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dimanche 6 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_22_ Misère de la paysannerie- l’extorsion fiscale

Tableau hallucinant d’un système fiscal très élaboré et confiscatoire. Les impôts indirects, Gabelle et aides. L’impôt est la principale cause de la misère ; et il est injuste car mal réparti. : seul le Tiers paye pour tout.
NB : En France , en 2017,  70% des recettes de l'impôt sur le revenu proviennent de seulement 10% des foyers fiscaux. Toute ressemblance….

La Gabelle : une extorsion obligatoire

En second lieu, par la gabelle et les aides, l’inquisition entre dans chaque ménage. Dans les pays de grande gabelle, Ile-de-France, Maine, Anjou, Touraine, Orléanais, Berry, Bourbonnais, Bourgogne, Champagne, Perche, Normandie, Picardie, le sel coûte treize sous la livre, quatre fois autant et, si l’on tient compte de la valeur de l’argent, huit fois autant qu’aujourd’hui  . Bien mieux, en vertu de l’ordonnance de 1680, chaque personne au-dessus de sept ans est tenue d’en acheter sept livres par an ; à quatre personnes par famille, cela fait chaque année plus de dix-huit francs, dix-neuf journées de travail : nouvel impôt direct, qui, comme la taille, met la main du fisc dans la poche des contribuables et les oblige, comme la taille, à se tourmenter mutuellement. En effet, plusieurs d’entre eux sont nommés d’office pour répartir ce sel de devoir, et, comme les collecteurs de la taille, ils sont « solidairement responsables du prix du sel ». Au-dessous d’eux et toujours à l’exemple de la taille, d’autres sont responsables. « Après que les premiers ont été discutés dans leurs personnes et dans leurs biens, le fermier est autorisé à exercer son action en solidarité contre les principaux habitants de la paroisse. » On a décrit tout à l’heure les effets de ce mécanisme. Aussi bien, « en Normandie, dit le Parlement de Rouen  , chaque jour on voit saisir, vendre, exécuter, pour n’avoir pas acheté de sel, des malheureux qui n’ont pas de pain ».
Mais, si la rigueur est aussi grande qu’en matière de taille, les vexations sont dix fois pires ; car elles sont domestiques, minutieuses et de tous les jours. – Défense de détourner une once des sept livres obligatoires pour un autre emploi que pour « pot et salière ». Si un villageois a économisé sur le sel de sa soupe pour saler un porc et manger un peu de viande en hiver, gare aux commis ! Le porc est confisqué et l’amende est de 300 livres. Il faut que l’homme vienne au grenier acheter de l’autre sel, fasse déclaration, rapporte un bulletin et représente ce bulletin à toute visite. Tant pis pour lui s’il n’a pas de quoi payer ce sel supplémentaire ; il n’a qu’à vendre sa bête et s’abstenir de viande à Noël ; c’est le cas le plus fréquent, et j’ose dire que, pour les métayers à vingt-cinq francs par an, c’est le cas ordinaire. — Défense d’employer pour pot et salière un autre sel que celui des sept livres. « Je puis citer, dit Letrosne, deux sœurs qui demeuraient à une lieue d’une ville où le grenier n’ouvre que le samedi. Leur provision de sel était finie. Pour passer trois ou quatre jours jusqu’au samedi, elles firent bouillir un reste de saumure, dont elles tirèrent quelques onces de sel. Visite et procès-verbal des commis. À force d’amis et de protection, il ne leur en a coûté que 48 livres. » – Défense de puiser de l’eau de la mer et des sources salées, à peine de 20 et 40 livres d’amende. – Défense de mener les bestiaux dans les marais et autres lieux où il y a du sel, ou de les faire boire aux eaux de la mer, à peine de confiscation et de 300 livres d’amende. — Défense de mettre aucun sel dans le ventre des maquereaux au retour de la pêche, ni entre leurs lits superposés. Ordre de n’employer qu’une livre et demie de sel par baril. Ordre de détruire chaque année le sel naturel qui se forme en certains cantons de la Provence. Défense aux juges de modérer ou réduire les amendes prononcées en matière de sel, à peine d’en répondre et d’être interdits. – Je passe quantité d’autres ordres et défenses : il y en a par centaines. Cette législation tombe sur les contribuables comme un rets serré aux mille mailles, et le commis qui le lance est intéressé à les trouver en faute. Là-dessus, vous voyez le pêcheur obligé de défaire son baril, la ménagère cherchant le bulletin de son jambon, le « gabelou » inspectant le buffet, vérifiant la saumure, goûtant la salière, déclarant, si le sel est trop bon, qu’il est de contrebande, parce que celui de la ferme, seul légitime, est ordinairement avarié et mêlé de gravats.

Les aides- les rats de cave. Le Champagne jeté à la rivière. 40 impôts du Rhône à Paris !

Cependant d’autres commis, ceux des aides, descendent dans la cave. Il n’y en a pas de plus redoutables  , ni qui saisissent plus âprement tous les prétextes de délit. « Que charitablement un citoyen donne une bouteille de boisson à un pauvre languissant, et le voilà exposé à un procès et à des amendes excessives... Un pauvre malade, qui intéressera son curé à lui aumôner une bouteille de vin, essuiera un procès capable de ruiner non seulement le malheureux qui l’a obtenue, mais encore le bienfaiteur qui la lui aura donnée. Ceci n’est pas une histoire chimérique. » En vertu du droit de gros manquant, les commis peuvent, à toute heure, faire l’inventaire du vin, même chez le vigneron propriétaire, lui marquer ce qu’il peut en boire, le taxer pour le reste et pour le trop-bu : car la ferme est l’associée du vigneron et a sa part dans sa récolte. — Dans un vignoble à Epernay  , sur quatre pièces de vin, produit moyen d’un arpent et valant 600 francs, elle perçoit d’abord 30 francs, puis, quand les quatre pièces sont vendues, 75 autres francs. Naturellement, « les habitants emploient les ruses les plus fines et les mieux combinées pour se soustraire » à des droits si forts. Mais les commis sont alertes, soupçonneux, avertis, et fondent à l’improviste sur toute maison suspecte ; leurs instructions portent qu’ils doivent multiplier leurs visites et avoir des registres assez exacts « pour voir d’un coup d’œil l’état de la cave de chaque habitant   ». — À présent que le vigneron a payé, c’est le tour du négociant. Celui-ci, pour envoyer les quatre pièces au consommateur, verse encore à la ferme 75 francs. — Le vin part, et la ferme lui prescrit certaines routes ; s’il s’en écarte, il est confisqué, et, à chaque pas du chemin, il faut qu’il paye. « Un bateau de vin du Languedoc  , Dauphiné ou Roussillon, qui remonte le Rhône et descend la Loire pour aller à Paris par le canal de Briare, paye en route, sans compter les droits du Rhône, de trente-cinq à quarante sortes de droits, non compris les entrées de Paris. » Il les paye « en quinze ou seize endroits, et ces payements multipliés obligent les voituriers à employer douze ou quinze jours de plus par voyage qu’ils n’en mettraient si tous ces droits étaient réunis en un seul bureau ». — Les chemins par eau sont particulièrement chargés. « De Pontarlier à Lyon, il y a vingt-cinq ou trente péages ; de Lyon à Aigues-Mortes, il y en a davantage, de sorte que ce qui coûte 10 sous en Bourgogne, revient à Lyon à 15 et 18 sous, et à Aigues-Mortes à plus de 25 sous. » — Enfin, le vin arrive aux barrières de la ville où il sera bu. Là il paye l’octroi, qui est de 47 francs par muid à Paris. — Il entre et va dans la cave du cabaretier ou de l’aubergiste ; là il paye encore de 30 à 40 francs pour droit de détail ; à Rethel, c’est de 50 à 60 francs pour un poinçon, jauge de Reims. — Le total est exorbitant. À Rennes  , pour une barrique de vin de Bordeaux, les droits des devoirs et le cinquième en sus l’impôt, le billot, les 8 sous pour livre et les deniers d’octrois montent à plus de 72 livres, non compris le prix d’achat ; à quoi il faut ajouter les frais et droits dont le marchand de Rennes fait l’avance et qu’il reprend sur l’acheteur, sortie de Bordeaux, fret, assurance, droit d’écluse, droit d’entrée pour la ville, droits d’entrée pour les hôpitaux, droits de jaugeage, de courtage, d’inspecteurs aux boissons. Total 200 livres au moins à débourser par le cabaretier pour débiter une seule barrique de vin. » On devine si, à ce prix, le peuple de Rennes peut en boire, et toutes ces charges retombent sur le vigneron, puisque, si les consommateurs n’achètent point, il ne vend pas.
Aussi bien, parmi les petits cultivateurs, il est le plus digne de pitié ; au témoignage d’Arthur Young, vigneron et misérable sont alors deux termes équivalents. Sa récolte manque souvent, et « toute récolte hasardeuse ruine l’homme qui n’a pas de capital ». En Bourgogne, en Berry, dans le Soissonnais, dans les Trois-Evêchés, en Champagne  , je trouve par tous les rapports qu’il manque de pain et qu’il est à l’aumône. En Champagne, les syndics de Bar-sur-Aube écrivent  que plus d’une fois les habitants de La Ferté, pour échapper aux droits, ont jeté leurs vins à la rivière, et l’assemblée provinciale déclare que « dans la majeure partie de la province, la plus légère augmentation des droits ferait déserter les terres à tous les cultivateurs ». – ; Telle est l’histoire du vin sous l’ancien régime. Depuis le vigneron qui produit jusqu’au cabaretier qui débite, que de gens vexés et quelles extorsions ! – Quant à la gabelle, de l’aveu d’un contrôleur général , elle entraîne chaque année 4 000 saisies domiciliaires, 3 400 emprisonnements, 500 condamnations au fouet, au bannissement, aux galères. – Si jamais il y eut deux impôts bien combinés, non seulement pour dépouiller, mais encore pour irriter les paysans, les pauvres et le peuple, ce sont ces deux-là.

L’impôt est la principale cause de la misère ; et il est injuste car mal réparti. : seul le Tiers paye pour tout !

Il est donc manifeste que la pesanteur de l’impôt est la principale cause de la misère ; de là des haines accumulées et profondes contre le fisc et ses agents, receveurs, officiers des greniers, gens des aides, gens de l’octroi, douaniers et commis. – Mais pourquoi l’impôt est-il si pesant ? La réponse n’est pas douteuse, et tant de communes qui plaident chaque année contre messieurs tels ou tels pour les soumettre à la taille l’écrivent tout au long dans leurs requêtes. Ce qui rend la charge accablante, c’est que les plus forts et les plus capables de la porter sont parvenus à s’y soustraire, et la misère a pour première cause l’étendue des exemptions.
Suivons-les d’impôt en impôt. – En premier lieu, non seulement les nobles et les ecclésiastiques sont exempts de la taille personnelle, mais encore, ainsi qu’on l’a déjà vu, ils sont exempts de la taille d’exploitation pour les domaines qu’ils exploitent eux-mêmes ou par leurs régisseurs. En Auvergne  , dans la seule élection de Clermont, on compte cinquante paroisses où, grâce à cet arrangement, toutes les terres des privilégiés sont exemptes, en sorte que toute la taille retombe sur les taillables. Bien mieux, il suffit aux privilégiés de prétendre que leur fermier n’est qu’un régisseur : c’est le cas, en Poitou, dans plusieurs paroisses ; le subdélégué et l’élu n’osent y regarder de trop près. De cette façon, le privilégié s’affranchit de la taille, lui et tout son bien, y compris ses fermes. – Or, c’est la taille qui, toujours accrue, fournit par ses délégations spéciales à tant de services nouveaux.

Il suffit de repasser l’histoire de ses crues périodiques pour montrer à l’homme du Tiers que, seul ou presque seul, il a payé et paye   pour la construction des ponts, chaussées, canaux et palais de justice, pour le rachat des offices, pour l’établissement et l’entretien des maisons de refuge, des asiles d’aliénés, des pépinières, des postes aux chevaux, des académies d’escrime et d’équitation, pour l’entreprise des boues et pavés de Paris, pour les appointements des lieutenants généraux, gouverneurs et commandants de province, pour les honoraires des baillis, sénéchaux et vice-baillis, pour les traitements des bureaux de finances, des bureaux d’élection et des commissaires envoyés dans les provinces, pour les salaires de la maréchaussée, des chevaliers du guet, et pour je ne sais combien d’autres choses. – Dans les pays d’États, où la taille semble devoir être mieux répartie, l’inégalité est pareille.


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