Ici, ce n’est plus l’anarchie spontanée,
mais l’anarchie et la faiblesse du gouvernement organisés par la Constituante. Refus d’une chambre haute pour
arbitrer entre exécutif et législatif au nom du concept totalitaire de l’unité du peuple et
de sa volonté. Méfiance et limite de toute autorité.
.
A
comparer avec la théorie positiviste du gouvernement (Pierre Laffitte,
Revue Occidentale, 1908): «toute société n'existe que par un gouvernement, c'est-à-dire par un
appareil de plus en plus compliqué qui opère la réaction de l'ensemble sur les
parties par force ou par persuasion »... « Le gouvernement est
l'appareil qui opère la réaction de l'ensemble sur les parties en faisant
suffisamment concourir vers un but déterminé les volontés distinctes ». « la
doctrine métaphysique, en proclamant que le pouvoir émane de la volonté
populaire, énonce ainsi, sous forme métaphysique, l'utilité de l'action
modificatrice du public, et en même temps la nécessité que le pouvoir soit en
rapport avec les dispositions fondamentales d'une époque ». Mais cette conception
est purement destructrice, car ignorant que le « pouvoir a une source
indépendante de ceux qui le subissent » et que « tout gouvernement a
réellement une source spontanée émanant de la nature même des choses, sur
laquelle nous n'avons qu'une action modificatrice »
Ce qu’on appelle un gouvernement- nécessité d’une chambre haute
Ce qu’on appelle un gouvernement,
c’est un concert de pouvoirs, qui, chacun dans un office distinct, travaillent
ensemble à une œuvre finale et totale. Que le gouvernement
fasse cette œuvre, voilà tout son mérite ; une machine ne vaut que par son
effet. Ce qui importe, ce n’est pas qu’elle soit bien dessinée sur le papier,
mais c’est qu’elle fonctionne bien sur le terrain. En vain les constructeurs
allégueraient la beauté de leur plan et l’enchaînement de leurs théorèmes ; on
ne leur a demandé ni plans ni théorèmes, mais un outil. — Pour que cet outil
soit maniable et efficace, deux conditions sont requises. En premier lieu, il
faut que les pouvoirs publics s’accordent : sans quoi ils s’annulent. En second
lieu, il faut que les pouvoirs publics soient obéis : sans quoi ils sont nuls. La Constituante n’a pourvu ni à cette
concorde ni à cette obéissance. Dans la machine qu’elle a faite, les moteurs se
contrarient ; l’impulsion ne se transmet pas ; du centre aux extrémités
l’engrenage fait défaut ; les grandes roues du centre et du haut tournent à
vide ; les innombrables petites roues qui touchent le sol s’y faussent ou s’y
brisent ; en vertu de son mécanisme même, elle reste en place, inutile,
surchauffée, sous des torrents de fumée vaine, avec des grincements et des
craquements qui croissent et annoncent qu’elle va sauter.
Considérons d’abord les deux pouvoirs du centre, l’Assemblée et le roi. – Ordinairement, quand une Constitution
établit des pouvoirs distincts et d’origine différente, elle leur prépare, par
l’institution d’une Chambre haute, un arbitre en cas de conflit. – À tout le
moins, elle leur donne des prises mutuelles. Il en faut une à l’Assemblée sur
le roi : c’est le droit de refuser l’impôt. Il en faut une au roi sur
l’Assemblée : c’est le droit de la dissoudre. Sinon, l’un des deux étant
désarmé, l’autre devient tout-puissant et, par suite, fou. En ceci le péril
est aussi grand pour une Assemblée omnipotente que pour un roi absolu. Si elle
veut garder sa raison, elle a besoin comme lui de répression et de contrôle,
et, s’il est bon qu’elle puisse le contraindre en lui refusant les subsides, il
est bon qu’il puisse se défendre contre elle en appelant d’elle aux électeurs.
– Mais, outre ces moyens extrêmes, dont l’emploi est dangereux et rare, il en
est un autre dont l’usage est journalier et sûr : c’est le droit pour le roi de prendre son ministère dans la Chambre.
Le plus souvent ce sont alors les chefs
de la majorité qui deviennent ministres, et par leur nomination, l’accord se
trouve fait entre le roi et l’Assemblée : car ils sont tout à la fois les
hommes de l’Assemblée et les hommes du roi. Grâce à cet expédient, non
seulement l’Assemblée est rassurée, puisque ses conducteurs administrent, mais
encore elle est contenue, parce que ceux-ci deviennent du même coup compétents
et responsables. Placés au centre des services, ils peuvent juger si la loi est
utile ou applicable ; obligés de l’exécuter, ils en calculent les effets avant
de la proposer ou de l’accepter. Rien de plus sain pour une majorité que le
ministère de ses chefs ; rien de plus efficace pour réprimer ses témérités ou
ses intempérances. Un conducteur de train ne souffre pas volontiers qu’on ôte
le charbon à sa machine, ni qu’on casse les rails sur lesquels il va rouler. –
Avec toutes ses insuffisances et tous ses inconvénients, ce procédé est encore
le meilleur qu’ait trouvé l’expérience humaine pour préserver les sociétés du
despotisme et de l’anarchie. Au pouvoir absolu qui les fonde ou les sauve, mais
qui les opprime ou les épuise, on a substitué peu à peu des pouvoirs distincts
reliés entre eux par un tiers arbitre, par une dépendance réciproque et par un
organe commun.
Mais, aux yeux des constituants, l’expérience n’a pas de poids, et, au nom
des principes, ils tranchent successivement tous les liens qui pourraient
forcer les deux pouvoirs à marcher d’accord. – Point de Chambre haute ; elle serait un asile ou une pépinière
d’aristocratie. D’ailleurs, « la volonté nationale étant une », il répugne « de
lui donner des organes différents ». C’est ainsi qu’ils procèdent avec des
définitions et des distinctions d’idéologie, appliquant des formules et des
métaphores toutes faites. – Nulle prise au roi sur le corps législatif :
l’exécutif est un bras qui ne doit qu’obéir, et il serait ridicule que le bras
pût en quelque façon contraindre ou conduire la tête. À peine si l’on concède
au monarque un veto suspensif ; encore Siéyès proteste, déclarant que c’est là
une lettre de cachet lancée contre la volonté générale », et l’on soustrait à
ce veto les articles de la Constitution, les lois de finance et d’autres lois
encore – Ce n’est pas le monarque qui convoque l’Assemblée ni les électeurs de
l’Assemblée ; il n’a rien à dire ni à voir dans les opérations qui la forment ;
les électeurs se réunissent et votent sans qu’il les appelle ou les surveille.
Une fois l’Assemblée élue, il ne peut ni l’ajourner ni la dissoudre. Il ne peut
pas même lui proposer une loi , il lui
est seulement permis « de l’inviter à prendre un « objet en considération ». On
le confine dans son emploi exécutif ; bien mieux, on bâtit une sorte de
muraille entre lui et l’Assemblée, et l’on bouche soigneusement la fissure par
laquelle elle et lui pourraient se donner la main. — Défense aux députés de
devenir ministres pendant toute la durée de leur mandat et deux ans après son
terme : au contact de la cour, on craint qu’ils ne se laissent corrompre, et,
de plus, quels que soient les ministres, on ne veut pas subir leur
ascendant . Si l’un d’eux est introduit
dans l’Assemblée, ce ne sera pas pour y donner des conseils, mais seulement
pour fournir des renseignements, pour répondre à des interrogatoires, pour
protester de son zèle en termes humbles et en posture douteuse . Car, à titre d’agent royal, il est suspect
comme le roi lui-même, et on séquestre le ministre dans ses bureaux comme on
séquestre le roi dans son palais. — Tel est l’esprit de la Constitution : en vertu de la théorie et pour mieux
assurer la séparation des pouvoirs, on a détruit à jamais leur entente
volontaire, et, pour suppléer à leur concorde impossible, il ne reste plus qu’à
faire de l’un le maître et de l’autre le commis….
Dans tout l’ordre civil et dans
tout l’ordre militaire, le commandement est énervé
Aux yeux de nos législateurs, l’obéissance doit toujours être spontanée,
jamais forcée, et, pour supprimer le despotisme, ils suppriment le
gouvernement. Règle générale, dans la
hiérarchie qu’ils établissent, les subordonnés sont indépendants de leur supérieur
; car celui-ci ne les nomme pas et ne peut les destituer ; il ne garde sur eux
qu’un droit de conseil et de remontrance. Tout au plus, en certains cas, il
lui est permis d’annuler leurs actes, de leur infliger une suspension
provisoire, révocable et contestée. – Ainsi qu’on l’a vu, aucun pouvoir local
n’est délégué par le pouvoir central ; celui-ci ressemble à un homme sans mains
ni bras dans un fauteuil doré. Le ministre des finances ne peut nommer ni
destituer un seul percepteur ou receveur ; le ministre de l’intérieur, un seul
administrateur de département, de district ou de commune ; le ministre de la
justice, un seul juge ou accusateur public. Dans ces trois services, le roi n’a
qu’un homme à lui, le commissaire chargé de requérir auprès des tribunaux
l’observation des lois, et, après sentence, l’exécution des jugements rendus. –
De ce coup, tous les muscles du pouvoir central sont tranchés, et désormais
chaque département est un petit État qui vit à part.
Mais, dans le département lui-même, une amputation pareille a coupé de même
tous les liens par lesquels le supérieur pouvait maintenir et conduire le
subordonné. – Si les administrateurs du département peuvent agir sur ceux des
districts, et ceux du district sur ceux des municipalités, ce n’est aussi que
par voie de réquisition et de semonce. Nulle part le supérieur n’est un
commandant qui ordonne et contraint ; partout il n’est qu’un censeur qui
avertit et gronde. – Pour affaiblir encore cette autorité déjà si affaiblie, à
chaque degré de la hiérarchie on l’a divisée entre plusieurs. Ce sont des
conseils superposés qui administrent le département, le district et la commune.
Dans aucun de ces conseils il n’y a de tête dirigeante. Partout l’exécution et
la permanence appartiennent à des directoires de quatre ou huit membres, à un
bureau de deux, trois, quatre, six et sept membres, dont le chef élu, président
ou maire , n’a qu’une primauté
honorifique…
Non seulement on les soumet au contrôle d’un conseil élu, non seulement on
les renouvelle par moitié tous les deux ans, mais encore le maire et le procureur de la commune après quatre ans d’exercice, le
procureur-syndic de département ou de district après huit ans d’exercice, le
receveur de district après six ans d’exercice, ne sont plus réélus. Tant pis
pour les affaires et pour le public s’ils ont mérité et gagné la confiance des
électeurs, s’ils ont acquis par la pratique une compétence rare et précieuse ;
on ne veut pas qu’ils s’ancrent dans leur poste. Peu importe que leur
maintien introduise dans leur service l’esprit de suite et la prévoyance ; on
craint qu’ils ne prennent trop d’influence, et la loi les chasse dès qu’ils
deviennent experts et autorisés. – Jamais la jalousie et le soupçon n’ont été
plus en éveil contre le pouvoir même légal et légitime. On le mine et on le
sape jusque dans les services où l’on reconnaît la nécessité, jusque dans
l’armée et dans la gendarmerie . – Dans
l’armée, pour nommer un sous-officier, les sous-officiers forment une liste, et
le capitaine en extrait trois sujets, entre lesquels le colonel choisit. Pour
choisir un sous-lieutenant, tous les officiers votent, et il est nommé à la
majorité des suffrages. – Dans la gendarmerie, pour nommer un gendarme, le
directoire du département fait une liste, le colonel y désigne cinq noms, et le
directoire en choisit un. Pour choisir un brigadier, un maréchal des logis ou
un lieutenant, voici, outre le directoire et le colonel, une autre
intervention, celle des sous-officiers et officiers. C’est un système compliqué
d’élections et de triages, qui, remettant une portion du choix à l’autorité
civile et aux subordonnés militaires, ne laisse au colonel que le tiers ou le
quart de son ancien ascendant.
Quant à la garde nationale, le principe nouveau y est appliqué sans
réserve. Tous les sous-officiers et les officiers, jusqu’au grade de capitaine,
sont élus par leurs hommes. Tous les officiers supérieurs sont élus par les
officiers inférieurs. Tous les sous-officiers et tous les officiers inférieurs
et supérieurs sont élus pour un an seulement, et ne peuvent être réélus
qu’après un an d’intervalle, pendant lequel ils auront servi comme simples
gardes . – La conséquence est manifeste : dans tout l’ordre civil et dans tout l’ordre
militaire, le commandement est énervé ; les subalternes ne sont plus des
instruments exacts et sûrs ; le chef n’a plus sur eux de prise efficace.
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