La Révolution a besoin d’un autre
interprète :Portrait de Robespierre en cuistre
Rien qu’à voir Marat, crasseux et débraillé, avec son visage de crapaud
livide, avec ses yeux ronds, luisants et fixes, avec son aplomb d’illuminé et
la fureur monotone de son paroxysme continu, le sens commun se révolte : on ne
prend pas pour guide un maniaque homicide. Rien qu’à voir ou écouter Danton,
avec ses gros mots de portefaix et sa voix qui semble un tocsin d’émeute, avec
sa face de cyclope et ses gestes d’exterminateur, l’humanité s’effarouche : on
ne se confie pas sans répugnance à un boucher politique. La Révolution a besoin d’un autre interprète, paré comme elle de dehors spécieux, et tel est Robespierre,
avec sa tenue irréprochable, ses cheveux bien poudrés, son habit bien brossé , avec ses mœurs correctes, son ton dogmatique,
son style étudié et terne. Aucun esprit, par sa médiocrité et son insuffisance,
ne s’est trouvé si conforme à l’esprit du temps ; à l’inverse de l’homme
d’État, il plane dans l’espace vide, parmi les abstractions, toujours à cheval
sur les principes, incapable d’en descendre, et de mettre le pied dans la
pratique. « Ce b.... là, disait Danton,
n’est pas seulement capable de faire cuire un œuf. » — « Les vagues généralités de sa prédication,
écrit un autre contemporain ,
n’aboutissaient pour l’ordinaire à aucune mesure, à aucun projet de loi. Il
combattait tout, ne proposait rien, et le secret de sa politique s’accordait
heureusement avec l’impuissance de son esprit et la nullité de ses conceptions
législatives. » Quand il a dévidé le fil de sa scolastique révolutionnaire, il
est à bout. — En matière de finances et d’art militaire, il ne sait rien et ne
se risque pas, sauf pour dénigrer ou calomnier Carnot et Cambon qui savent et
se risquent . — En fait de politique
extérieure, son discours sur l’état de l’Europe est une amplification d’écolier
; quand il expose les plans du ministère anglais, il atteint d’emblée le comble
de la niaiserie chimérique ; ôtez les
phrases d’auteur, et ce n’est plus un chef de gouvernement qui parle, mais le
portier des Jacobins. — Sur la France
contemporaine et vivante, toute idée juste et précise lui manque : à la place
des hommes, il aperçoit vingt-six millions d’automates simples, qu’il
suffit de bien encadrer, pour qu’ils fonctionnent d’accord et sans heurts ; en
effet, par nature ils sont bons , et,
après la petite épuration nécessaire, ils vont tous redevenir bons ; aussi bien
leur volonté collective est « la voix de la raison et de l’intérêt public ».
C’est pourquoi, dès qu’ils sont réunis, ils sont sages. « Il faudrait, s’il
était possible, que l’assemblée des délégués du peuple délibérât en présence du
peuple entier » ; à tout le moins, le corps législatif devrait siéger « dans un
édifice vaste et majestueux, ouvert à douze mille spectateurs ». Notez que,
depuis quatre ans, à la Constituante, à la Législative, à la Convention, à
l’Hôtel de Ville, aux Jacobins, partout où s’est trouvé Robespierre, les
tribunes n’ont jamais cessé de vociférer ; au choc d’une expérience si palpable
et si présente, tout esprit s’ouvrirait ; le sien reste bouché, par le préjugé
ou par l’intérêt ; la vérité, même
physique, n’y a point d’accès, soit parce qu’il est incapable de la comprendre,
soit parce qu’il a besoin de l’exclure. Il est donc obtus ou charlatan, et,
de fait, il est l’un et l’autre ; car l’un et l’autre se fondent ensemble pour
former le cuistre, c’est-à-dire l’esprit creux et gonflé qui, parce qu’il est
plein de mots, se croit plein d’idées, jouit de ses phrases, et se dupe
lui-même pour régenter autrui.
il est le suprême avorton et le
fruit sec de l’esprit classique
Tel est son nom, son caractère et son rôle ; dans la Révolution, qui est
une tragédie artificielle et déclamatoire, ce rôle est le premier. Devant le
cuistre, peu à peu le fou et le barbare reculent au second plan ; à la fin,
Marat et Danton sont effacés ou s’effacent, et Robespierre seul en scène attire
à lui tous les regards . – Si l’on veut
le comprendre, il faut le regarder en place et parmi ses alentours. Au dernier
stade d’une végétation intellectuelle qui finit, sur le rameau terminal du
dix-huitième siècle, il est le suprême
avorton et le fruit sec de l’esprit classique
. De la philosophie épuisée,
il n’a gardé que le résidu mort, des formules apprises, les formules de
Rousseau, de Mably, de Raynal, sur « le peuple, la nature, la raison, la
liberté, les tyrans, les factieux, la vertu, la morale », un vocabulaire tout
fait, des expressions trop larges ; dont le sens, déjà mal fixé chez les
maîtres, s’évapore aux mains du disciple. Jamais il n’essaye d’arrêter ce sens
; ses écrits et ses discours ne sont que
des enfilades de sentences, abstraites et vagues ; pas un fait précis et
plein ; pas un détail individuel et caractéristique, rien qui parle aux yeux et
qui évoque une figure vivante, aucune observation personnelle et propre, aucune
impression nette, franche et de première main. On dirait que, par lui-même, il
n’a rien vu, qu’il ne peut ni ne veut rien voir, qu’entre lui et l’objet, des
idées postiches se sont interposées à demeure
: il les combine par le procédé logique, et simule la pensée absente par
un jargon d’emprunt ; rien au-delà. À ses côtés les autres Jacobins parlent
aussi ce jargon d’école ; mais nul ne le débite et ne s’y espace aussi
longuement et aussi complaisamment que lui. Pendant des heures, on tâtonne à sa
suite, parmi les ombres indéterminées de la politique spéculative, dans le
brouillard froid et fondant des généralités didactiques, et, à travers tant de
tirades incolores, on tâche en vain de saisir quelque chose : rien ne demeure
entre les doigts. Alors, avec
étonnement, on se demande ce qu’il a dit et parle ; la réponse est qu’il n’a
rien dit et qu’il parle pour parler, en sectaire devant les sectaires…
Bien pis, dans le mot vide, il introduit le sens contraire ; ce qu’il entend par ses grands mots,
justice, humanité, ce sont des abatis de têtes. Ainsi faisait un inquisiteur
quand il découvrait dans un texte de l’Évangile l’ordre de brûler les
hérétiques. - Par cette perversion extrême, le cuistre arrive à fausser son
propre instrument mental ; désormais il peut en user à son gré, au gré de ses
passions, croire qu’il sert la vérité quand il les sert.
Or sa première passion, la première passion de celui-ci, est la vanité
littéraire. Jamais chef de parti, de secte ou de gouvernement n’a été, même au
moment décisif, si incurablement rhéteur et mauvais rhéteur, compassé,
emphatique et plat. - La veille du 9 Thermidor, quand il s’agit de vaincre ou
de périr, il apporte à la tribune un discours d’apparat, écrit et récrit , poli et repoli, plaqué d’ornements voulus
et de morceaux à effet , revêtu, à force
de temps et de peine, de tout le vernis académique, avec le décor obligé des
antithèses symétriques, de périodes filées, des exclamations, prétéritions,
apostrophes et autres figures du métier
. - Dans le plus célèbre et le plus important de ses rapports , j’ai compté vingt-quatre prosopopées,
imitées de Rousseau et de l’antique, plusieurs très prolongées, les unes
adressées à des morts, à Brutus, au jeune Barra, d’autres à des personnages
absents, aux prêtres, aux aristocrates, aux malheureux, aux femmes françaises,
d’autres enfin à un substantif abstrait, comme la Liberté ou l’Amitié : avec
une conviction inébranlable et un contentement intime, il se juge orateur, parce qu’il tire à tout propos la vieille ficelle
de la vieille machine. Pas un accent vrai dans son éloquence industrieuse ;
rien que des recettes, et les recettes d’un art usé, des lieux communs grecs et
latins , Socrate et sa ciguë, Brutus et
son poignard, des métaphores classiques, « les flambeaux de la discorde et le
vaisseau de l’État, » des alliances de mots et des réussites de style, comme en
cherche un rhétoricien sur les bancs de son collège , parfois un grand air de bravoure, comme il
en faut dans une parade publique ,
souvent un petit air de flûte, parce que dans ce temps-là on doit avoir le cœur
sensible , bref, les procédés de
Marmontel dans son Bélisaire ou de Thomas dans ses Éloges, tous empruntés à
Jean-Jacques, mais de qualité inférieure, comme d’une voix aigre et grêle qui
se tendrait pour singer une voix pleine et forte, sorte de parodie involontaire
et d’autant plus choquante qu’ici la parole aboutit à l’action, que le Trissotin
sentimental et déclamateur se trouve chef d’État, que ses élégances élaborées
dans le cabinet sont des coups de pistolet ajustés à loisir contre des
poitrines vivantes, et qu’avec une épithète adroitement placée il fait
guillotiner un homme. – Le contraste est trop fort entre son rôle et son
talent. Avec ce talent piètre et faux comme son intelligence, aucun emploi ne
lui convenait moins que celui de gouverner les hommes ; d’ailleurs, il en avait
un autre, marqué d’avance, et auquel, dans une société tranquille, il se fût
tenu.
Supprimez la Révolution, et probablement Marat eût fini dans un asile ; il
y avait des chances pour que Danton devînt un flibustier du barreau, malandrin
ou bravo dans quelque affaire interlope, finalement gorgé et peut-être pendu.
Au contraire, Robespierre aurait
continué comme il avait commencé ,
avocat appliqué, occupé et considéré, membre de l’Académie d’Arras, lauréat
de concours, auteur d’éloges littéraires, d’essais moraux, de brochures
philanthropiques ; sa petite lampe, allumée, comme cent autres de calibre égal,
au foyer de la philosophie nouvelle, eût brillé modérément, sans brûler
personne, et répandu sur un cercle de province sa lumière banale, blafarde,
proportionnée au peu d’huile que contenait son vase étroit.
Mais la Révolution l’a porté à l’Assemblée Constituante, et, pendant
longtemps, sur ce grand théâtre, l’amour-propre, qui est la fibre sensible du
cuistre, a cruellement souffert. Dès la première adolescence, le sien avait
pâti, et, déjà froissé, n’en était que plus sensible. – Orphelin, pauvre,
protégé de son évêque, boursier par faveur au collège Louis-le-Grand, puis
clerc avec Brissot dans la basoche révolutionnaire, à la fin échoué dans sa
triste rue des Rapporteurs, sur des dossiers de chicane, en compagnie d’une
sœur acariâtre, il a pris pour maître de philosophie, de politique et de style
Rousseau qu’il a vu une fois et qu’il étudie sans cesse…
Sa figure d’avoué, anguleuse et sèche, « sa voix sourde, monotone et
rauque, son élocution fatigante , » – «
son accent artésien », son air contraint, son parti pris de se mettre toujours
en avant et de développer des lieux communs, sa volonté visible d’imposer à des
gens cultivés et à des auditeurs encore intelligents l’intolérable ennui qu’il
leur inflige, il n’y avait pas là de quoi rendre l’Assemblée indulgente aux
fautes de sens et de goût qu’il commettait. – Un jour, à propos des arrêts du
Conseil : « Il faut, dit-il, une forme noble et simple qui annonce le droit
national et porte dans le cœur des peuples le respect de la loi ; » en
conséquence, dans les décrets promulgués, après ces mots : « Louis par la grâce
de Dieu, etc., » on devra mettre : Peuples, voici la loi qui vous est imposée :
que cette loi soit inviolable et sainte pour tous ! » – Sur quoi, un député
Gascon se lève, et avec son accent méridional : « Messieurs, dit-il, cette
formule ne vaut rien ; « il ne nous faut pas de cantique . » Rire universel ; Robespierre se tait et
saigne intérieurement : deux ou trois mésaventures pareilles écorchent un homme
comme lui de la tête aux pieds.
Non pas que sa sottise lui semble une sottise ; jamais pédant, pris et
sifflé en flagrant délit de pédanterie, ne s’avouera qu’il a mérité les
sifflets ; au contraire il est convaincu qu’il a parlé en législateur, en
philosophe, en moraliste : tant pis pour les esprits bornés et les cœurs gâtés
qui ne l’ont pas compris…
Il est l’incorruptible – Vers le
culte de la personnalité
Refoulée en dedans, sa vanité endolorie cherche au dedans une pâture ; elle
en prend où elle en trouve, je veux dire, dans la régularité stérile de sa
modération bourgeoise. Robespierre n’a pas de besoins, comme Danton ; il est
sobre ; les sens ne le tourmentent pas ; s’il y cède, c’est tout juste, en
rechignant. Rue de Saintonge, à Paris, « pendant sept mois, dit son
secrétaire , je ne lui ai connu qu’une
femme, qu’il traitait assez mal,.. Très souvent il lui faisait refuser sa porte
» : quand il travaille, il ne faut pas qu’on le dérange, et il est
naturellement rangé, laborieux, homme de cabinet, homme d’intérieur, au collège
écolier modèle, dans sa province avocat correct, à l’Assemblée député assidu,
partout exempt de tentations et incapable d’écarts. – « Irréprochable », voilà
le mot que, depuis sa première jeunesse, une voix intérieure lui répète tout
bas pour le consoler de son obscurité et de son attente ; il l’a été, il l’est,
et il le sera ; il se le dit, il le dit aux autres, et tout d’une pièce, sur ce
fondement, son caractère se construit. Ce
n’est pas lui qu’on séduira, comme Desmoulins par des dîners, comme Barnave par
des caresses, comme Mirabeau et Danton par de l’argent, comme les Girondins par
l’attrait insinuant de la politesse ancienne et de la société choisie, comme
les Dantonistes par l’appât de la vie large et de la licence complète : il est
l’incorruptible. Ce n’est pas lui qu’on arrêtera ou qu’on détournera comme
les Feuillants, les Girondins, les Dantonistes, les hommes d’État, les hommes
spéciaux, par des considérations d’ordre secondaire, ménagement des intérêts,
respect des situations acquises, danger de trop entreprendre à la fois,
nécessité de ne pas désorganiser les services et de laisser du jeu aux passions
humaines, motifs d’utilité et d’opportunité : il est le champion intransigeant du droit .« Seul, ou presque seul, je ne me laisse pas
corrompre ; seul, ou presque seul, je ne transige pas avec la justice ; et ces
deux mérites supérieurs, je les possède tous les deux ensemble au suprême
degré. Quelques autres ont peut-être des mœurs mais ils combattent ou
trahissent les principes ; quelques autres professent de bouche les principes,
mais ils n’ont pas de mœurs. Nul, avec des mœurs, aussi pures, n’est aussi
fidèle aux principes ; nul ne joint un
culte si rigide de la vérité à une pratique si exacte de la vertu ; je suis
l’unique. » — Quoi de plus doux que ce monologue silencieux ? Dès le
premier jour, on l’entend en sourdine, dans les adresses de Robespierre au
tiers état d’Arras ; au dernier jour,
on l’entend à pleine voix dans son grand discours à la Convention ; pendant tout l’intervalle, dans chacun de
ses écrits, harangues ou rapports, on l’entend qui affleure et perce en
exordes, en parenthèses, en péroraisons, et roule à travers les phrases comme
une basse continue . — A force de s’en
délecter, il ne peut plus écouter autre chose, et voici justement que les échos
du dehors viennent soutenir de leur accompagnement la cantate intérieure qu’il
se chante lui-même. Vers la fin de la Constituante, par la retraite ou
l’élimination des hommes à peu près capables et compétents, il devient l’un des
ténors en vue sur la scène politique, et décidément, aux Jacobins, le ténor en
vogue. – « Unique émule du Romain Fabricius », lui écrit la succursale de Marseille
; « immortel défenseur des droits du peuple », lui écrit la jacobinière de
Bourges . Au salon de 1791, il y a deux
portraits de lui, l’un avec cette inscription : l’Incorruptible.
On joue au théâtre Molière une pièce de circonstance, où « il foudroie
Rohan et Condé de sa logique et de sa vertu ». Sur son chemin, à Bapaume, les
patriotes du lieu, les gardes nationaux de passage et les autorités en corps
viennent saluer le grand homme. La ville d’Arras illumine pour son arrivée. À
la clôture de la Constituante, le peuple l’acclame dans la rue ; on a posé sur
sa tête une couronne de chêne, on a voulu traîner son fiacre, on l’a reconduit
en triomphe rue Saint-Honoré, chez Duplay, le menuisier qui le loge. Là, dans
une de ces familles où la demi-bourgeoisie confine au peuple, parmi des âmes
neuves sur lesquelles les idées générales et les tirades oratoires ont toute
leur prise, il a trouvé des adorateurs ; on boit ses paroles ; on a pris de lui
l’opinion qu’il a de lui-même ; pour tous les gens de la maison, mari, femme et
filles, il est le grand patriote, le sage infaillible ; soir et matin, il rend
des oracles, il respire un nuage d’encens, il est un dieu en chambre. Pour
arriver jusqu’à lui, les croyants font queue dans la cour ; admis un a un dans le salon, ils se
recueillent devant ses portraits au crayon, à l’estompe, au bistre, à
l’aquarelle, devant ses petits bustes en terre rouge ou grise ; puis, sur un
signe de sa main saisi à travers la porte vitrée, ils pénètrent dans le
sanctuaire où il trône, dans le cabinet réservé où son principal buste,
accompagné de vers et de devises, le remplace quand il est absent. — Ses
fidèles sont à genoux devant lui, et les femmes encore plus que les hommes. Le
jour où, devant la Convention, il prononce son apologie, « les passages sont obstrués de femmes.... il y en a sept
ou huit cents dans les tribunes, et deux cents hommes au plus » ; et avec quel
transport elles l’applaudissent ! C’est un prêtre qui a ses dévotes. » Aux
Jacobins, quand il débite « son amphigouri », il y a des sanglots
d’attendrissement, « des cris, des trépignements à faire crouler la salle ». Un spectateur demeurant froid, on le
regarde, on murmure, il est obligé de s’esquiver, comme un hérétique fourvoyé
dans une chapelle au moment de l’office.
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