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jeudi 17 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_76_ l’Etat jacobin

 L’Etat Jacobin se met en place. L’épuration administrative – le certificat de civisme obligatoire. Treize cent mille places à pourvoir. Le contrôle des fournisseurs. L’épuration électorale- une abstention massive. La purgation des assemblées. il manque six millions trois cent mille électeurs sur sept millions.

L’épuration administrative – le certificat de civisme obligatoire

Ainsi s’achève la seconde étape de la conquête jacobine : à partir du 10 août, pendant trois mois consécutifs, du haut en bas de la hiérarchie, les Jacobins ont élargi et multiplié les vacances pour les remplir. - D’abord, au sommet des pouvoirs publics, la faction installe des représentants qui ne représentent qu’elle, sept cent quarante-neuf députés omnipotents, une Convention qui, n’étant bridée ni par des pouvoirs collatéraux ni par une constitution préétablie, dispose à son gré des biens, de la vie et de la conscience de tous les Français. – Ensuite, par cette Convention à peine installée, elle fait décréter le renouvellement complet   de tous les corps administratifs et judiciaires, conseils et directoires de département et de district, conseils et municipalités de commune, tribunaux civils, tribunaux criminels, tribunaux de commerce, bureaux de paix, juges de paix, assesseurs des juges de paix, suppléants des juges, commissaires nationaux près des tribunaux civils  , secrétaires et greffiers des administrations et des tribunaux. Du même coup, l’obligation d’avoir exercé comme homme de loi est abolie, en sorte que le premier venu, s’il est du club, peut devenir juge, sans savoir écrire et presque sans savoir lire  . – Un peu auparavant, dans toutes les villes au-dessus de cinquante mille âmes, puis dans toutes les villes-frontières, l’état-major de la garde nationale a repassé par le crible électoral. Pareillement, les officiers de gendarmerie, à Paris et dans toute la France, subissent derechef le choix de leurs hommes. Enfin les directeurs et les contrôleurs de la poste sont soumis à l’élection. – Bien mieux, au-dessous ou à côté des fonctionnaires élus, l’épuration administrative atteint les fonctionnaires et les employés non électifs, si neutre que soit leur emploi, si indirect et si faible que soit le lien par lequel leur office se rattache aux affaires politiques, receveurs et percepteurs des impôts, directeurs et procureurs des eaux et forêts, ingénieurs, notaires, avoués, commis et scribes d’administration ; ils sont révoqués si leur municipalité ne leur accorde pas le certificat de civisme.
À Troyes, sur quinze notaires, elle le refuse à quatre   ; cela fait quatre études à prendre pour leurs clercs jacobins. À Paris  , « tous les honnêtes gens, tous les commis instruits » sont chassés des bureaux de la marine ; le ministère de la guerre devient « une caverne, où l’on ne travaille qu’en bonnet rouge, où l’on tutoie tout le monde, même le ministre, où quatre cents employés, parmi lesquels plusieurs femmes, affectent la toilette la plus sale et le cynisme le plus impudent, n’expédient rien et volent sur toutes les parties ». – Sous la dénonciation des clubs, le coup de balai descend jusque dans les bas-fonds de la hiérarchie, jusqu’aux secrétaires de la mairie dans les villages, jusqu’aux expéditionnaires et garçons de bureau dans les villes, jusqu’aux geôliers et concierges, bedeaux et sacristains, gardes forestiers, gardes champêtres, gardiens de séquestres   ; il faut que tous ces gens-là soient ou paraissent jacobins ; sinon leur place se dérobe sous eux, car il y a toujours quelqu’un pour la convoiter, la solliciter et la prendre. – Par delà les employés, le balayage atteint les fournisseurs ; en effet, dans les fournitures aussi, il y a des fidèles à pourvoir, et nulle part l’appât n’est si gros. Même en temps ordinaire, l’État demeure encore le plus grand des consommateurs, et en ce moment il dépense par mois, pour la guerre seulement, 200 millions d’extraordinaire : que de poissons à pêcher dans une eau si trouble   ! – Toutes ces commandes lucratives, comme tous ces emplois rétribués, sont à la disposition du peuple jacobin, et il les distribue : c’est un propriétaire légitime qui, rentrant chez lui après une longue absence, donne ou retire sa pratique comme il lui plaît, et, au logis, fait maison nette. – Dans les seuls services administratifs et judiciaires, treize cent mille places ; toutes celles des finances, des travaux publics, de l’instruction publique et de l’Église ; dans la garde nationale et l’armée, tous les postes, depuis celui de commandant en chef jusqu’à celui de tambour ; tout le pouvoir, central ou local, avec le patronage immense qui en dérive : jamais pareil butin n’a été mis en tas et à la fois sur la place publique. En apparence, l’élection fera les lots ; mais il est trop clair que les Jacobins n’entendent pas livrer leur proie aux hasards d’un scrutin libre : ils la garderont, comme ils l’ont prise, de force, et n’omettront rien pour maîtriser les élections…

L’épuration électorale- une abstention massive

Pour commencer, ils se sont frayé la voie. Dès le premier jour, les faibles et dernières garanties d’indépendance, d’honorabilité et de compétence que la loi exigeait encore de l’électeur et de l’éligible ont été supprimées par décret. Plus de distinction entre les citoyens actifs et les citoyens passifs ; plus de différence entre le cens de l’électeur du premier degré et le cens de l’électeur du second degré : plus de cens électoral. Tous les Français, sauf les domestiques dont on se défie parce qu’on les suppose sous l’influence de leurs maîtres, pourront voter aux assemblées primaires, et ils voteront, non plus à partir de vingt-cinq ans, mais dès vingt et un ans ; ce qui appelle au scrutin les deux groupes les plus révolutionnaires, d’une part les jeunes gens, d’autre part les indigents, ceux-ci en nombre prodigieux par ce temps de chômage, de disette et de misère, en tout deux millions et demi et peut-être trois millions de nouveaux électeurs : à Besançon, le nombre des inscrits est doublé  . – Ainsi la clientèle ordinaire des Jacobins est admise dans l’enceinte électorale d’où jusqu’ici elle était exclue  , et, pour l’y pousser plus sûrement, ses patrons font décider que tout électeur obligé de se déplacer « recevra 20 sous par lieue, outre 3 livres par journée de séjour   ».
En même temps qu’ils rassemblent leurs partisans, ils écartent leurs adversaires. À cela le brigandage politique par lequel ils dominent et terrifient la France a déjà pourvu. Tant d’arrestations arbitraires, de pillages tolérés et de meurtres impunis sont un avertissement pour les candidats qui ne seraient pas de leur secte ; et je ne parle pas ici des nobles ou des amis de l’ancien régime, qui sont en fuite ou en prison, mais des monarchistes constitutionnels et des Feuillants. De leur part, toute initiative électorale serait une folie, presque un suicide. Aussi bien, pas un d’eux ne se met en avant. Si quelque modéré honteux, comme Durand de Maillane, figure sur une liste, c’est que les révolutionnaires l’ont adopté sans le connaître et qu’il jure haine à la royauté  . Les autres qui, plus francs, ne veulent pas endosser la livrée populaire et recourir au patronage des clubs, se gardent soigneusement de se présenter ; ils savent trop bien que ce serait désigner leurs têtes aux piques et leurs maisons au pillage. Au moment même du vote, les propriétés de plusieurs députés sont saccagées, par cela seul, que « dans le tableau comparatif des sept appels nominaux » envoyé aux départements par les Jacobins de Paris, leurs noms se trouvent à droite  . — Par un surcroît de précautions, les constitutionnels de la Législative ont été retenus dans la capitale ; on leur a refusé des passeports, pour les empêcher d’aller en province rallier les voix et dire au public la vérité sur la révolution récente. — Pareillement, tous les journaux conservateurs ont été supprimés, réduits au silence, ou contraints à la palinodie. — Or, quand on n’a pas d’organe pour parler ni de candidat pour être représenté, à quoi bon voter ? D’autant plus que les assemblées primaires sont des lieux de désordre et de violence  , qu’en beaucoup d’endroits les patriotes y sont seuls admis  , qu’un modéré y est « insulté et accablé par le nombre », que, s’il y parle, il est en danger, que, même en se taisant, il a chance d’y récolter des dénonciations, des menaces et des coups. Ne pas se montrer, rester à l’écart, éviter d’être vu, faire oublier qu’on existe, telle est la règle sous le règne du pacha, surtout quand ce pacha est la plèbe. C’est pourquoi la majorité s’abstient, et autour du scrutin le vide est énorme. À Paris, pour l’élection du maire et des officiers municipaux, les scrutins d’octobre, novembre et décembre, sur 160 000 inscrits, ne rassemblent que 14 000 votants, puis 10 000, puis 7 000  . À Besançon, les 7 000 inscrits déposent moins de 600 suffrages ; même proportion dans les autres villes, à Troyes par exemple. Pareillement dans les cantons ruraux, à l’Est dans le Doubs, à l’Ouest dans la Loire-Inférieure, il n’y a qu’un dixième des électeurs qui ose user de son droit de vote  . On a tant épuisé, bouleversé et bouché la source électorale qu’elle est presque tarie : dans ces assemblées primaires qui, directement ou indirectement, délèguent tous les pouvoirs publics et qui, pour exprimer la volonté générale, devraient être pleines, il manque six millions trois cent mille électeurs sur sept millions.

Par cette purgation anticipée, les assemblées du premier degré se trouvent pour la plupart jacobines ; en conséquence, les électeurs du second degré qu’elles élisent sont pour la plupart jacobins, et dans nombre de départements leur assemblée devient le plus anarchique, le plus turbulent, le plus usurpateur de tous les clubs. Ce ne sont que cris, dénonciations, serments, motions incendiaires, acclamations qui emportent les suffrages, harangues furieuses des commissaires parisiens, des délégués du club local, des fédérés qui passent, des poissardes qui réclament des armes  . L’assemblée du Pas-de-Calais élargit et applaudit une femme détenue pour avoir battu la caisse dans un attroupement populaire. L’assemblée de Paris fraternise avec les égorgeurs de Versailles et avec les assassins du maire d’Étampes. L’assemblée des Bouches-du-Rhône donne un certificat de vertu à Jourdan, le massacreur de la Glacière. L’assemblée de Seine-et-Marne applaudit à la proposition de fondre un canon qui puisse contenir, en guise de boulet, la tête de Louis XVI et la lancer à l’ennemi. – Rien d’étonnant si un corps électoral qui ne respecte rien ne se respecte pas lui-même, et se mutile sous prétexte de s’épurer  . Tout de suite la majorité despotique a voulu régner sans conteste, et de son autorité propre elle a expulsé les électeurs qui lui déplaisaient. À Paris, dans l’Aisne, dans la Haute-Loire, dans l’Ille-et-Vilaine, dans le Maine-et-Loire, elle exclut, comme indignes, les membres des anciens clubs feuillants ou monarchiques et les signataires des protestations constitutionnelles. Dans l’Hérault, elle annule les élections du canton de Servian, parce que les élus, dit-elle, sont « d’enragés aristocrates ». Dans l’Orne, elle chasse un ancien constituant, Goupil de Préfeln, parce qu’il a voté la révision, et son gendre, parce qu’il est son gendre. Dans les Bouches-du-Rhône, où le canton de Seignon a, par mégarde ou routine, juré « de maintenir la Constitution du royaume », elle casse ses élus rétrogrades, institue des poursuites contre « l’attentat commis », et envoie des troupes contre Noves, parce que l’électeur de Noves, un juge de paix dénoncé et en danger, s’est sauvé de la caverne électorale…


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