L’Etat Jacobin se met en place. L’épuration administrative – le certificat
de civisme obligatoire. Treize cent mille places à pourvoir. Le contrôle des
fournisseurs. L’épuration électorale- une abstention massive. La purgation des
assemblées. il manque six millions trois cent mille électeurs sur sept
millions.
L’épuration administrative – le certificat
de civisme obligatoire
Ainsi s’achève la seconde étape de la
conquête jacobine : à partir du 10 août, pendant trois mois consécutifs, du
haut en bas de la hiérarchie, les Jacobins ont élargi et multiplié les vacances
pour les remplir. - D’abord, au sommet des pouvoirs publics, la
faction installe des représentants qui ne représentent qu’elle, sept cent
quarante-neuf députés omnipotents, une Convention qui, n’étant bridée ni par
des pouvoirs collatéraux ni par une constitution préétablie, dispose à son gré
des biens, de la vie et de la conscience de tous les Français. – Ensuite, par
cette Convention à peine installée, elle fait décréter le renouvellement
complet de tous les corps
administratifs et judiciaires, conseils et directoires de département et de
district, conseils et municipalités de commune, tribunaux civils, tribunaux
criminels, tribunaux de commerce, bureaux de paix, juges de paix, assesseurs
des juges de paix, suppléants des juges, commissaires nationaux près des
tribunaux civils , secrétaires et
greffiers des administrations et des tribunaux. Du même coup, l’obligation
d’avoir exercé comme homme de loi est abolie, en sorte que le premier venu, s’il est du club, peut devenir juge, sans savoir
écrire et presque sans savoir lire .
– Un peu auparavant, dans toutes les villes au-dessus de cinquante mille âmes,
puis dans toutes les villes-frontières, l’état-major de la garde nationale a
repassé par le crible électoral. Pareillement, les officiers de gendarmerie, à
Paris et dans toute la France, subissent derechef le choix de leurs hommes.
Enfin les directeurs et les contrôleurs de la poste sont soumis à l’élection. –
Bien mieux, au-dessous ou à côté des
fonctionnaires élus, l’épuration administrative atteint les fonctionnaires et
les employés non électifs, si neutre que soit leur emploi, si indirect et
si faible que soit le lien par lequel leur office se rattache aux affaires
politiques, receveurs et percepteurs des impôts, directeurs et procureurs des
eaux et forêts, ingénieurs, notaires, avoués, commis et scribes d’administration
; ils sont révoqués si leur municipalité
ne leur accorde pas le certificat de civisme.
À Troyes, sur
quinze notaires, elle le refuse à quatre
; cela fait quatre études à prendre pour leurs clercs jacobins. À
Paris , « tous les honnêtes gens, tous
les commis instruits » sont chassés des bureaux de la marine ; le ministère de
la guerre devient « une caverne, où l’on ne travaille qu’en bonnet rouge, où
l’on tutoie tout le monde, même le ministre, où quatre cents employés, parmi
lesquels plusieurs femmes, affectent la toilette la plus sale et le cynisme le
plus impudent, n’expédient rien et volent sur toutes les parties ». – Sous la
dénonciation des clubs, le coup de balai descend jusque dans les bas-fonds de
la hiérarchie, jusqu’aux secrétaires de la mairie dans les villages, jusqu’aux
expéditionnaires et garçons de bureau dans les villes, jusqu’aux geôliers et
concierges, bedeaux et sacristains, gardes forestiers, gardes champêtres,
gardiens de séquestres ; il faut que
tous ces gens-là soient ou paraissent jacobins ; sinon leur place se dérobe
sous eux, car il y a toujours quelqu’un pour la convoiter, la solliciter et la
prendre. – Par delà les employés, le
balayage atteint les fournisseurs ; en effet, dans les fournitures aussi, il y
a des fidèles à pourvoir, et nulle part l’appât n’est si gros. Même en
temps ordinaire, l’État demeure encore le plus grand des consommateurs, et en
ce moment il dépense par mois, pour la guerre seulement, 200 millions d’extraordinaire : que de poissons à pêcher dans une
eau si trouble ! – Toutes ces commandes
lucratives, comme tous ces emplois rétribués, sont à la disposition du peuple
jacobin, et il les distribue : c’est un propriétaire légitime qui, rentrant
chez lui après une longue absence, donne ou retire sa pratique comme il lui
plaît, et, au logis, fait maison nette. – Dans
les seuls services administratifs et judiciaires, treize cent mille places ;
toutes celles des finances, des travaux publics, de l’instruction publique et
de l’Église ; dans la garde nationale et l’armée, tous les postes, depuis
celui de commandant en chef jusqu’à celui de tambour ; tout le pouvoir, central
ou local, avec le patronage immense qui en dérive : jamais pareil butin n’a été
mis en tas et à la fois sur la place publique. En apparence, l’élection fera
les lots ; mais il est trop clair que les Jacobins n’entendent pas livrer leur
proie aux hasards d’un scrutin libre : ils la garderont, comme ils l’ont prise,
de force, et n’omettront rien pour maîtriser les élections…
L’épuration électorale- une abstention
massive
Pour commencer,
ils se sont frayé la voie. Dès le premier jour, les faibles et dernières
garanties d’indépendance, d’honorabilité et de compétence que la loi exigeait
encore de l’électeur et de l’éligible ont été supprimées par décret. Plus de distinction entre les citoyens
actifs et les citoyens passifs ; plus de différence entre le cens de
l’électeur du premier degré et le cens de l’électeur du second degré : plus de
cens électoral. Tous les Français, sauf les domestiques dont on se défie parce
qu’on les suppose sous l’influence de leurs maîtres, pourront voter aux assemblées
primaires, et ils voteront, non plus à partir de vingt-cinq ans, mais dès vingt
et un ans ; ce qui appelle au scrutin les deux groupes les plus
révolutionnaires, d’une part les jeunes gens, d’autre part les indigents,
ceux-ci en nombre prodigieux par ce temps de chômage, de disette et de misère,
en tout deux millions et demi et peut-être trois millions de nouveaux électeurs
: à Besançon, le nombre des inscrits est doublé
. – Ainsi la clientèle ordinaire des Jacobins est admise dans l’enceinte
électorale d’où jusqu’ici elle était exclue
, et, pour l’y pousser plus sûrement, ses patrons font décider que tout
électeur obligé de se déplacer « recevra 20 sous par lieue, outre 3 livres par
journée de séjour ».
En même temps qu’ils rassemblent leurs
partisans, ils écartent leurs adversaires. À cela le brigandage politique par lequel
ils dominent et terrifient la France a déjà pourvu. Tant d’arrestations
arbitraires, de pillages tolérés et de meurtres impunis sont un avertissement
pour les candidats qui ne seraient pas de leur secte ; et je ne parle pas ici
des nobles ou des amis de l’ancien régime, qui sont en fuite ou en prison, mais
des monarchistes constitutionnels et des
Feuillants. De leur part, toute initiative électorale serait une folie, presque
un suicide. Aussi bien, pas un d’eux ne se met en avant. Si quelque modéré
honteux, comme Durand de Maillane, figure sur une liste, c’est que les
révolutionnaires l’ont adopté sans le connaître et qu’il jure haine à la
royauté . Les autres qui, plus francs,
ne veulent pas endosser la livrée populaire et recourir au patronage des clubs,
se gardent soigneusement de se présenter ; ils savent trop bien que ce serait
désigner leurs têtes aux piques et leurs maisons au pillage. Au moment même du
vote, les propriétés de plusieurs députés sont saccagées, par cela seul, que «
dans le tableau comparatif des sept appels nominaux » envoyé aux départements
par les Jacobins de Paris, leurs noms se trouvent à droite . — Par un surcroît de précautions, les
constitutionnels de la Législative ont été retenus dans la capitale ; on leur a
refusé des passeports, pour les empêcher d’aller en province rallier les voix
et dire au public la vérité sur la révolution récente. — Pareillement, tous les
journaux conservateurs ont été supprimés, réduits au silence, ou contraints à
la palinodie. — Or, quand on n’a pas d’organe pour parler ni de candidat pour
être représenté, à quoi bon voter ? D’autant
plus que les assemblées primaires sont des lieux de désordre et de violence , qu’en beaucoup d’endroits les patriotes y
sont seuls admis , qu’un modéré y est «
insulté et accablé par le nombre », que, s’il y parle, il est en danger, que,
même en se taisant, il a chance d’y récolter des dénonciations, des menaces et
des coups. Ne pas se montrer, rester à l’écart, éviter d’être vu, faire oublier
qu’on existe, telle est la règle sous le règne du pacha, surtout quand ce pacha
est la plèbe. C’est pourquoi la majorité s’abstient, et autour du scrutin le
vide est énorme. À Paris, pour
l’élection du maire et des officiers municipaux, les scrutins d’octobre,
novembre et décembre, sur 160 000 inscrits, ne rassemblent que 14 000 votants,
puis 10 000, puis 7 000 . À
Besançon, les 7 000 inscrits déposent moins de 600 suffrages ; même proportion
dans les autres villes, à Troyes par exemple. Pareillement dans les cantons
ruraux, à l’Est dans le Doubs, à l’Ouest dans la Loire-Inférieure, il n’y a
qu’un dixième des électeurs qui ose user de son droit de vote . On a tant épuisé, bouleversé et bouché la
source électorale qu’elle est presque tarie : dans ces assemblées primaires qui, directement ou indirectement,
délèguent tous les pouvoirs publics et qui, pour exprimer la volonté générale,
devraient être pleines, il manque six
millions trois cent mille électeurs sur sept millions.
Par cette purgation anticipée,
les assemblées du premier degré se trouvent pour la plupart jacobines ; en conséquence, les électeurs du second degré qu’elles élisent sont pour
la plupart jacobins, et dans nombre de départements leur assemblée devient le
plus anarchique, le plus turbulent, le plus usurpateur de tous les clubs. Ce ne
sont que cris, dénonciations, serments, motions incendiaires, acclamations qui
emportent les suffrages, harangues furieuses des commissaires parisiens, des
délégués du club local, des fédérés qui passent, des poissardes qui réclament
des armes . L’assemblée du Pas-de-Calais
élargit et applaudit une femme détenue pour avoir battu la caisse dans un
attroupement populaire. L’assemblée de Paris fraternise avec les égorgeurs de
Versailles et avec les assassins du maire d’Étampes. L’assemblée des
Bouches-du-Rhône donne un certificat de vertu à Jourdan, le massacreur de la
Glacière. L’assemblée de Seine-et-Marne applaudit à la proposition de fondre un
canon qui puisse contenir, en guise de boulet, la tête de Louis XVI et la
lancer à l’ennemi. – Rien d’étonnant si un corps électoral qui ne respecte rien
ne se respecte pas lui-même, et se mutile sous prétexte de s’épurer . Tout de suite la majorité despotique a
voulu régner sans conteste, et de son autorité propre elle a expulsé les
électeurs qui lui déplaisaient. À Paris, dans l’Aisne, dans la Haute-Loire,
dans l’Ille-et-Vilaine, dans le Maine-et-Loire, elle exclut, comme indignes,
les membres des anciens clubs feuillants ou monarchiques et les signataires des
protestations constitutionnelles. Dans l’Hérault, elle annule les élections du
canton de Servian, parce que les élus, dit-elle, sont « d’enragés aristocrates
». Dans l’Orne, elle chasse un ancien constituant, Goupil de Préfeln, parce
qu’il a voté la révision, et son gendre, parce qu’il est son gendre. Dans les Bouches-du-Rhône,
où le canton de Seignon a, par mégarde ou routine, juré « de maintenir la
Constitution du royaume », elle casse ses élus rétrogrades, institue des
poursuites contre « l’attentat commis », et envoie des troupes contre Noves,
parce que l’électeur de Noves, un juge de paix dénoncé et en danger, s’est
sauvé de la caverne électorale…
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