publique, grâce à la précocité de son
délire plein parmi les autres délires incomplets et tardifs, seul immuable,
sans remords, triomphant, établi du premier bond sur la cime aiguë que ses
rivaux n’osent pas gravir ou ne gravissent qu’en tâtonnant…
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