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vendredi 11 août 2017

Taine _ La Révolution- l’anarchie spontanée_43_ Vers le pouvoir des minorités

Autre mécanisme totalitaire bien mis en évidence par Taine. L hyperdémocratie entraine la démission des élites et le pouvoir des minorités. Explosion de l’abstention aux élections. La métaphysique vague des droits de l’homme livre sans protection la majorité aux abus des minorités violentes

La démission des élites

Au contraire, dans la pratique, nobles, dignitaires ecclésiastiques, parlementaires, grands fonctionnaires de l’ancien régime, haute bourgeoisie, presque tous les gens riches qui ont des loisirs sont exclus des élections par la violence, et des places par l’opinion ; bientôt ils se cantonnent dans la vie privée, et, par découragement ou dégoût, par scrupules monarchiques ou religieux, ils renoncent à la vie publique. – Par suite tout le faix des fonctions nouvelles retombe sur les plus occupés, négociants, industriels, gens de loi, employés, boutiquiers, artisans, cultivateurs. Ce sont eux qui doivent donner un tiers de leur temps déjà tout pris, négliger leur besogne privée pour un travail public, quitter leur moisson, leur établi, leur échoppe ou leurs dossiers, pour escorter des convois et faire patrouille, pour courir, séjourner et siéger à la maison commune, au chef-lieu de canton, de district ou de département  , sous une pluie de phrases et de paperasses, avec le sentiment qu’ils font une corvée gratuite, et que cette corvée ne profite guère au public. – Pendant les six premiers mois, ils la font de bon cœur : pour écrire les cahiers, pour s’armer contre les brigands, pour supprimer les impôts, les redevances et la dîme, leur zèle est très vif. Mais, cela obtenu ou extorqué, décrété en droit ou accompli en fait, qu’on ne les dérange plus. Ils ont besoin de tout leur temps ; ils ont leur récolte à rentrer, leurs chalands à servir, leurs commandes à livrer, leurs écritures à faire, leurs échéances à payer, toutes besognes urgentes qu’on ne peut ni ne doit abandonner ou interrompre. Sous le fouet de la nécessité et de l’occasion, ils ont donné un grand coup de collier, et, si on les en croit, désembourbé la charrette publique ; mais ce n’est pas pour s’y atteler à perpétuité et la traîner eux-mêmes. Confinés depuis des siècles dans la vie privée, chacun d’eux a sa petite brouette qu’il pousse, et c’est de celle-ci d’abord et surtout qu’il se croit responsable. Dès le commencement de 1790, le relevé des votes montre autant d’absents que de présents : à Besançon, sur 3 200 inscrits il n’y a que 959 votants ; quatre mois après, plus de la moitié des électeurs manque au scrutin  , et, dans toute la France, à Paris même, la tiédeur ne fera que croître

Par la démission de la majorité, la minorité devient souveraine

À défaut du grand nombre qui se dérobe, c’est le petit nombre qui fait le service et prend le pouvoir. Par la démission de la majorité, la minorité devient souveraine, et la besogne publique, désertée par la multitude indécise, inerte, absente, échoit au groupe résolu, agissant, présent, qui trouve le loisir et qui a la volonté de s’en charger. Dans un régime où toutes les places sont électives et où les élections sont fréquentes, la politique devient une carrière pour ceux qui lui subordonnent leurs intérêts privés ou y trouvent leur avantage personnel ; il y en a cinq ou six dans chaque village, vingt ou trente dans chaque bourg, quelques centaines dans chaque ville, quelques milliers à Paris. Voilà les vrais citoyens actifs. Eux seuls donnent tout leur temps et toute leur attention aux affaires publiques, correspondent avec les journaux et avec les députés de Paris, reçoivent et colportent sur chaque grande question le mot d’ordre, tiennent des conciliabules, provoquent des réunions, font des motions, rédigent des adresses, surveillent, gourmandent, ou dénoncent les magistrats locaux, se forment en comités, lancent et patronnent des candidatures, vont dans les faubourgs et dans les campagnes pour recruter des voix. – En récompense de ce travail, ils ont la puissance ; car ils mènent, les élections et sont élus aux offices ou pourvus de places par leurs candidats élus
La pâture est immense pour les ambitieux ; elle n’est pas mince pour les besogneux, et ils la saisissent. – Telle est la règle dans la démocratie pure : c’est ainsi que pullule aux États-Unis la fourmilière des politicians. Quand la loi appelle incessamment tous les citoyens à l’action politique, quelques-uns seulement s’y adonnent. Dans cette œuvre spéciale, ceux-ci deviennent spéciaux, par suite prépondérants. Mais, en échange de leur peine, il leur faut un salaire, et l’élection leur donne les places, parce qu’ils ont manipulé l’élection…
Deux sortes d’hommes recrutent cette minorité dominante : d’une part les exaltés, et de l’autre les déclassés. Vers la fin de 1789, les gens modérés, occupés, rentrent au logis, et, chaque jour, sont moins disposés à en sortir. La place publique appartient aux autres, à ceux qui, par zèle et passion politique, abandonnent leurs affaires, et à ceux qui, comprimés dans leur case sociale ou refoulés hors des compartiments ordinaires, n’attendaient qu’une issue nouvelle pour s’élancer. – En ce temps d’utopie et de révolution, ni les uns ni les autres ne manquent….
– Pendant la seconde moitié de 1790, on les voit partout, à l’exemple des Jacobins de Paris et sous le nom d’amis de la Constitution, se grouper en sociétés populaires. Dans chaque ville ou bourgade naît un club de patriotes, qui, tous les soirs ou plusieurs soirs par semaine, s’assemblent « pour coopérer au salut de la chose publique   ». C’est un organe nouveau, spontané, supplémentaire et parasite, qui, à côté des organes légaux, se développe dans le corps social. Insensiblement, il va grossir, tirer à soi la substance des autres, les employer à ses fins, se substituer à eux, agir par lui-même et pour lui seul, sorte d’excroissance dévorante dont l’envahissement est irrésistible, non seulement parce que les circonstances et le jeu de la Constitution la nourrissent, mais encore parce que son germe, déposé à de grandes profondeurs, est une portion vivante de la Constitution.

La métaphysique vague des droits de l’homme prépare le totalitarisme jacobin

En effet, en tête de la Constitution et des décrets qui s’y rattachent, s’étale la Déclaration des Droits de l’homme….
Nulle institution ou autorité ne mérite obéissance si elle est contraire aux droits qu’elle a pour but de garantir. Antérieurs à la société, ces droits sacrés priment toute convention sociale, et, quand nous voulons savoir si l’injonction légale est légitime, nous n’avons qu’à vérifier si elle est conforme au droit naturel. Reportons-nous donc, en chaque cas douteux ou difficile, vers cet évangile philosophique, vers ce catéchisme incontesté, vers ces articles de foi primordiaux que l’Assemblée nationale a proclamés. – Elle-même, expressément, nous y invite. Car elle nous avertit que « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ». Elle déclare que « le but de toute association politique est la conservation de ces droits naturels et imprescriptibles ». Elle les énonce « afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif puissent être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique ». Elle veut « que sa déclaration soit constamment présente à tous les membres du corps social ». ..
Quels sont-ils, ces droits supérieurs, et, en cas de contestation, qui prononcera comme arbitre ? – Ici rien de semblable aux déclarations précises de la Constitution américaine  , à ces prescriptions positives qui peuvent servir de support à une réclamation judiciaire, à ces interdictions expresses qui empêchent d’avance plusieurs sortes de lois, qui tracent une limite à l’action des pouvoirs publics, qui circonscrivent des territoires où l’État ne peut entrer, parce qu’ils sont réservés à l’individu. Au contraire, dans la déclaration de l’Assemblée nationale, la plupart des articles ne sont que des dogmes abstraits, des définitions métaphysiques, des axiomes plus ou moins littéraires, c’est-à-dire plus ou moins faux, tantôt vagues et tantôt contradictoires, susceptibles de plusieurs sens et susceptibles de sens opposés, bons pour une harangue d’apparat et non pour un usage effectif, simple décor, sorte d’enseigne pompeuse, inutile et pesante, qui, guindée sur la devanture de la maison constitutionnelle et secouée tous les jours par des mains violentes, ne peut manquer de tomber bientôt sur la tête des passants  . — On n’a rien fait pour parer à ce danger visible. Rien de semblable ici à cette Cour suprême qui aux États-Unis est la gardienne de la Constitution, même contre le Congrès, qui, au nom de la Constitution, peut invalider en fait une loi même votée et sanctionnée par tous les pouvoirs et dans toutes les formes, qui reçoit la plainte du particulier lésé par la loi inconstitutionnelle, qui arrête la main du shérif ou du percepteur levée sur lui, et qui lui assigne sur eux des intérêts et dommages. On a proclamé des droits indéfinis et discordants, sans pourvoir à leur interprétation, à leur application, à leur sanction. On ne leur a point ménagé d’organe spécial. On n’a point chargé un tribunal distinct d’accueillir leurs réclamations, de terminer leurs litiges légalement, pacifiquement, en dernier ressort, par un arrêté définitif qui devienne un précédent et serre le sens lâche du texte. On charge de tout cela tout le monde, c’est-à-dire ceux qui veulent s’en charger, en d’autres termes la minorité délibérante et agissante. — Ainsi, dans chaque ville ou bourgade, c’est le club local qui, avec l’autorisation du législateur lui-même, devient le champion, l’arbitre, l’interprète, le ministre des droits de l’homme, et qui, au nom de ces droits supérieurs, peut protester ou s’insurger, si bon lui semble, non seulement contre les actes légitimes des pouvoirs légaux, mais encore contre le texte authentique de la Constitution et des lois…

Considérez en effet ces droits tels qu’on les proclame, avec le commentaire du harangueur qui les explique au club, devant des esprits échauffés et entreprenants, ou dans la rue, devant une foule surexcitée et grossière. Tous les articles de la Déclaration sont des poignards dirigés contre la société humaine, et il n’y a qu’à pousser le manche pour faire entrer la lame  . – Parmi « ces droits naturels et imprescriptibles », le législateur a mis « la résistance à l’oppression ». Nous sommes opprimés, résistons et levons-nous en armes. – Selon le législateur, « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Allons à l’hôtel de ville, interrogeons nos magistrats tièdes ou suspects, surveillons leurs séances, vérifions s’ils poursuivent les prêtres et s’ils désarment les aristocrates, empêchons-les de machiner contre le peuple, et faisons marcher ces mauvais commis…Aux termes mêmes de la Déclaration, « il n’y a plus ni vénalité ni hérédité d’aucun office public ». Ainsi la royauté héréditaire est illégitime : allons aux Tuileries et jetons le trône à bas. – Aux termes mêmes de la Déclaration, « la loi est l’expression de la volonté générale ». Écoutez ces clameurs de la place publique, ces pétitions qui arrivent de toutes les villes : voilà la volonté générale qui est la loi vivante et qui abolit la loi écrite. À ce titre, les meneurs de quelques clubs de Paris déposeront le roi, violenteront l’Assemblée législative, décimeront la Convention nationale. – En d’autres termes, la minorité bruyante et factieuse va supplanter la nation souveraine, et désormais rien ne lui manque pour faire ce qui lui plait quand il lui plait. Car le jeu de la Constitution lui a donné la réalité du pouvoir, et le préambule de la Constitution lui donne l’apparence du droit.

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