Ou comment la
centralisation royale est despotique et inefficace et ne peut empêcher le pillage
de la richesse de la nation. Les abus du clergé ( où apparait le thème positiviste
de la nécessaire séparation des pouvoirs temporels et spirituels que la royauté
ne parvient pas à mener à bien). Les
abus des nobles et de la Cour. Sinécure et sangsues. Quand La France tondue
apprendra ce qu’on fait de sa laine..(toute ressemblance avec une situation
existante…)
Les abus du clergé :
pouvoir spirituel et pouvoir temporel
D’autres corps, survivants quoique rabougris, l’Assemblée du clergé et les
États provinciaux, protègent encore un ordre et quatre ou cinq provinces ; mais
cette protection ne couvre que l’ordre ou la province, et, si elle défend un
intérêt partiel, c’est d’ordinaire contre un intérêt général.
Regardons le plus vivace et le mieux enraciné de ces corps, l’Assemblée du
clergé. Tous les cinq ans elle se réunit, et, dans l’intervalle, deux agents
choisis par elle veillent aux intérêts de l’ordre. Convoquée par le
gouvernement, dirigée par lui, contenue ou interrompue au besoin, toujours sous
sa main, employée par lui à des fins politiques, elle reste néanmoins un asile
pour le clergé qu’elle représente. Mais elle n’est un asile que pour lui, et,
dans la série de transactions par lesquelles elle se défend contre le fisc,
elle ne décharge ses épaules que pour rejeter un fardeau plus lourd sur les
épaules d’autrui. On a vu comment sa diplomatie a sauvé les immunités du
clergé, comment elle l’a racheté de la
capitation et des vingtièmes, comment elle a changé sa part d’impôt en un « don
gratuit », comment chaque année elle applique ce don au remboursement des
capitaux empruntés pour son rachat, par
quel art délicat elle est parvenue, non seulement à n’en rien verser dans le
Trésor, mais encore à soutirer chaque année du Trésor environ 1 500 000 livres
; c’est tant mieux pour l’Église, mais tant pis pour le peuple. — Maintenant
parcourez la file des in-folios où se suivent de cinq ans en cinq ans les
rapports des agents, hommes habiles et qui se préparent ainsi aux plus hauts
emplois de l’Église, les abbés de Boisgelin, de Périgord, de Barrai, de
Montesquiou ; à chaque instant, grâce à leurs sollicitations auprès des juges
et du Conseil, grâce à l’autorité que donne à leurs plaintes le mécontentement
de l’ordre puissant que l’on sent derrière eux, quelque affaire ecclésiastique
est décidée dans le sens ecclésiastique ; quelque droit féodal est maintenu en
faveur d’un chapitre ou d’un évêque ; quelque réclamation du public est
rejetée . En 1781, malgré un arrêté du
Parlement de Rennes, les chanoines de Saint-Malo sont maintenus dans le
monopole de leur four banal, au détriment des boulangers qui voudraient cuire à
domicile et des habitants qui payeraient moins cher le pain cuit chez les
boulangers. En 1773, Guénin, maître d’école, destitué par l’évêque de Langres
et vainement soutenu par les habitants, est forcé de laisser sa place au
successeur que le prélat lui a nommé d’office. En 1770, Rastel, protestant,
ayant ouvert une école publique à Saint-Affrique, est poursuivi à la demande de
l’évêque et des agents du clergé ; on ferme son école et on le met en prison. —
Quand un corps a gardé dans sa main les cordons de sa bourse, il obtient
bien des complaisances ; elles sont l’équivalent de l’argent qu’il accorde. Le ton commandant du roi, l’air soumis du
clergé ne changent rien au fond des choses ; entre eux, c’est un marché : donnant, donnant ; telle loi contre les
protestants, en échange d’un ou deux millions ajoutés au don gratuit. C’est
ainsi que graduellement s’est faite, au dix-septième siècle, la révocation de
l’édit de Nantes, article par article, comme un tour d’estrapade après un
autre tour d’estrapade, chaque persécution nouvelle achetée par une largesse
nouvelle, en sorte que, si le clergé aide l’État, c’est à condition que l’État
se fera bourreau. Pendant tout le dix-huitième siècle, l’Église veille à ce que
l’opération continue . En 1717, une
assemblée de soixante-quatorze personnes ayant été surprise à Anduze, les
hommes vont aux galères et les femmes en prison. En 1724, un édit déclare que
tous ceux qui assisteront à une assemblée et tous ceux qui auront quelque
commerce direct ou indirect avec les ministres prédicants, seront condamnés à
la confiscation des biens, les femmes rasées et enfermées pour la vie, les
hommes aux galères perpétuelles. En 1745 et 1746, dans le Dauphiné, deux cent
soixante-dix-sept protestants sont condamnés aux galères et nombre de femmes au
fouet. De 1744 à 1752, dans l’Est et le Midi, six cents protestants sont
enfermés et huit cents condamnés à diverses peines. En 1774, les deux enfants
de Roux, calviniste à Nîmes, lui sont enlevés. Jusqu’aux approches de la
Révolution, dans le Languedoc, on pend les ministres et l’on envoie des dragons
contre les congrégations qui se rassemblent au désert pour prier Dieu ; la mère
de M. Guizot y a reçu des coups de feu dans ses jupes ; c’est qu’en Languedoc,
par les États provinciaux, « les évêques
sont maîtres du temporel plus que partout ailleurs, et que leur sentiment est
toujours de dragonner, de convertir à coups de fusil »
Les abus de la noblesse et de la
Cour
À défaut du droit de s’assembler et de voter, la noblesse a son influence,
et, pour savoir comment elle en use, il suffit de lire les édits de l’almanach.
Un règlement imposé au maréchal de Ségur
vient de relever la vieille barrière qui excluait les roturiers des
grades militaires, et désormais, pour être capitaine, il faudra prouver quatre
degrés de noblesse. Pareillement, dans les derniers temps, il faut être noble
pour être reçu maître des requêtes, et l’on décide secrètement qu’à l’avenir «
tous les biens ecclésiastiques, depuis le plus modeste prieuré jusqu’aux plus
riches abbayes, seront réservés à la noblesse ». — De fait, toutes les grandes
places, ecclésiastiques ou laïques, sont pour eux ; toutes les sinécures,
ecclésiastiques ou laïques, sont pour eux, ou pour leurs parents, alliés,
protégés et serviteurs. La France ressemble à une vaste écurie où les chevaux
de race auraient double et triple ration pour être oisifs ou ne faire que
demi-service, tandis que les chevaux de trait font le plein service avec une
demi-ration qui leur manque souvent. Encore faut-il noter que, parmi ces
chevaux de race, il est un troupeau privilégié qui, né auprès du râtelier,
écarte ses pareils et mange à pleine bouche, gras, brillant, le poil poli et
jusqu’au ventre en la litière, sans autre p.533 occupation que de toujours
tirer à soi. Ce sont les nobles de cour, qui vivent à portée des grâces,
exercés dès l’enfance à demander, obtenir et demander encore, uniquement
attentifs aux faveurs et aux froideurs royales, pour qui l’Œil-de-bœuf compose
l’univers, « indifférents aux affaires de l’État comme à leurs propres affaires
[…]
Passons au budget laïque ; là aussi les sinécures abondent et sont presque toutes à la noblesse. De ce genre, sont en
province les trente-sept grands gouvernements généraux, les sept petits
gouvernements généraux, les soixante-six lieutenances générales, les quatre
cent sept gouvernements particuliers, les treize gouvernements de maisons
royales, et nombre d’autres, tous emplois vides et de parade, tous entre des
mains nobles, tous lucratifs, non seulement par les appointements du Trésor,
mais aussi par les profits locaux. Ici encore la noblesse s’est laissé dérober
l’autorité, l’action, l’utilité de sa charge, à condition d’en garder le titre,
la pompe et l’argent . C’est l’intendant
qui gouverne ; « le gouverneur en titre ne peut remplir aucune fonction sans
lettres particulières de commandement » ; il n’est là que pour donner à dîner ;
encore lui faut-il pour cela une permission, « la permission d’aller résider
dans son gouvernement ». Mais la place est fructueuse : le gouvernement général
du Berry vaut 35 000 livres de rente, celui de la Guyenne 120 000, celui du
Languedoc 160 000 ; un petit gouvernement particulier, comme celui du Havre,
rapporte 35 000 livres, outre les accessoires ; une médiocre lieutenance
générale, comme celle du Roussillon, 13 000 à 14 000 livres ; un gouvernement
particulier, de 12 000 à 18 000 livres ; et notez que, dans la seule
Ile-de-France, il y en a trente-quatre, à Vervins, Senlis, Melun,
Fontainebleau, Dourdan, Sens, Limours, Etampes, Dreux, Houdan et autres villes
aussi médiocres que pacifiques ; c’est l’état-major des Valois qui depuis
Richelieu a cessé de servir, mais que le Trésor paye toujours […]
Aussi lucratives et aussi inutiles sont les charges de cour , sinécures domestiques dont les profits et
accessoires dépassent de beaucoup les émoluments. Je trouve dans l’état imprimé
295 officiers de bouche sans compter les garçons pour la table du roi et de ses
gens, et « le premier maître d’hôtel jouit de 84 000 livres par an en billets
et en nourritures », sans compter ses appointements et les « grandes livrées »
qu’il touche en argent. Les premières femmes de chambre de la reine inscrites
sur l’Almanach pour 150 livres et payées 12 000 francs, se font en réalité 50
000 francs par la revente des bougies allumées dans la journée ; Augeard,
secrétaire des commandements et dont la place est marquée 900 livres par an,
avoue qu’elle lui en vaut 200 000. Le capitaine des chasses, à Fontainebleau,
vend à son profit chaque année pour 20 000 francs de lapins. « Dans chaque
voyage aux maisons de campagne du roi, les dames d’atour, sur les frais de
déplacement, gagnent 80 pour 100 ; on dit que le café au lait avec un pain à
chacune de ces dames coûte 2 000 francs par an, et ainsi du reste. » – « Mme de
Tallard s’est fait 115 000 livres de rente dans sa place de gouvernante des
enfants de France, parce que, à chaque enfant, ses appointements augmentent de
35 000 livres. » Le duc de Penthièvre, en qualité de grand-amiral, perçoit sur
tous les navires « qui entrent dans les ports et embouchures de France » un
droit d’ancrage, dont le produit annuel est de 91 484 francs. Mme de Lamballe,
surintendante, inscrite pour 6 000 francs, en touche 150 000 . Sur un seul feu d’artifice, le duc de Gesvres
gagne 50 000 écus par les débris et charpentes qui lui appartiennent en vertu
de sa charge . – Grands officiers du
palais, gouverneurs des maisons royales, capitaines des capitaineries,
chambellans, écuyers, gentilhommes servants, gentilshommes ordinaires, pages,
gouverneurs, aumôniers, chapelains, dames d’honneur, dames d’atour, dames pour
accompagner, chez le roi, chez la reine, chez Monsieur, chez Madame, chez le
comte d’Artois, chez la comtesse d’Artois, chez Mesdames, chez Madame Royale,
chez Madame Élisabeth, dans chaque
maison princière et ailleurs, des centaines d’offices pourvus d’appointements
et d’accessoires sont sans fonctions ou ne servent que pour le décor. « Mme de
la Borde vient d’être nommée garde du lit de la reine avec 12 000 francs de
pension sur la cassette du roi ; on ignore quelles sont les fonctions de cette
charge, qui n’a pas existé depuis Anne d’Autriche. »
Les sangsues : ils tondent
le troupeau qu’ils devraient préserver
« On a calculé que, la semaine dernière, il y eut pour 128 000 livres de
pension données à des dames de la cour, tandis que depuis deux ans on n’a pas
donné la moindre pension à des officiers : 8 000 livres à la duchesse de
Chevreuse dont le mari a de 4 à 500 000 livres de rente, 12 000 livres à Mme de
Luynes pour qu’elle ne soit pas jalouse, 10 000 à la duchesse de Brancas, 10
000 à la duchesse douairière de Brancas, mère de la précédente, etc. » En tête de ces sangsues sont les princes du
sang. « Le roi vient de donner un million cinq cent mille livres à M. le
prince de Conti pour payer ses dettes, dont un million sous prétexte de le
dédommager du tort qu’on lui a fait par la vente d’Orange, et 500 000 livres de
grâce. » « M. le duc d’Orléans avait ci-devant 50 000 écus de pension comme
pauvre et en attendant la succession de son père. Étant devenu par cet
événement riche de plus de trois millions de rente, il a remis sa pension. Mais
depuis il a représenté qu’il dépenserait par delà son revenu, et le roi lui a
rendu ses 50 000 écus. » – Vingt ans plus tard, en 1780, quand Louis XVI,
voulant soulager le Trésor, signe « la grande réforme de la bouche », « on
donne à Mesdames 600 000 livres pour leur table » ; rien qu’en dîners, voilà ce
que trois vieilles dames, en se retranchant, coûtent au public. Pour les deux
frères du roi, 8 300 000 livres, outre deux millions de rente en apanages ;
pour le Dauphin, Madame Royale, Madame Élisabeth et Mesdames, 3 500 000 ; pour
la reine, quatre millions ; voilà le compte de Necker en 1784. Joignez à cela
les dons de la main à la main avoués ou déguisés : 200 000 francs à M. de
Sartine pour l’aider à payer ses dettes, 200 000 à M. de Lamoignon, gardnnnnnnne des
sceaux, 600 000 francs à M. de Miromesnil pour frais d’établissement, 166 000 à
la veuve de M. de Maurepas, 500 000 au prince de Salm, 1 200 000 au duc de
Polignac pour l’engagement du comté de Fenestranges, 754 337 à Mesdames pour
payer Bellevue . « M. de Calonne, dit Augeard, témoin compétent , fit, à peine entré, un emprunt de cent
millions, dont un quart n’est pas entré au Trésor royal : le reste a été dévoré
par les gens de la cour ; on évalue ce qu’il a donné au comte d’Artois à
cinquante-six millions, la part de Monsieur à vingt-cinq millions ; il a donné
au prince de Condé, en échange de 300 000 livres de rente, douze millions une
fois payés […]]
Tel est l’emploi des grands
auprès du pouvoir central : au lieu de se faire les représentants du public,
ils ont voulu être les favoris du prince, et ils tondent le troupeau qu’ils
devraient préserver.
À la fin le troupeau écorché
découvrira ce qu’on fait de sa laine.
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