Tableau hallucinant d’un
système fiscal très élaboré et confiscatoire. Les impôts indirects, Gabelle et
aides. L’impôt est la
principale cause de la misère ; et il est injuste car mal réparti. : seul
le Tiers paye pour tout.
NB : En France , en
2017, 70% des recettes de l'impôt sur le
revenu proviennent de seulement 10% des foyers fiscaux. Toute ressemblance….
La Gabelle : une
extorsion obligatoire
En second lieu, par la gabelle et les aides, l’inquisition
entre dans chaque ménage. Dans les pays de grande gabelle, Ile-de-France,
Maine, Anjou, Touraine, Orléanais, Berry, Bourbonnais, Bourgogne, Champagne,
Perche, Normandie, Picardie, le sel coûte treize sous la livre, quatre fois
autant et, si l’on tient compte de la valeur de l’argent, huit fois autant
qu’aujourd’hui . Bien mieux, en vertu de l’ordonnance de 1680, chaque personne
au-dessus de sept ans est tenue d’en acheter sept livres par an ; à quatre
personnes par famille, cela fait chaque année plus de dix-huit francs, dix-neuf
journées de travail : nouvel impôt direct, qui, comme la taille, met la main du
fisc dans la poche des contribuables et les oblige, comme la taille, à se
tourmenter mutuellement. En effet, plusieurs d’entre eux sont nommés d’office
pour répartir ce sel de devoir, et, comme les collecteurs de la taille, ils
sont « solidairement responsables du prix du sel ». Au-dessous d’eux et
toujours à l’exemple de la taille, d’autres sont responsables. « Après que les
premiers ont été discutés dans leurs personnes et dans leurs biens, le fermier
est autorisé à exercer son action en solidarité contre les principaux habitants
de la paroisse. » On a décrit tout à l’heure les effets de ce mécanisme. Aussi
bien, « en Normandie, dit le Parlement
de Rouen , chaque jour on voit saisir,
vendre, exécuter, pour n’avoir pas acheté de sel, des malheureux qui n’ont pas
de pain ».
Mais, si la
rigueur est aussi grande qu’en matière de taille, les vexations sont dix fois
pires ; car elles sont domestiques, minutieuses et de tous les jours. – Défense
de détourner une once des sept livres obligatoires pour un autre emploi que
pour « pot et salière ». Si un
villageois a économisé sur le sel de sa soupe pour saler un porc et manger un
peu de viande en hiver, gare aux commis ! Le porc est confisqué et l’amende
est de 300 livres. Il faut que l’homme vienne au grenier acheter de l’autre
sel, fasse déclaration, rapporte un bulletin et représente ce bulletin à toute
visite. Tant pis pour lui s’il n’a pas de quoi payer ce sel supplémentaire ; il
n’a qu’à vendre sa bête et s’abstenir de viande à Noël ; c’est le cas le plus
fréquent, et j’ose dire que, pour les métayers à vingt-cinq francs par an,
c’est le cas ordinaire. — Défense
d’employer pour pot et salière un autre sel que celui des sept livres. « Je
puis citer, dit Letrosne, deux sœurs qui demeuraient à une lieue d’une ville où
le grenier n’ouvre que le samedi. Leur
provision de sel était finie. Pour passer trois ou quatre jours jusqu’au
samedi, elles firent bouillir un reste de saumure, dont elles tirèrent quelques
onces de sel. Visite et procès-verbal des commis. À force d’amis et de
protection, il ne leur en a coûté que 48 livres. » – Défense de puiser de
l’eau de la mer et des sources salées, à peine de 20 et 40 livres d’amende. –
Défense de mener les bestiaux dans les marais et autres lieux où il y a du sel,
ou de les faire boire aux eaux de la mer, à peine de confiscation et de 300 livres
d’amende. — Défense de mettre aucun sel dans le ventre des maquereaux au retour
de la pêche, ni entre leurs lits superposés. Ordre de n’employer qu’une livre
et demie de sel par baril. Ordre de
détruire chaque année le sel naturel qui se forme en certains cantons de la
Provence. Défense aux juges de
modérer ou réduire les amendes prononcées en matière de sel, à peine d’en
répondre et d’être interdits. – Je passe quantité d’autres ordres et
défenses : il y en a par centaines. Cette législation tombe sur les
contribuables comme un rets serré aux mille mailles, et le commis qui le lance
est intéressé à les trouver en faute. Là-dessus,
vous voyez le pêcheur obligé de défaire son baril, la ménagère cherchant le
bulletin de son jambon, le « gabelou » inspectant le buffet, vérifiant la
saumure, goûtant la salière, déclarant, si le sel est trop bon, qu’il est de
contrebande, parce que celui de la ferme, seul légitime, est ordinairement
avarié et mêlé de gravats.
Les aides- les rats de cave. Le Champagne
jeté à la rivière. 40 impôts du Rhône à Paris !
Cependant d’autres
commis, ceux des aides, descendent dans la cave. Il n’y en a pas de plus
redoutables , ni qui saisissent plus
âprement tous les prétextes de délit. « Que
charitablement un citoyen donne une bouteille de boisson à un pauvre
languissant, et le voilà exposé à un procès et à des amendes excessives...
Un pauvre malade, qui intéressera son curé à lui aumôner une bouteille de vin,
essuiera un procès capable de ruiner non seulement le malheureux qui l’a
obtenue, mais encore le bienfaiteur qui la lui aura donnée. Ceci n’est pas une
histoire chimérique. » En vertu du droit
de gros manquant, les commis peuvent, à toute heure, faire l’inventaire du vin,
même chez le vigneron propriétaire, lui marquer ce qu’il peut en boire, le
taxer pour le reste et pour le trop-bu : car la ferme est l’associée du vigneron
et a sa part dans sa récolte. — Dans un vignoble à Epernay , sur quatre pièces de vin, produit moyen
d’un arpent et valant 600 francs, elle perçoit d’abord 30 francs, puis, quand
les quatre pièces sont vendues, 75 autres francs. Naturellement, « les
habitants emploient les ruses les plus fines et les mieux combinées pour se
soustraire » à des droits si forts. Mais les commis sont alertes, soupçonneux,
avertis, et fondent à l’improviste sur toute maison suspecte ; leurs
instructions portent qu’ils doivent multiplier leurs visites et avoir des
registres assez exacts « pour voir d’un coup d’œil l’état de la cave de chaque
habitant ». — À présent que le vigneron
a payé, c’est le tour du négociant. Celui-ci, pour envoyer les quatre pièces au
consommateur, verse encore à la ferme 75 francs. — Le vin part, et la ferme lui prescrit certaines routes ; s’il s’en
écarte, il est confisqué, et, à chaque pas du chemin, il faut qu’il paye. « Un
bateau de vin du Languedoc , Dauphiné ou
Roussillon, qui remonte le Rhône et descend la Loire pour aller à Paris par le
canal de Briare, paye en route, sans compter les droits du Rhône, de
trente-cinq à quarante sortes de droits, non compris les entrées de Paris. » Il les paye « en quinze ou
seize endroits, et ces payements multipliés obligent les voituriers à employer
douze ou quinze jours de plus par voyage qu’ils n’en mettraient si tous ces
droits étaient réunis en un seul bureau ». — Les chemins par eau sont
particulièrement chargés. « De Pontarlier à Lyon, il y a vingt-cinq ou trente
péages ; de Lyon à Aigues-Mortes, il y en a davantage, de sorte que ce qui
coûte 10 sous en Bourgogne, revient à Lyon à 15 et 18 sous, et à Aigues-Mortes
à plus de 25 sous. » — Enfin, le vin arrive aux barrières de la ville où il sera
bu. Là il paye l’octroi, qui est de 47 francs par muid à Paris. — Il entre et
va dans la cave du cabaretier ou de l’aubergiste ; là il paye encore de 30 à 40
francs pour droit de détail ; à Rethel, c’est de 50 à 60 francs pour un
poinçon, jauge de Reims. — Le total est exorbitant. À Rennes , pour une barrique de vin de Bordeaux, les
droits des devoirs et le cinquième en sus l’impôt, le billot, les 8 sous pour
livre et les deniers d’octrois montent à plus de 72 livres, non compris le prix
d’achat ; à quoi il faut ajouter les frais et droits dont le marchand de Rennes
fait l’avance et qu’il reprend sur l’acheteur, sortie de Bordeaux, fret,
assurance, droit d’écluse, droit d’entrée pour la ville, droits d’entrée pour
les hôpitaux, droits de jaugeage, de courtage, d’inspecteurs aux boissons.
Total 200 livres au moins à débourser par le cabaretier pour débiter une seule
barrique de vin. » On devine si, à ce prix, le peuple de Rennes peut en boire,
et toutes ces charges retombent sur le vigneron, puisque, si les consommateurs
n’achètent point, il ne vend pas.
Aussi bien, parmi
les petits cultivateurs, il est le plus digne de pitié ; au témoignage d’Arthur
Young, vigneron et misérable sont alors deux termes équivalents. Sa récolte
manque souvent, et « toute récolte hasardeuse ruine l’homme qui n’a pas de
capital ». En Bourgogne, en Berry, dans le Soissonnais, dans les Trois-Evêchés,
en Champagne , je trouve par tous les
rapports qu’il manque de pain et qu’il est à l’aumône. En Champagne, les syndics de Bar-sur-Aube écrivent que plus d’une fois les habitants de La Ferté,
pour échapper aux droits, ont jeté leurs vins à la rivière, et l’assemblée
provinciale déclare que « dans la majeure partie de la province, la plus légère
augmentation des droits ferait déserter les terres à tous les cultivateurs ». –
; Telle est l’histoire du vin sous l’ancien régime. Depuis le vigneron qui produit jusqu’au cabaretier qui débite, que de
gens vexés et quelles extorsions ! – Quant à la gabelle, de l’aveu d’un
contrôleur général , elle entraîne chaque année 4 000 saisies domiciliaires, 3
400 emprisonnements, 500 condamnations au fouet, au bannissement, aux galères.
– Si jamais il y eut deux impôts bien combinés, non seulement pour dépouiller,
mais encore pour irriter les paysans, les pauvres et le peuple, ce sont ces
deux-là.
L’impôt est la principale cause de la
misère ; et il est injuste car mal réparti. : seul le Tiers paye pour tout
!
Il est donc manifeste que la pesanteur de
l’impôt est la principale cause de la misère ; de là des
haines accumulées et profondes contre le fisc et ses agents, receveurs,
officiers des greniers, gens des aides, gens de l’octroi, douaniers et commis.
– Mais pourquoi l’impôt est-il si pesant ? La réponse n’est pas douteuse, et
tant de communes qui plaident chaque année contre messieurs tels ou tels pour
les soumettre à la taille l’écrivent tout au long dans leurs requêtes. Ce qui rend la charge accablante, c’est que
les plus forts et les plus capables de la porter sont parvenus à s’y
soustraire, et la misère a pour première cause l’étendue des exemptions.
Suivons-les d’impôt en impôt. – En premier lieu, non seulement les nobles
et les ecclésiastiques sont exempts de la taille personnelle, mais encore,
ainsi qu’on l’a déjà vu, ils sont exempts de la taille d’exploitation pour les
domaines qu’ils exploitent eux-mêmes ou par leurs régisseurs. En Auvergne , dans la seule élection de Clermont, on
compte cinquante paroisses où, grâce à cet arrangement, toutes les terres des
privilégiés sont exemptes, en sorte que toute la taille retombe sur les
taillables. Bien mieux, il suffit aux privilégiés de prétendre que leur fermier
n’est qu’un régisseur : c’est le cas, en Poitou, dans plusieurs paroisses ; le
subdélégué et l’élu n’osent y regarder de trop près. De cette façon, le
privilégié s’affranchit de la taille, lui et tout son bien, y compris ses
fermes. – Or, c’est la taille qui, toujours accrue, fournit par ses délégations
spéciales à tant de services nouveaux.
Il suffit de repasser l’histoire de ses crues périodiques pour montrer à l’homme du Tiers que, seul ou presque
seul, il a payé et paye pour la
construction des ponts, chaussées, canaux et palais de justice, pour le rachat
des offices, pour l’établissement et l’entretien des maisons de refuge, des
asiles d’aliénés, des pépinières, des postes aux chevaux, des académies
d’escrime et d’équitation, pour l’entreprise des boues et pavés de Paris, pour
les appointements des lieutenants généraux, gouverneurs et commandants de
province, pour les honoraires des baillis, sénéchaux et vice-baillis, pour les
traitements des bureaux de finances, des bureaux d’élection et des commissaires
envoyés dans les provinces, pour les salaires de la maréchaussée, des
chevaliers du guet, et pour je ne sais combien d’autres choses. – Dans les
pays d’États, où la taille semble devoir être mieux répartie, l’inégalité est
pareille.
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