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dimanche 20 août 2017

Taine _ La Révolution- Le Gouvernement révolutionnaire_96_ Portait de Robespierre (2)

Culte de la personnalité, Vertu et hypocrisie, manie de la persécution, Imposture, refus de reconnaître ses responsabilités . Robespierre pire que Marat

Cf; Auguste Comte sur Rousseau  : « Dans ce nouveau règne des Saints, sa nature la conduisait nécessairement à concevoir le principal ascendant politique non à la capacité, mais à la vertu, de manière à encourager dogmatiquement la plus active et la plus dangereuse hypocrisie « Cours de Philosophie Positive, vol 5-6

Le culte de la personnalité

— A mesure que les foudres de la Révolution tombent plus pressées sur les autres têtes, Robespierre monte plus haut dans la gloire de son apothéose. On lui écrit qu’il est « le fondateur de la République, le génie incorruptible qui voit tout, prévoit tout, déjoue tout, qu’on ne peut ni tromper ni séduire  , qu’il a l’énergie d’un Spartiate et l’éloquence d’un Athénien  , qu’il couvre la République de l’égide de son éloquence  , qu’il éclaire l’univers par ses écrits, qu’il remplit le monde de sa renommée, qu’il régénère ici-bas le genre humain  , que son nom est et sera en vénération dans tous les siècles présents et futurs  , qu’il est le Messie que l’Être éternel a promis pour réformer toute chose   ». « — Une popularité énorme », dit Billaud-Varennes  , une popularité qui, fondée sous la Constituante, « ne fit que s’accroître pendant la Législative, et plus tard encore davantage, tellement que, dans la Convention nationale, il se trouva bientôt le seul qui fixât sur sa personne tous les regards... Avec cet ascendant sur l’opinion publique,... avec cette prépondérance irrésistible, lorsqu’il est arrivé au Comité de Salut public, il était déjà l’être le plus important de la France. » Au bout de trois ans, un chœur qu’il a formé et qu’il dirige   mille voix à l’unisson lui répètent infatigablement sa litanie, son credo intime, l’hymne en trois versets qu’il a composé en son propre honneur et que chaque jour il se récite à voix basse, parfois à voix haute : « Robespierre seul a trouvé la forme idéale du citoyen. Robespierre seul la remplit exactement, sans excès ni lacune. Robespierre seul est digne et capable de conduire la Révolution  . » – A ce degré, l’infatuation froide équivaut à la fièvre chaude, et Robespierre arrive aux idées, presque aux visions de Marat.
D’abord, à ses propres yeux, il est, comme Marat, un homme persécuté, et, comme Marat, il se pose en « martyr », mais avec un étalage plus savant et plus contenu, avec l’air résigné, attendri d’une victime pure qui s’offre et monte au ciel en léguant aux hommes le souvenir impérissable de ses vertus  . « Je soulève contre moi tous les amours-propres  , j’aiguise mille poignards, je me dévoue à toutes les haines.... Je suis certain de payer de ma tête les vérités que je viens de dire, j’ai fait le sacrifice de ma vie, je recevrai la mort presque comme un bienfait. » – « Le ciel m’appelle peut-être à tracer de mon sang la route qui doit conduire mon pays au bonheur et à la liberté ; j’accepte avec transport cette douce et glorieuse destinée . » —…

Les complots- la manie de la persécution- le culte de la vertu

Naturellement, et toujours comme Marat, il ne voit autour de lui que « des pervers, des intrigants, des traîtres   ». – Naturellement, chez lui comme chez Marat, le sens commun est perverti, et, comme Marat, il croit à la volée : « Je n’ai pas besoin de réfléchir, disait-il à Garat, c’est toujours à mes premières impressions que je m’en rapporte. » Pour lui, « les meilleures raisons, ce sont ses soupçons   », et contre ses soupçons rien ne prévaut, pas même l’évidence palpable : le 4 septembre 1792, dans un entretien intime avec Pétion, pressé de questions, il finit par dire : « Eh bien, je crois que Brissot est à Brunswick  . » Naturellement enfin, il se forge, comme Marat, des romans noirs, mais moins improvisés, d’une absurdité moins grossière, plus lentement élaborés et plus industrieusement concertés dans son cerveau de raisonneur et de policier. – « Manifestement, dit-il à Garat  , les Girondins conspirent. – Et où donc conspirent-ils ? — Partout à Paris, dans toute la France, dans toute l’Europe…
L’immoralité est un attentat politique ; on complote contre l’État, par cela seul qu’on affiche le matérialisme ou qu’on prêche l’indulgence, quand on est scandaleux dans sa conduite ou débraillé dans ses mœurs, quand on agiote, quand on dîne trop bien, quand on est vicieux, intrigant, exagéré ou trembleur, quand on agite le peuple, quand on pervertit le peuple, quand on trompe le peuple, quand on blâme le peuple, quand on se défie du peuple  , bref quand on ne marche pas droit, au pas prescrit, dans la voie étroite que Robespierre a tracée d’après les principes. Quiconque y choppe ou s’en écarte est un scélérat, un traître. Or, sans compter les royalistes, les Feuillants, les Girondins, les Hébertistes, les Dantonistes et autres déjà décapités ou incarcérés selon leurs mérites, combien de traîtres encore dans la Convention, dans les Comités, parmi les représentants en mission, dans les administrations mal épurées, parmi les tyranneaux subalternes, dans tout le personnel régnant ou influent à Paris et en province ! Hors « une vingtaine de trappistes politiques à la Convention », hors le petit groupe dévoué des Jacobins purs à Paris, hors les rares fidèles épars dans les sociétés populaires des départements, combien de Fouché, de Fréron, de Tallien, de Bourbon, de Collot, parmi les soi-disant révolutionnaires ! combien de dissidents déguisés en orthodoxes, de charlatans déguisés en patriotes, de pachas déguisés en sans-culottes   ! Ajoutez cette vermine à celle que veut écraser Marat : ce n’est plus par centaines de mille, c’est par millions, comme le crient Baudot, Jeanbon-Saint-André, Guffroy, qu’il faut compter les coupables et abattre les têtes.
 – Et toutes ces têtes, Robespierre, selon ses maximes, doit les abattre. Il le sait ; si hostile que soit son esprit aux idées précises, parfois dans son cabinet, seul à seul avec lui-même, il voit clair, aussi clair que Marat. Du premier élan, la chimère de Marat, à tire-d’aile, avait emporté son cavalier frénétique jusqu’au charnier final ; celle de Robespierre, voletant, clopinant, y arrive à son tour ; à son tour, elle demande à paître, et l’arrangeur de périodes, le professeur de dogmes commence à mesurer la voracité de la bête monstrueuse sur laquelle il est monté. Plus lente que l’autre et moins carnassière en apparence, elle est plus dévorante encore ; car, avec des griffes et des dents pareilles, elle a de plus vastes appétits. Au bout de trois ans, Robespierre a rejoint Marat dans le poste extrême où Marat s’est établi dès les premiers jours, et le docteur s’approprie la politique, le but, les moyens, l’œuvre et presque le vocabulaire du fou   : dictature armée de la canaille urbaine, affolement systématique de la populace soudoyée, guerre aux bourgeois, extermination des riches, proscription des écrivains, des administrateurs et des députés opposants. Même pâture aux deux monstres ; seulement Robespierre ajoute, à la ration du sien, « les hommes vicieux », en guise de gibier spécial et préféré. Dès lors, il a beau s’abstraire de l’action, s’enfermer dans les phrases, boucher ses chastes oreilles, lever au ciel ses yeux de prédicateur, il ne peut s’empêcher d’entendre ou de voir autour de lui, sous ses pieds immaculés, les os qui craquent, le sang qui ruisselle, la gueule insatiablement béante du monstre qu’il a formé et qu’il chevauche  . À cette gueule toujours plus affamée, il faut chaque jour un plus ample festin de chair humaine, et il est tenu, non seulement de la laisser manger, mais encore de lui fournir la nourriture, souvent de ses propres mains, sauf à les laver ensuite, et à dire, ou même à croire, que jamais une éclaboussure de sang n’a taché ses vertueuses mains. À l’ordinaire, il se contente de flatter et caresser la bête, de l’excuser, de l’approuver, de la laisser faire. Déjà pourtant et plus d’une fois, tenté par l’occasion, il l’a lancée en lui désignant une proie. Maintenant, il va lui-même chercher la proie vivante, il l’enveloppe dans le filet de sa rhétorique  , il l’apporte toute liée dans la gueule ouverte ; il écarte d’un geste absolu les bras d’amis, de femmes, de mères, les mains suppliantes qui se tendent pour préserver des vies   ; autour du cou des malheureux qui se débattent, il met subitement un lacet  , et, de peur qu’ils ne s’échappent, il les étrangle au préalable. Vers la fin, rien de tout cela ne suffit plus ; il faut à la bête de grandes curées, partant une meute, des rabatteurs, et, bon gré mal gré, c’est Robespierre qui équipe, dispose et pousse les pourvoyeurs, à Orange, à Paris  , pour vider les prisons, avec l’ordre d’être expéditifs dans leur besogne. À ce métier de boucher, les instincts destructeurs, longtemps comprimés par la civilisation, se redressent. Sa physionomie de chat, qui a d’abord été celle « d’un chat domestique, inquiète, mais assez douce, est devenue la mine farouche d’un chat sauvage, puis la mine féroce d’un chat-tigre.... À la Constituante, il ne parlait qu’en gémissant ; à la Convention, il ne parle qu’en écumant  . » Cette voix monotone de régent gourmé prend un accent personnel de passion furieuse ; on l’entend qui siffle et qui grince   ; quelquefois, par un changement à vue, elle affecte de pleurer   ; mais ses plus âpres éclats sont moins effroyables que son attendrissement de commande. Un dépôt extraordinaire de rancunes vieillies, d’envie corrosive et d’aigreur recuite s’est amassé dans cette âme ; la poche au fiel est comble, et le fiel extravasé déborde jusque sur des morts. Jamais il n’est las de tuer à nouveau ses adversaires guillotinés, les Girondins, Chaumette, Hébert, surtout Danton  , probablement parce que Danton a été l’ouvrier actif de la Révolution, dont il n’est que le pédagogue incapable ; sur ce cadavre encore tiède, sa haine posthume suinte en diffamations apprêtées, en contre-vérités palpables. — Ainsi rongée intérieurement par le venin qu’elle distille, sa machine physique se détraque, comme celle de Marat, mais avec d’autres symptômes. Quand il parle à la tribune, « il crispe les mains par une sorte de contraction nerveuse », des secousses brusques courent « dans ses épaules et dans son cou qu’il agite convulsivement à droite et à gauche   ». – « Son teint est bilieux, livide ; » ses yeux clignotent sous ses lunettes ; et quel regard ! — « Ah ! disait un Montagnard, vous auriez voté comme nous, le 9 thermidor, si vous aviez vu ses yeux verts ! » – Au physique, comme au moral, il devient un second Marat, plus bourrelé, parce que sa surexcitation n’est pas encore un équilibre, et parce que, sa politique étant une morale, il est obligé d’être plus largement exterminateur…

L’imposture : il parvient presque croire ce qu’il dit, et  après qu’il l’a dit il le croit  .

Jusqu’au bout, non seulement en public et pour autrui, mais pour lui-même et dans son for intime, il garde son masque. Aussi bien, son masque s’est collé à sa peau ; il ne les distingue plus l’un de l’autre ; jamais imposteur n’a plus soigneusement appliqué le sophisme sur ses intentions et sur ses actes, pour se persuader que son masque est son visage, et qu’il dit vrai quand il ment.
À l’en croire, il n’est pour rien dans les journées de Septembre  . « Avant l’époque où ces événements sont arrivés, il avait cessé de fréquenter le conseil général de la Commune.... Il n’y allait plus. » Il n’y a été chargé d’aucune commission ; il n’y avait pas d’influence ; il n’y a point provoqué l’arrestation et le meurtre des Girondins  . Seulement, « il a parlé avec franchise de quelques membres de la commission des Vingt et Un » ; en sa qualité de « magistrat » et « dans une assemblée municipale », ne devait-il pas « s’expliquer librement sur les auteurs d’une trame dangereuse » ? Au reste, la Commune, « loin de provoquer les événements du 2 septembre, a fait tout ce qui était en son pouvoir pour les empêcher ». Enfin, il n’a péri qu’un innocent : « C’est beaucoup sans doute. Citoyens, pleurez cette méprise cruelle ; nous l’avons pleurée dès longtemps ; mais que votre douleur ait un terme, comme toutes les choses humaines. » Quand le peuple souverain, reprenant les pouvoirs qu’il a délégués, exerce son droit inaliénable, nous n’avons qu’à nous incliner. — D’ailleurs, il est juste, sage et bon ; « dans tout ce qu’il fait,... tout est vertu et vérité, rien ne peut être excès, erreur ou crime   ». À lui d’intervenir, quand ses vrais représentants sont gênés par la loi : « Qu’il se réunisse dans ses sections, et vienne nous forcer à mettre en état d’arrestation les députés infidèles  . » Rien de plus licite qu’une telle motion, et voilà toute la part que Robespierre a prise au 31 mai. Il est trop scrupuleux pour faire ou commander un acte illégal ; cela est bon pour les Danton, les Marat, pour les hommes de morale relâchée ou de cerveau échauffé, qui, au besoin, marchent dans le ruisseau et retroussent leurs manches jusqu’au coude ; quant à lui, rien ne dérangera ou ne salira ostensiblement son costume d’honnête homme et de parfait citoyen. — Au Comité de Salut public, il ne fait qu’exécuter les décrets de la Convention, et la Convention est toujours libre. Lui dictateur ! Mais il n’est qu’un député entre sept cents autres, et son autorité, s’il en a une, n’est que l’ascendant légitime de la raison et de la vertu  . Lui meurtrier ! Mais, s’il a dénoncé des conspirateurs, c’est la Convention qui les a traduits devant le Tribunal révolutionnaire  , et c’est le Tribunal révolutionnaire qui en a fait justice. Lui terroriste ! Mais, s’il veut simplifier la procédure, c’est pour hâter la délivrance des innocents, la punition des coupables et l’épuration définitive qui mettra pour jamais la liberté et les mœurs à l’ordre du jour . — Tout cela, il parvient presque à le croire, avant de le dire, et tout cela, après qu’il l’a dit il le croit .

Sous le règne nominal d’une théorie humanitaire, la dictature effective des passions méchantes et basses

Quand la nature et l’histoire se concertent pour composer un personnage, elles y réussissent mieux que l’imagination humaine. Ni Molière dans son Tartufe, ni Shakespeare dans son Richard III, n’ont osé mettre en scène l’hypocrite convaincu de sa sincérité et le Caïn qui se croit Abel. Le voici sur une scène colossale, en présence de cent mille spectateurs, le 8 juin 1794, au plus beau jour de sa gloire, dans cette fête de l’Être suprême, qui est le triomphe retentissant de sa doctrine et la consécration officielle de sa papauté. Deux personnages sont en lui, comme dans la Révolution qu’il représente, l’un, apparent, étalé, extérieur, l’autre, inavoué, dissimulé, intime, et le second recouvert par le premier. — Le premier, tout de parade, forgé par la cervelle raisonnante, est aussi factice que la farce solennelle qui se développe autour de lui. Conformément au programme de David, le peuple de comparses, qui défile devant une montagne allégorique, fait les gestes indiqués, pousse les cris commandés, sous l’œil d’Henriot et de ses gendarmes  , et, à l’heure dite, éprouve les émotions prescrites. À cinq heures du matin, « amis, frères, époux, parents, enfants, s’embrassent.... Le vieillard, les yeux mouillés par des larmes de joie, sent rajeunir son âme ». À deux heures, sur les estrades en gazon de la sainte montagne, « tout s’émeut, tout s’agite : ici les mères pressent les enfants qu’elles allaitent ; là, saisissant les plus jeunes de leurs enfants mâles, elles les présentent en hommage à l’Auteur de la nature ; au même instant, et simultanément, les fils, brûlant d’une ardeur guerrière, lèvent leurs épées et les déposent entre les mains de leurs vieux pères. Partageant l’enthousiasme de leurs fils, les vieillards ravis les embrassent et répandent sur eux la bénédiction paternelle....
« Pour la première fois   », son visage s’épanouit, il rayonne de joie, et l’enthousiasme du scribe se déverse, comme toujours, en phrases de livre : « Voilà, dit-il, la plus intéressante portion de l’humanité ! L’univers est ici rassemblé. Ô nature, que ta puissance est sublime et délicieuse ! Comme les tyrans doivent pâlir à l’idée de cette fête ! » Lui-même n’en est-il pas le plus bel ornement ? N’a-t-il pas été choisi à l’unanimité pour présider la Convention et pour conduire la cérémonie ? N’est-il pas le fondateur du nouveau culte, du seul culte pur que la morale et la raison puissent avouer sur la terre ? – En grand costume de représentant, culotte de nankin, habit bleu barbeau, ceinture tricolore, drapeau à panaches  , tenant dans la main un bouquet d’épis et de fleurs, il marche le premier, en tête de la Convention, et sur l’estrade il officie : il met le feu au voile de l’idole qui représente l’Athéisme, et à sa place, tout d’un coup, par un mécanisme ingénieux, il fait apparaître l’auguste statue de la Sagesse. Là-dessus, il parle, puis il reparle, exhortant, apostrophant, prêchant, élevant son âme à l’Être suprême, avec quelles combinaisons oratoires ! avec quel déroulement académique de petits versets enfilés bout à bout pour mieux lancer la tirade ! avec quel savant équilibre de l’adjectif et du substantif   ! De ces périodes tressées comme pour une distribution de prix ou pour une oraison funèbre, de toutes ces fleurs fanées, s’exhale une odeur de sacristie et de collège ; il la respire complaisamment et s’en enivre. Sans doute, en ce moment, il est de bonne foi, il s’admire sans hésitation ni réserve, il est à ses propres yeux, non seulement un grand écrivain et un grand orateur, mais encore un grand homme d’État, un grand citoyen : sa conscience artificielle et philosophique ne lui décerne que des éloges. – Mais regardez en dessous, ou plutôt attendez une minute. Derrière lui, l’impatience et l’antipathie se sont fait jour ; Lecointre l’a bravé en face ; des murmures, des injures, et, ce qui est pis, des sarcasmes sont arrivés jusqu’à ses oreilles. En pareil jour et en pareil lieu ! Contre le pontife de la vérité, contre l’apôtre de la vertu ! Comment les mécréants ont-ils osé ? Silencieux, blême, il avale sa rage  , et, perdant l’équilibre, il se précipite, les yeux clos, dans la voie du meurtre : coûte que coûte, les mécréants périront, tout de suite. Pour aller plus vite, il faut escamoter leurs têtes, et, comme « au Comité de Salut public, jusqu’à ce moment, tout s’est fait de confiance   », seul avec Couthon, sans prévenir ses collègues, il rédige, apporte et fait voter par la Convention la terrible loi de Prairial qui met à sa discrétion toutes les vies. — Dans sa hâte cauteleuse et maladroite, il a demandé trop ; à la réflexion, chacun s’alarme pour soi-même ; il est forcé de reculer, de protester qu’on l’a mal compris, d’admettre une exception pour les représentants, partant de rengainer le couteau qu’il mettait déjà sur la gorge de ses adversaires. Mais il ne l’a pas lâché, il les guette, et, simulant la retraite, affectant le renoncement  , tapi dans son coin, il attend qu’ils se discréditent, pour sauter sur eux une seconde fois. Cela ne tardera guère ; car la machine d’extermination qu’il a installée le 22 prairial demeure entre leurs mains, et il faut qu’elle fonctionne entre leurs mains selon la structure qu’il lui a donnée, c’est-à-dire à tours accélérés, presque au hasard : à eux, l’odieux du massacre en grand et aveugle ; non seulement il ne s’y oppose pas, mais, tout en feignant de s’abstenir, il y pousse. Renfermé dans son bureau particulier de police secrète, il commande des arrestations  , il lance Hermann, son limier en chef, il prend lui-même, il signe le premier, il expédie sur-le-champ l’arrêté qui suppose des conspirations parmi les détenus et qui, instituant les « moutons » ou dénonciateurs subornés, va fabriquer les grandes fournées de la guillotine, afin de « purger et déblayer les prisons en un instant   ». — « Ce n’est pas moi, dira-t-il plus tard  depuis plus de six semaines, l’impuissance de faire le bien et d’arrêter le mal m’a forcé à abandonner absolument mes fonctions de membre du Comité de Salut public  . » Perdre ses adversaires avec les meurtres que l’on commet, qu’on leur fait commettre et qu’on leur impute, du même coup de pinceau se blanchir et les noircir, quelle volupté !
Si tout bas, par instants, la conscience naturelle essaye de murmurer, la conscience acquise et superposée intervient aussitôt pour lui imposer silence et pour déguiser sa rancune privée sous des prétextes publics : après tout, les gens guillotinés étaient des aristocrates, et les gens à guillotiner sont des hommes immoraux ; ainsi le moyen est bon, et le but meilleur ; en usant du moyen, comme en poursuivant le but, on exerce un sacerdoce.
 - Tel est le décor de la Révolution, un masque spécieux, et tel est le dessous de la Révolution, une face hideuse ; sous le règne nominal d’une théorie humanitaire, elle couvre la dictature effective des passions méchantes et basses ; dans son vrai représentant, comme en elle-même, on voit partout la férocité percer à travers la philanthropie et, du cuistre, sortir le bourreau.


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