La montée des revendications
de la bourgeoisie, influence de Rousseau, humiliations et désir de revanche,
mise en cause de tous les privilèges qui conduira à la mise en cause de toutes
les supériorités.
Cf. Comte « Ainsi, le
dogme de la liberté illimitée de conscience a d’abord été construit pour
détruire le pouvoir théologique, ensuite, celui de la souveraineté du peuple
pour renverser le gouvernement temporel, et enfin celui de l’égalité pour
décomposer l’ancienne classification
sociale… »
Discrédit complet du
gouvernement, succès immense de Rousseau
Défiance et colère à l’endroit du
gouvernement qui compromet toutes les fortunes, rancune et hostilité contre la
noblesse qui barre tous les chemins, voilà donc les
sentiments qui grandissent dans la classe moyenne par le seul progrès de sa
richesse et de sa culture. – Sur cette matière ainsi disposée, on devine quel
sera l’effet de la philosophie nouvelle….
On parle en mal du gouvernement dans les cafés, aux promenades, et la
police n’ose arrêter les frondeurs, « parce qu’il faudrait arrêter tout le
monde ». Jusqu’à la fin du règne, la désaffection va croissant. « En 1744, dit le libraire Hardy, pendant la
maladie du roi à Metz, des particuliers font dire et payent à la sacristie de
Notre-Dame six mille messes pour sa guérison ; en 1757, après l’attentat de
Damiens, le nombre des messes demandées n’est plus que de six cents ; en 1774,
pendant la maladie dont il meurt, ce nombre tombe à trois. »
– Discrédit complet du gouvernement,
succès immense de Rousseau, de ces deux événements simultanés on peut dater
la conversion du Tiers à la philosophie
. – Au commencement du règne de Louis XVI, un voyageur qui rentrait
après quelques années d’absence, et à qui l’on demandait quel changement il
remarquait dans la nation, répondit : « Rien autre chose, sinon que ce qui se
disait dans les salons se répète dans les rues
». – Et ce qu’on répète dans les rues, c’est la doctrine de Rousseau, le
Discours sur l’inégalité, le Contrat social amplifié, vulgarisé et répété par
les disciples sur tous les tons et sous toutes les formes. Quoi de plus
séduisant pour le Tiers ? – Non seulement cette théorie a la vogue, et c’est
elle qu’il rencontre au moment décisif où ses regards, pour la première fois,
se lèvent vers les idées générales ; mais de plus, contre l’inégalité sociale
et contre l’arbitraire politique, elle lui fournit des armes, et des armes plus
tranchantes qu’il n’en a besoin. Pour
des gens qui veulent contrôler le pouvoir et abolir les privilèges, quel maître
plus sympathique que l’écrivain de génie, le logicien puissant, l’orateur
passionné qui établit le droit naturel, qui nie le droit historique, qui
proclame l’égalité des hommes, qui revendique la souveraineté du peuple, qui
dénonce à chaque page l’usurpation, les vices, l’inutilité, la malfaisance des
grands et des rois ! – Et j’omets les traits par lesquels il agrée aux fils
d’une bourgeoisie laborieuse et sévère, aux hommes nouveaux qui travaillent et
s’élèvent, son sérieux continu, son ton âpre et amer, son éloge des mœurs
simples, des vertus domestiques, du mérite personnel, de l’énergie virile ;
c’est un plébéien qui parle à des plébéiens. – Rien d’étonnant s’ils le
prennent pour guide, et s’ils acceptent ses doctrines avec cette ferveur de
croyance qui est l’enthousiasme et qui toujours accompagne la première idée
comme le premier amour.
Un juge compétent, témoin oculaire, Mallet du Pan , écrit en 1799 : « Dans les classes
mitoyennes et inférieures, Rousseau a eu cent fois plus de lecteurs que
Voltaire. C’est lui seul qui a inoculé chez les Français la doctrine de la
souveraineté du peuple et de ses conséquences les plus extrêmes. J’aurais peine
à citer un seul révolutionnaire qui ne fût transporté de ces théorèmes
anarchiques et qui ne brûlât du désir de les réaliser. Ce Contrat social, qui dissout les sociétés, fut le Coran des
discoureurs apprêtés de 1789, des jacobins de 1790, des républicains de 1791 et
des forcenés les plus atroces.... J’ai entendu Marat en 1788 lire et
commenter le Contrat social dans les promenades publiques aux applaudissements
d’un auditoire enthousiaste. »
Après la peinture
galante de boudoir, voici la peinture austère et patriotique : le Bélisaire et
les Horaces de David indiquent l’esprit nouveau du public et des ateliers . C’est l’esprit de Rousseau, « l’esprit
républicain » ; il a gagné toute la
classe moyenne, artistes, employés, curés, médecins, procureurs, avocats,
lettrés, journalistes, et il a pour aliments les pires passions aussi bien que
les meilleures, l’ambition, l’envie, le besoin de liberté, le zèle du bien
public et la conscience du droit.
Les passions amères,
justice et passe droits : Tout
privilège est, de sa nature, injuste, odieux et contraire au pacte social
Toutes ces
passions s’exaltent les unes par les autres. Rien n’est tel qu’un passe-droit pour aviver le sentiment de la justice.
Rien n’est tel que le sentiment de la
justice pour aviver la douleur d’un passe-droit. À présent que le Tiers se
juge privé de la place qui lui appartient, il se trouve mal à la place qu’il
occupe, et il souffre de mille petits chocs que jadis il n’aurait pas sentis.
Quand on se sent citoyen, on s’irrite d’être traité en sujet, et nul n’accepte
d’être l’inférieur de celui dont il se croit l’égal. C’est pourquoi, pendant
les vingt dernières années, l’ancien régime a beau s’alléger, il semble plus
pesant, et ses piqûres exaspèrent comme des blessures. On en citerait vingt cas
pour un. — Au théâtre de Grenoble, Barnave enfant était avec sa mère dans une loge que le duc
de Tonnerre, gouverneur de la province, destinait à l’un de ses complaisants.
Le directeur du théâtre, puis l’officier de garde viennent prier Mme Barnave de
se retirer ; elle refuse ; par ordre du gouverneur, quatre fusiliers arrivent
pour l’y contraindre. Déjà le parterre prenait parti et l’on pouvait craindre
des violences, lorsque M. Barnave, averti de l’affront, vint emmener sa femme
et dit tout haut : « Je sors par ordre du gouverneur ». Le public, toute la
bourgeoisie indignée s’engagea à ne revenir au spectacle qu’après satisfaction,
et en effet le théâtre resta vide pendant plusieurs mois, jusqu’à ce que Mme
Barnave eût consenti à y reparaître. Le futur député se souvint plus tard de
l’outrage, et dès lors se jura « de relever la caste à laquelle il appartenait
de l’humiliation à laquelle elle semblait condamnée ». — Pareillement Lacroix,
le futur conventionnel , poussé, à la
sortie du théâtre, par un gentilhomme qui donne le bras à une jolie femme, se
plaint tout haut. — « Qui êtes-vous ? » — Lui, encore provincial, a la bonhomie
de défiler tout au long ses nom, prénoms et qualités. — « Eh bien, dit l’autre,
c’est très bien fait à vous d’être tout cela ; moi, je suis le comte de
Chabannes et je suis très pressé. » Sur quoi, « riant démesurément », il
remonte en voiture. « Ah ! monsieur, disait Lacroix encore tout chaud de sa
mésaventure, l’affreuse distance que l’orgueil et les préjugés mettent entre
les hommes ! » — Soyez sûr que chez Marat, chirurgien aux écuries du comte
d’Artois, chez Robespierre, protégé de l’évêque d’Arras, chez Danton, petit
avocat « chargé de dettes », chez tous les autres, en vingt rencontres,
l’amour-propre avait saigné de même. L’amertume concentrée qui pénètre les
Mémoires de Mme Roland n’a pas d’autre cause. « Elle ne pardonnait pas à la société la place
inférieure qu’elle y avait longtemps occupée
. » Grâce à Rousseau, la vanité, si naturelle à l’homme, si sensible
chez un Français, est devenue plus sensible. La moindre nuance, un ton de voix,
semble une marque de dédain….
Chamfort conte
avec aigreur que d’Alembert, au plus haut de sa réputation, étant chez Mme du
Deffand avec le président Hénault et M. de Pont-de-Veyle, arrive un médecin
nommé Fournier, qui en entrant dit à Mme du Deffand : « Madame, j’ai l’honneur
de vous présenter mon très humble respect » ; au président Hénault : «
Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer » ; à M. de Pont-de-Veyle : «
Monsieur, je suis votre très humble serviteur », et à d’Alembert : « Bonjour,
Monsieur ». Quand le cœur est révolté,
tout est pour lui sujet de ressentiment. Le Tiers, à l’exemple de Rousseau,
sait aux nobles mauvais gré de tout ce qu’ils font, bien mieux, de tout ce
qu’ils sont, de leur luxe, de leur élégance, de leur badinage, de leurs façons
fines et brillantes. Chamfort est aigri par les politesses dont ils l’ont
accablé. Siéyès leur en veut de l’abbaye qu’on lui a promise et qu’on ne lui a
pas donnée. Chacun, outre le grief
général, a son grief personnel. Leur froideur comme leur familiarité, leurs
attentions comme leurs inattentions, sont des offenses, et sous ces millions de
coups d’épingle, réels ou imaginaires, la poche au fiel s’emplit.
En 1789, elle est pleine et va crever. « Le
titre le plus respectable de la noblesse française, écrit Chamfort, c’est de
descendre immédiatement de quelque trente mille hommes casqués, cuirassés,
brassardés, cuissardés, qui, sur de grands chevaux bardés de fer, foulaient aux
pieds huit ou dix millions d’hommes nus, ancêtres de la nation actuelle. Voilà
un droit bien avéré au respect et à l’amour de leurs descendants. ! Et, pour
achever de rendre cette noblesse respectable, elle se recrute et se régénère
par l’adoption de ces hommes qui ont accru leur fortune en dépouillant la
cabane du pauvre hors d’état de payer ses impositions . » – « Pourquoi le Tiers, dit Siéyès, ne
renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui
conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et de
succéder à des droits de conquête ? Je
suppose qu’à défaut de police Cartouche se fût rétabli plus solidement sur un
grand chemin ; aurait-il acquis un véritable droit de péage ? S’il avait eu le
temps de vendre cette sorte de monopole, jadis assez commun, à un successeur de
bonne foi, son droit serait-il devenu beaucoup plus respectable entre les mains
de l’acquéreur ?... Tout privilège est,
de sa nature, injuste, odieux et contraire au pacte social !
« Qu’est-ce que le
Tiers ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À y devenir
quelque chose. » — Non pas quelque chose, mais tout. Son ambition politique est
aussi grande que son ambition sociale, et il aspire à l’autorité aussi bien
qu’à l’égalité. Si les privilèges sont mauvais, celui du prince est le pire,
car il est le plus énorme, et la dignité humaine, blessée par les prérogatives
du noble, périt sous l’arbitraire du roi. Peu importe qu’il en use à peine, et
que son gouvernement, docile à l’opinion publique, soit celui d’un père indécis
et indulgent. Affranchi du despotisme réel, le Tiers s’indigne contre le
despotisme possible, et il croirait être esclave s’il consentait à rester sujet. L’orgueil souffrant s’est redressé, s’est
raidi, et, pour mieux assurer son droit, va revendiquer tous les droits.
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