Culte de la personnalité, Vertu et
hypocrisie, manie de la persécution, Imposture, refus de reconnaître ses
responsabilités . Robespierre pire que Marat
Cf; Auguste Comte sur Rousseau : « Dans ce nouveau règne des Saints, sa nature
la conduisait nécessairement à concevoir le principal ascendant politique non à
la capacité, mais à la vertu, de manière à encourager dogmatiquement la plus
active et la plus dangereuse hypocrisie « Cours de Philosophie
Positive, vol 5-6
Le culte de la personnalité
— A mesure que les foudres de la Révolution tombent plus pressées sur les
autres têtes, Robespierre monte plus haut dans la gloire de son apothéose. On
lui écrit qu’il est « le fondateur de la République, le génie incorruptible qui
voit tout, prévoit tout, déjoue tout, qu’on ne peut ni tromper ni séduire , qu’il a l’énergie d’un Spartiate et
l’éloquence d’un Athénien , qu’il couvre
la République de l’égide de son éloquence
, qu’il éclaire l’univers par ses écrits, qu’il remplit le monde de sa
renommée, qu’il régénère ici-bas le genre humain , que son nom est et sera en vénération dans
tous les siècles présents et futurs ,
qu’il est le Messie que l’Être éternel a promis pour réformer toute chose ». « — Une popularité énorme », dit
Billaud-Varennes , une popularité qui,
fondée sous la Constituante, « ne fit que s’accroître pendant la Législative,
et plus tard encore davantage, tellement que, dans la Convention nationale, il
se trouva bientôt le seul qui fixât sur sa personne tous les regards... Avec
cet ascendant sur l’opinion publique,... avec cette prépondérance irrésistible,
lorsqu’il est arrivé au Comité de Salut public, il était déjà l’être le plus
important de la France. » Au bout de trois ans, un chœur qu’il a formé et qu’il
dirige mille voix à l’unisson lui répètent
infatigablement sa litanie, son credo intime, l’hymne en trois versets qu’il a
composé en son propre honneur et que chaque jour il se récite à voix basse,
parfois à voix haute : « Robespierre seul a trouvé la forme idéale du citoyen.
Robespierre seul la remplit exactement, sans excès ni lacune. Robespierre seul
est digne et capable de conduire la Révolution
. » – A ce degré, l’infatuation froide équivaut à la fièvre chaude, et
Robespierre arrive aux idées, presque aux visions de Marat.
D’abord, à ses propres yeux, il est, comme Marat, un homme persécuté, et,
comme Marat, il se pose en « martyr », mais avec un étalage plus savant et plus
contenu, avec l’air résigné, attendri d’une victime pure qui s’offre et monte
au ciel en léguant aux hommes le souvenir impérissable de ses vertus . « Je soulève contre moi tous les
amours-propres , j’aiguise mille
poignards, je me dévoue à toutes les haines.... Je suis certain de payer de ma
tête les vérités que je viens de dire, j’ai fait le sacrifice de ma vie, je
recevrai la mort presque comme un bienfait. » – « Le ciel m’appelle peut-être à
tracer de mon sang la route qui doit conduire mon pays au bonheur et à la
liberté ; j’accepte avec transport cette douce et glorieuse destinée . » —…
Les complots- la manie de la
persécution- le culte de la vertu
Naturellement, et toujours comme Marat, il ne voit autour de lui que « des
pervers, des intrigants, des traîtres
». – Naturellement, chez lui comme chez Marat, le sens commun est
perverti, et, comme Marat, il croit à la volée : « Je n’ai pas besoin de réfléchir,
disait-il à Garat, c’est toujours à mes premières impressions que je m’en
rapporte. » Pour lui, « les meilleures raisons, ce sont ses soupçons », et contre ses soupçons rien ne prévaut,
pas même l’évidence palpable : le 4 septembre 1792, dans un entretien intime
avec Pétion, pressé de questions, il finit par dire : « Eh bien, je crois que
Brissot est à Brunswick . »
Naturellement enfin, il se forge, comme Marat, des romans noirs, mais moins
improvisés, d’une absurdité moins grossière, plus lentement élaborés et plus
industrieusement concertés dans son cerveau de raisonneur et de policier. – «
Manifestement, dit-il à Garat , les
Girondins conspirent. – Et où donc conspirent-ils ? — Partout à Paris, dans toute
la France, dans toute l’Europe…
L’immoralité est un attentat
politique ; on complote contre l’État, par cela seul qu’on affiche
le matérialisme ou qu’on prêche l’indulgence, quand on est scandaleux dans sa
conduite ou débraillé dans ses mœurs, quand on agiote, quand on dîne trop bien,
quand on est vicieux, intrigant, exagéré ou trembleur, quand on agite le
peuple, quand on pervertit le peuple, quand on trompe le peuple, quand on blâme
le peuple, quand on se défie du peuple ,
bref quand on ne marche pas droit, au pas prescrit, dans la voie étroite que
Robespierre a tracée d’après les principes. Quiconque y choppe ou s’en écarte
est un scélérat, un traître. Or, sans compter les royalistes, les Feuillants,
les Girondins, les Hébertistes, les Dantonistes et autres déjà décapités ou
incarcérés selon leurs mérites, combien
de traîtres encore dans la Convention, dans les Comités, parmi les
représentants en mission, dans les administrations mal épurées, parmi les
tyranneaux subalternes, dans tout le personnel régnant ou influent à Paris et
en province ! Hors « une vingtaine de trappistes politiques à la Convention »,
hors le petit groupe dévoué des Jacobins purs à Paris, hors les rares
fidèles épars dans les sociétés populaires des départements, combien de Fouché,
de Fréron, de Tallien, de Bourbon, de Collot, parmi les soi-disant
révolutionnaires ! combien de dissidents déguisés en orthodoxes, de charlatans
déguisés en patriotes, de pachas déguisés en sans-culottes ! Ajoutez cette vermine à celle que veut
écraser Marat : ce n’est plus par
centaines de mille, c’est par millions, comme le crient Baudot,
Jeanbon-Saint-André, Guffroy, qu’il faut compter les coupables et abattre les
têtes.
– Et toutes ces têtes, Robespierre,
selon ses maximes, doit les abattre. Il le sait ; si hostile que soit son
esprit aux idées précises, parfois dans son cabinet, seul à seul avec lui-même,
il voit clair, aussi clair que Marat. Du premier élan, la chimère de Marat, à
tire-d’aile, avait emporté son cavalier frénétique jusqu’au charnier final ;
celle de Robespierre, voletant, clopinant, y arrive à son tour ; à son tour,
elle demande à paître, et l’arrangeur de périodes, le professeur de dogmes
commence à mesurer la voracité de la bête monstrueuse sur laquelle il est
monté. Plus lente que l’autre et moins carnassière en apparence, elle est plus
dévorante encore ; car, avec des griffes et des dents pareilles, elle a de plus
vastes appétits. Au bout de trois ans,
Robespierre a rejoint Marat dans le poste extrême où Marat s’est établi dès les
premiers jours, et le docteur s’approprie la politique, le but, les moyens,
l’œuvre et presque le vocabulaire du fou
: dictature armée de la canaille urbaine, affolement systématique de la
populace soudoyée, guerre aux bourgeois, extermination des riches, proscription
des écrivains, des administrateurs et des députés opposants. Même pâture aux
deux monstres ; seulement Robespierre ajoute, à la ration du sien, « les hommes
vicieux », en guise de gibier spécial et préféré. Dès lors, il a beau
s’abstraire de l’action, s’enfermer dans les phrases, boucher ses chastes
oreilles, lever au ciel ses yeux de prédicateur, il ne peut s’empêcher d’entendre ou de voir autour de lui, sous ses
pieds immaculés, les os qui craquent, le sang qui ruisselle, la gueule
insatiablement béante du monstre qu’il a formé et qu’il chevauche . À cette gueule toujours plus affamée, il
faut chaque jour un plus ample festin de chair humaine, et il est tenu, non
seulement de la laisser manger, mais encore de lui fournir la nourriture,
souvent de ses propres mains, sauf à les laver ensuite, et à dire, ou même à
croire, que jamais une éclaboussure de sang n’a taché ses vertueuses mains. À
l’ordinaire, il se contente de flatter et caresser la bête, de l’excuser, de
l’approuver, de la laisser faire. Déjà pourtant et plus d’une fois, tenté par
l’occasion, il l’a lancée en lui désignant une proie. Maintenant, il va
lui-même chercher la proie vivante, il l’enveloppe dans le filet de sa
rhétorique , il l’apporte toute liée
dans la gueule ouverte ; il écarte d’un geste absolu les bras d’amis, de
femmes, de mères, les mains suppliantes qui se tendent pour préserver des
vies ; autour du cou des malheureux qui
se débattent, il met subitement un lacet
, et, de peur qu’ils ne s’échappent, il les étrangle au préalable. Vers
la fin, rien de tout cela ne suffit plus ; il faut à la bête de grandes curées,
partant une meute, des rabatteurs, et, bon gré mal gré, c’est Robespierre qui
équipe, dispose et pousse les pourvoyeurs, à Orange, à Paris , pour vider les prisons, avec l’ordre d’être
expéditifs dans leur besogne. À ce métier de boucher, les instincts
destructeurs, longtemps comprimés par la civilisation, se redressent. Sa
physionomie de chat, qui a d’abord été celle « d’un chat domestique, inquiète,
mais assez douce, est devenue la mine farouche d’un chat sauvage, puis la mine
féroce d’un chat-tigre.... À la Constituante, il ne parlait qu’en gémissant ; à
la Convention, il ne parle qu’en écumant
. » Cette voix monotone de régent gourmé prend un accent personnel de
passion furieuse ; on l’entend qui siffle et qui grince ; quelquefois, par un changement à vue, elle
affecte de pleurer ; mais ses plus
âpres éclats sont moins effroyables que son attendrissement de commande. Un
dépôt extraordinaire de rancunes vieillies, d’envie corrosive et d’aigreur
recuite s’est amassé dans cette âme ; la poche au fiel est comble, et le fiel
extravasé déborde jusque sur des morts. Jamais
il n’est las de tuer à nouveau ses adversaires guillotinés, les Girondins,
Chaumette, Hébert, surtout Danton ,
probablement parce que Danton a été l’ouvrier actif de la Révolution, dont il
n’est que le pédagogue incapable ; sur ce cadavre encore tiède, sa haine
posthume suinte en diffamations apprêtées, en contre-vérités palpables. — Ainsi
rongée intérieurement par le venin qu’elle distille, sa machine physique se
détraque, comme celle de Marat, mais avec d’autres symptômes. Quand il parle à
la tribune, « il crispe les mains par une sorte de contraction nerveuse », des
secousses brusques courent « dans ses épaules et dans son cou qu’il agite
convulsivement à droite et à gauche ».
– « Son teint est bilieux, livide ; » ses yeux clignotent sous ses lunettes ;
et quel regard ! — « Ah ! disait un Montagnard, vous auriez voté comme nous, le
9 thermidor, si vous aviez vu ses yeux verts ! » – Au physique, comme au moral,
il devient un second Marat, plus bourrelé, parce que sa surexcitation n’est pas
encore un équilibre, et parce que, sa politique étant une morale, il est obligé
d’être plus largement exterminateur…
L’imposture : il parvient
presque croire ce qu’il dit, et après
qu’il l’a dit il le croit .
Jusqu’au bout, non seulement en public et pour autrui, mais pour lui-même
et dans son for intime, il garde son
masque. Aussi bien, son masque s’est collé à sa peau ; il ne les distingue
plus l’un de l’autre ; jamais imposteur
n’a plus soigneusement appliqué le sophisme sur ses intentions et sur ses actes,
pour se persuader que son masque est son visage, et qu’il dit vrai quand il
ment.
À l’en croire, il n’est pour rien
dans les journées de Septembre . «
Avant l’époque où ces événements sont arrivés, il avait cessé de fréquenter le
conseil général de la Commune.... Il n’y allait plus. » Il n’y a été chargé
d’aucune commission ; il n’y avait pas d’influence ; il n’y a point provoqué
l’arrestation et le meurtre des Girondins
. Seulement, « il a parlé avec
franchise de quelques membres de la commission des Vingt et Un » ; en sa
qualité de « magistrat » et « dans une assemblée municipale », ne devait-il pas
« s’expliquer librement sur les auteurs d’une trame dangereuse » ? Au reste, la
Commune, « loin de provoquer les événements du 2 septembre, a fait tout ce qui
était en son pouvoir pour les empêcher ». Enfin, il n’a péri qu’un innocent : «
C’est beaucoup sans doute. Citoyens, pleurez cette méprise cruelle ; nous
l’avons pleurée dès longtemps ; mais que votre douleur ait un terme, comme
toutes les choses humaines. » Quand le peuple souverain, reprenant les pouvoirs
qu’il a délégués, exerce son droit inaliénable, nous n’avons qu’à nous
incliner. — D’ailleurs, il est juste, sage et bon ; « dans tout ce qu’il
fait,... tout est vertu et vérité, rien ne peut être excès, erreur ou
crime ». À lui d’intervenir, quand ses
vrais représentants sont gênés par la loi : « Qu’il se réunisse dans ses
sections, et vienne nous forcer à mettre en état d’arrestation les députés
infidèles . » Rien de plus licite qu’une telle motion, et voilà toute la part que
Robespierre a prise au 31 mai. Il est trop scrupuleux pour faire ou commander
un acte illégal ; cela est bon pour les Danton, les Marat, pour les hommes
de morale relâchée ou de cerveau échauffé, qui, au besoin, marchent dans le
ruisseau et retroussent leurs manches jusqu’au coude ; quant à lui, rien ne
dérangera ou ne salira ostensiblement son costume d’honnête homme et de parfait
citoyen. — Au Comité de Salut public, il
ne fait qu’exécuter les décrets de la Convention, et la Convention est toujours
libre. Lui dictateur ! Mais il n’est qu’un député entre sept cents autres,
et son autorité, s’il en a une, n’est
que l’ascendant légitime de la raison et de la vertu . Lui meurtrier ! Mais, s’il a dénoncé des
conspirateurs, c’est la Convention qui les a traduits devant le Tribunal
révolutionnaire , et c’est le Tribunal
révolutionnaire qui en a fait justice. Lui terroriste ! Mais, s’il veut
simplifier la procédure, c’est pour hâter la délivrance des innocents, la
punition des coupables et l’épuration définitive qui mettra pour jamais la
liberté et les mœurs à l’ordre du jour . — Tout cela, il parvient presque à le
croire, avant de le dire, et tout cela, après qu’il l’a dit il le croit .
Sous
le règne nominal d’une théorie humanitaire, la dictature effective des passions
méchantes et basses
Quand la nature et l’histoire se concertent pour composer un personnage,
elles y réussissent mieux que l’imagination humaine. Ni Molière dans son
Tartufe, ni Shakespeare dans son Richard III, n’ont osé mettre en scène
l’hypocrite convaincu de sa sincérité et le Caïn qui se croit Abel. Le voici
sur une scène colossale, en présence de cent mille spectateurs, le 8 juin 1794,
au plus beau jour de sa gloire, dans cette fête de l’Être suprême, qui est le
triomphe retentissant de sa doctrine et la consécration officielle de sa
papauté. Deux personnages sont en lui, comme dans la Révolution qu’il
représente, l’un, apparent, étalé, extérieur, l’autre, inavoué, dissimulé,
intime, et le second recouvert par le premier. — Le premier, tout de parade, forgé
par la cervelle raisonnante, est aussi factice que la farce solennelle qui se
développe autour de lui. Conformément au programme de David, le peuple de
comparses, qui défile devant une montagne allégorique, fait les gestes
indiqués, pousse les cris commandés, sous l’œil d’Henriot et de ses
gendarmes , et, à l’heure dite, éprouve
les émotions prescrites. À cinq heures du matin, « amis, frères, époux,
parents, enfants, s’embrassent.... Le vieillard, les yeux mouillés par des
larmes de joie, sent rajeunir son âme ». À deux heures, sur les estrades en
gazon de la sainte montagne, « tout s’émeut, tout s’agite : ici les mères
pressent les enfants qu’elles allaitent ; là, saisissant les plus jeunes de
leurs enfants mâles, elles les présentent en hommage à l’Auteur de la nature ;
au même instant, et simultanément, les fils, brûlant d’une ardeur guerrière,
lèvent leurs épées et les déposent entre les mains de leurs vieux pères.
Partageant l’enthousiasme de leurs fils, les vieillards ravis les embrassent et
répandent sur eux la bénédiction paternelle....
« Pour la première fois », son
visage s’épanouit, il rayonne de joie, et l’enthousiasme du scribe se déverse,
comme toujours, en phrases de livre : « Voilà, dit-il, la plus intéressante
portion de l’humanité ! L’univers est ici rassemblé. Ô nature, que ta puissance
est sublime et délicieuse ! Comme les tyrans doivent pâlir à l’idée de cette
fête ! » Lui-même n’en est-il pas le plus bel ornement ? N’a-t-il pas été
choisi à l’unanimité pour présider la Convention et pour conduire la cérémonie
? N’est-il pas le fondateur du nouveau culte, du seul culte pur que la morale
et la raison puissent avouer sur la terre ? – En grand costume de représentant,
culotte de nankin, habit bleu barbeau, ceinture tricolore, drapeau à
panaches , tenant dans la main un
bouquet d’épis et de fleurs, il marche le premier, en tête de la Convention, et
sur l’estrade il officie : il met le feu au voile de l’idole qui représente
l’Athéisme, et à sa place, tout d’un coup, par un mécanisme ingénieux, il fait
apparaître l’auguste statue de la Sagesse. Là-dessus, il parle, puis il
reparle, exhortant, apostrophant, prêchant, élevant son âme à l’Être suprême,
avec quelles combinaisons oratoires ! avec quel déroulement académique de
petits versets enfilés bout à bout pour mieux lancer la tirade ! avec quel
savant équilibre de l’adjectif et du substantif ! De ces périodes tressées comme pour une
distribution de prix ou pour une oraison funèbre, de toutes ces fleurs fanées,
s’exhale une odeur de sacristie et de collège ; il la respire complaisamment et
s’en enivre. Sans doute, en ce moment, il est de bonne foi, il s’admire sans
hésitation ni réserve, il est à ses propres yeux, non seulement un grand
écrivain et un grand orateur, mais encore un grand homme d’État, un grand
citoyen : sa conscience artificielle et philosophique ne lui décerne que des
éloges. – Mais regardez en dessous, ou plutôt attendez une minute. Derrière
lui, l’impatience et l’antipathie se sont fait jour ; Lecointre l’a bravé en
face ; des murmures, des injures, et, ce qui est pis, des sarcasmes sont
arrivés jusqu’à ses oreilles. En pareil jour et en pareil lieu ! Contre le
pontife de la vérité, contre l’apôtre de la vertu ! Comment les mécréants
ont-ils osé ? Silencieux, blême, il avale sa rage , et, perdant l’équilibre, il se précipite,
les yeux clos, dans la voie du meurtre : coûte que coûte, les mécréants
périront, tout de suite. Pour aller plus vite, il faut escamoter leurs têtes,
et, comme « au Comité de Salut public, jusqu’à ce moment, tout s’est fait de
confiance », seul avec Couthon, sans
prévenir ses collègues, il rédige, apporte et fait voter par la Convention la
terrible loi de Prairial qui met à sa discrétion toutes les vies. — Dans sa
hâte cauteleuse et maladroite, il a demandé trop ; à la réflexion, chacun s’alarme
pour soi-même ; il est forcé de reculer, de protester qu’on l’a mal compris,
d’admettre une exception pour les représentants, partant de rengainer le
couteau qu’il mettait déjà sur la gorge de ses adversaires. Mais il ne l’a pas
lâché, il les guette, et, simulant la retraite, affectant le renoncement , tapi dans son coin, il attend qu’ils se
discréditent, pour sauter sur eux une seconde fois. Cela ne tardera guère ; car
la machine d’extermination qu’il a installée le 22 prairial demeure entre leurs
mains, et il faut qu’elle fonctionne entre leurs mains selon la structure qu’il
lui a donnée, c’est-à-dire à tours accélérés, presque au hasard : à eux,
l’odieux du massacre en grand et aveugle ; non seulement il ne s’y oppose pas,
mais, tout en feignant de s’abstenir, il y pousse. Renfermé dans son bureau
particulier de police secrète, il commande des arrestations , il lance Hermann, son limier en chef, il
prend lui-même, il signe le premier, il expédie sur-le-champ l’arrêté qui
suppose des conspirations parmi les détenus et qui, instituant les « moutons »
ou dénonciateurs subornés, va fabriquer les grandes fournées de la guillotine,
afin de « purger et déblayer les prisons en un instant ». — « Ce n’est pas moi, dira-t-il plus tard
depuis plus de six semaines,
l’impuissance de faire le bien et d’arrêter le mal m’a forcé à abandonner
absolument mes fonctions de membre du Comité de Salut public . » Perdre ses adversaires avec les meurtres
que l’on commet, qu’on leur fait commettre et qu’on leur impute, du même coup
de pinceau se blanchir et les noircir, quelle volupté !
Si tout bas, par
instants, la conscience naturelle essaye de murmurer, la conscience acquise et
superposée intervient aussitôt pour lui imposer silence et pour déguiser sa
rancune privée sous des prétextes publics : après tout, les gens guillotinés
étaient des aristocrates, et les gens à guillotiner sont des hommes immoraux ;
ainsi le moyen est bon, et le but meilleur ; en usant du moyen, comme en
poursuivant le but, on exerce un sacerdoce.
- Tel
est le décor de la Révolution, un masque spécieux, et tel est le dessous de la
Révolution, une face hideuse ; sous le règne nominal d’une théorie humanitaire,
elle couvre la dictature effective des passions méchantes et basses ; dans son
vrai représentant, comme en elle-même, on voit partout la férocité percer à
travers la philanthropie et, du cuistre, sortir le bourreau.
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