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dimanche 20 août 2017

Taine _ La Révolution- Le Gouvernement révolutionnaire_95_ Portait de Robespierre (1)

La Révolution a besoin d’un autre interprète :Portrait de Robespierre en cuistre

Rien qu’à voir Marat, crasseux et débraillé, avec son visage de crapaud livide, avec ses yeux ronds, luisants et fixes, avec son aplomb d’illuminé et la fureur monotone de son paroxysme continu, le sens commun se révolte : on ne prend pas pour guide un maniaque homicide. Rien qu’à voir ou écouter Danton, avec ses gros mots de portefaix et sa voix qui semble un tocsin d’émeute, avec sa face de cyclope et ses gestes d’exterminateur, l’humanité s’effarouche : on ne se confie pas sans répugnance à un boucher politique. La Révolution a besoin d’un autre interprète, paré comme elle   de dehors spécieux, et tel est Robespierre, avec sa tenue irréprochable, ses cheveux bien poudrés, son habit bien brossé  , avec ses mœurs correctes, son ton dogmatique, son style étudié et terne. Aucun esprit, par sa médiocrité et son insuffisance, ne s’est trouvé si conforme à l’esprit du temps ; à l’inverse de l’homme d’État, il plane dans l’espace vide, parmi les abstractions, toujours à cheval sur les principes, incapable d’en descendre, et de mettre le pied dans la pratique. « Ce b.... là, disait Danton, n’est pas seulement capable de faire cuire un œuf. » — « Les vagues généralités de sa prédication, écrit un autre contemporain  , n’aboutissaient pour l’ordinaire à aucune mesure, à aucun projet de loi. Il combattait tout, ne proposait rien, et le secret de sa politique s’accordait heureusement avec l’impuissance de son esprit et la nullité de ses conceptions législatives. » Quand il a dévidé le fil de sa scolastique révolutionnaire, il est à bout. — En matière de finances et d’art militaire, il ne sait rien et ne se risque pas, sauf pour dénigrer ou calomnier Carnot et Cambon qui savent et se risquent  . — En fait de politique extérieure, son discours sur l’état de l’Europe est une amplification d’écolier ; quand il expose les plans du ministère anglais, il atteint d’emblée le comble de la niaiserie chimérique   ; ôtez les phrases d’auteur, et ce n’est plus un chef de gouvernement qui parle, mais le portier des Jacobins. — Sur la France contemporaine et vivante, toute idée juste et précise lui manque : à la place des hommes, il aperçoit vingt-six millions d’automates simples, qu’il suffit de bien encadrer, pour qu’ils fonctionnent d’accord et sans heurts ; en effet, par nature ils sont bons  , et, après la petite épuration nécessaire, ils vont tous redevenir bons ; aussi bien leur volonté collective est « la voix de la raison et de l’intérêt public ». C’est pourquoi, dès qu’ils sont réunis, ils sont sages. « Il faudrait, s’il était possible, que l’assemblée des délégués du peuple délibérât en présence du peuple entier » ; à tout le moins, le corps législatif devrait siéger « dans un édifice vaste et majestueux, ouvert à douze mille spectateurs ». Notez que, depuis quatre ans, à la Constituante, à la Législative, à la Convention, à l’Hôtel de Ville, aux Jacobins, partout où s’est trouvé Robespierre, les tribunes n’ont jamais cessé de vociférer ; au choc d’une expérience si palpable et si présente, tout esprit s’ouvrirait ; le sien reste bouché, par le préjugé ou par l’intérêt ; la vérité, même physique, n’y a point d’accès, soit parce qu’il est incapable de la comprendre, soit parce qu’il a besoin de l’exclure. Il est donc obtus ou charlatan, et, de fait, il est l’un et l’autre ; car l’un et l’autre se fondent ensemble pour former le cuistre, c’est-à-dire l’esprit creux et gonflé qui, parce qu’il est plein de mots, se croit plein d’idées, jouit de ses phrases, et se dupe lui-même pour régenter autrui.

il est le suprême avorton et le fruit sec de l’esprit classique

Tel est son nom, son caractère et son rôle ; dans la Révolution, qui est une tragédie artificielle et déclamatoire, ce rôle est le premier. Devant le cuistre, peu à peu le fou et le barbare reculent au second plan ; à la fin, Marat et Danton sont effacés ou s’effacent, et Robespierre seul en scène attire à lui tous les regards  . – Si l’on veut le comprendre, il faut le regarder en place et parmi ses alentours. Au dernier stade d’une végétation intellectuelle qui finit, sur le rameau terminal du dix-huitième siècle, il est le suprême avorton et le fruit sec de l’esprit classique  . De la philosophie épuisée, il n’a gardé que le résidu mort, des formules apprises, les formules de Rousseau, de Mably, de Raynal, sur « le peuple, la nature, la raison, la liberté, les tyrans, les factieux, la vertu, la morale », un vocabulaire tout fait, des expressions trop larges ; dont le sens, déjà mal fixé chez les maîtres, s’évapore aux mains du disciple. Jamais il n’essaye d’arrêter ce sens ; ses écrits et ses discours ne sont que des enfilades de sentences, abstraites et vagues ; pas un fait précis et plein ; pas un détail individuel et caractéristique, rien qui parle aux yeux et qui évoque une figure vivante, aucune observation personnelle et propre, aucune impression nette, franche et de première main. On dirait que, par lui-même, il n’a rien vu, qu’il ne peut ni ne veut rien voir, qu’entre lui et l’objet, des idées postiches se sont interposées à demeure   : il les combine par le procédé logique, et simule la pensée absente par un jargon d’emprunt ; rien au-delà. À ses côtés les autres Jacobins parlent aussi ce jargon d’école ; mais nul ne le débite et ne s’y espace aussi longuement et aussi complaisamment que lui. Pendant des heures, on tâtonne à sa suite, parmi les ombres indéterminées de la politique spéculative, dans le brouillard froid et fondant des généralités didactiques, et, à travers tant de tirades incolores, on tâche en vain de saisir quelque chose : rien ne demeure entre les doigts. Alors, avec étonnement, on se demande ce qu’il a dit et parle ; la réponse est qu’il n’a rien dit et qu’il parle pour parler, en sectaire devant les sectaires
Bien pis, dans le mot vide, il introduit le sens contraire ; ce qu’il entend par ses grands mots, justice, humanité, ce sont des abatis de têtes. Ainsi faisait un inquisiteur quand il découvrait dans un texte de l’Évangile l’ordre de brûler les hérétiques. - Par cette perversion extrême, le cuistre arrive à fausser son propre instrument mental ; désormais il peut en user à son gré, au gré de ses passions, croire qu’il sert la vérité quand il les sert.
Or sa première passion, la première passion de celui-ci, est la vanité littéraire. Jamais chef de parti, de secte ou de gouvernement n’a été, même au moment décisif, si incurablement rhéteur et mauvais rhéteur, compassé, emphatique et plat. - La veille du 9 Thermidor, quand il s’agit de vaincre ou de périr, il apporte à la tribune un discours d’apparat, écrit et récrit  , poli et repoli, plaqué d’ornements voulus et de morceaux à effet  , revêtu, à force de temps et de peine, de tout le vernis académique, avec le décor obligé des antithèses symétriques, de périodes filées, des exclamations, prétéritions, apostrophes et autres figures du métier  . - Dans le plus célèbre et le plus important de ses rapports  , j’ai compté vingt-quatre prosopopées, imitées de Rousseau et de l’antique, plusieurs très prolongées, les unes adressées à des morts, à Brutus, au jeune Barra, d’autres à des personnages absents, aux prêtres, aux aristocrates, aux malheureux, aux femmes françaises, d’autres enfin à un substantif abstrait, comme la Liberté ou l’Amitié : avec une conviction inébranlable et un contentement intime, il se juge orateur, parce qu’il tire à tout propos la vieille ficelle de la vieille machine. Pas un accent vrai dans son éloquence industrieuse ; rien que des recettes, et les recettes d’un art usé, des lieux communs grecs et latins  , Socrate et sa ciguë, Brutus et son poignard, des métaphores classiques, « les flambeaux de la discorde et le vaisseau de l’État, » des alliances de mots et des réussites de style, comme en cherche un rhétoricien sur les bancs de son collège  , parfois un grand air de bravoure, comme il en faut dans une parade publique  , souvent un petit air de flûte, parce que dans ce temps-là on doit avoir le cœur sensible  , bref, les procédés de Marmontel dans son Bélisaire ou de Thomas dans ses Éloges, tous empruntés à Jean-Jacques, mais de qualité inférieure, comme d’une voix aigre et grêle qui se tendrait pour singer une voix pleine et forte, sorte de parodie involontaire et d’autant plus choquante qu’ici la parole aboutit à l’action, que le Trissotin sentimental et déclamateur se trouve chef d’État, que ses élégances élaborées dans le cabinet sont des coups de pistolet ajustés à loisir contre des poitrines vivantes, et qu’avec une épithète adroitement placée il fait guillotiner un homme. – Le contraste est trop fort entre son rôle et son talent. Avec ce talent piètre et faux comme son intelligence, aucun emploi ne lui convenait moins que celui de gouverner les hommes ; d’ailleurs, il en avait un autre, marqué d’avance, et auquel, dans une société tranquille, il se fût tenu.
Supprimez la Révolution, et probablement Marat eût fini dans un asile ; il y avait des chances pour que Danton devînt un flibustier du barreau, malandrin ou bravo dans quelque affaire interlope, finalement gorgé et peut-être pendu. Au contraire, Robespierre aurait continué comme il avait commencé  , avocat appliqué, occupé et considéré, membre de l’Académie d’Arras, lauréat de concours, auteur d’éloges littéraires, d’essais moraux, de brochures philanthropiques ; sa petite lampe, allumée, comme cent autres de calibre égal, au foyer de la philosophie nouvelle, eût brillé modérément, sans brûler personne, et répandu sur un cercle de province sa lumière banale, blafarde, proportionnée au peu d’huile que contenait son vase étroit.


Mais la Révolution l’a porté à l’Assemblée Constituante, et, pendant longtemps, sur ce grand théâtre, l’amour-propre, qui est la fibre sensible du cuistre, a cruellement souffert. Dès la première adolescence, le sien avait pâti, et, déjà froissé, n’en était que plus sensible. – Orphelin, pauvre, protégé de son évêque, boursier par faveur au collège Louis-le-Grand, puis clerc avec Brissot dans la basoche révolutionnaire, à la fin échoué dans sa triste rue des Rapporteurs, sur des dossiers de chicane, en compagnie d’une sœur acariâtre, il a pris pour maître de philosophie, de politique et de style Rousseau qu’il a vu une fois et qu’il étudie sans cesse…
Sa figure d’avoué, anguleuse et sèche, « sa voix sourde, monotone et rauque, son élocution fatigante  , » – « son accent artésien », son air contraint, son parti pris de se mettre toujours en avant et de développer des lieux communs, sa volonté visible d’imposer à des gens cultivés et à des auditeurs encore intelligents l’intolérable ennui qu’il leur inflige, il n’y avait pas là de quoi rendre l’Assemblée indulgente aux fautes de sens et de goût qu’il commettait. – Un jour, à propos des arrêts du Conseil : « Il faut, dit-il, une forme noble et simple qui annonce le droit national et porte dans le cœur des peuples le respect de la loi ; » en conséquence, dans les décrets promulgués, après ces mots : « Louis par la grâce de Dieu, etc., » on devra mettre : Peuples, voici la loi qui vous est imposée : que cette loi soit inviolable et sainte pour tous ! » – Sur quoi, un député Gascon se lève, et avec son accent méridional : « Messieurs, dit-il, cette formule ne vaut rien ; « il ne nous faut pas de cantique  . » Rire universel ; Robespierre se tait et saigne intérieurement : deux ou trois mésaventures pareilles écorchent un homme comme lui de la tête aux pieds.
Non pas que sa sottise lui semble une sottise ; jamais pédant, pris et sifflé en flagrant délit de pédanterie, ne s’avouera qu’il a mérité les sifflets ; au contraire il est convaincu qu’il a parlé en législateur, en philosophe, en moraliste : tant pis pour les esprits bornés et les cœurs gâtés qui ne l’ont pas compris…

Il est l’incorruptible – Vers le culte de la personnalité

Refoulée en dedans, sa vanité endolorie cherche au dedans une pâture ; elle en prend où elle en trouve, je veux dire, dans la régularité stérile de sa modération bourgeoise. Robespierre n’a pas de besoins, comme Danton ; il est sobre ; les sens ne le tourmentent pas ; s’il y cède, c’est tout juste, en rechignant. Rue de Saintonge, à Paris, « pendant sept mois, dit son secrétaire  , je ne lui ai connu qu’une femme, qu’il traitait assez mal,.. Très souvent il lui faisait refuser sa porte » : quand il travaille, il ne faut pas qu’on le dérange, et il est naturellement rangé, laborieux, homme de cabinet, homme d’intérieur, au collège écolier modèle, dans sa province avocat correct, à l’Assemblée député assidu, partout exempt de tentations et incapable d’écarts. – « Irréprochable », voilà le mot que, depuis sa première jeunesse, une voix intérieure lui répète tout bas pour le consoler de son obscurité et de son attente ; il l’a été, il l’est, et il le sera ; il se le dit, il le dit aux autres, et tout d’une pièce, sur ce fondement, son caractère se construit. Ce n’est pas lui qu’on séduira, comme Desmoulins par des dîners, comme Barnave par des caresses, comme Mirabeau et Danton par de l’argent, comme les Girondins par l’attrait insinuant de la politesse ancienne et de la société choisie, comme les Dantonistes par l’appât de la vie large et de la licence complète : il est l’incorruptible. Ce n’est pas lui qu’on arrêtera ou qu’on détournera comme les Feuillants, les Girondins, les Dantonistes, les hommes d’État, les hommes spéciaux, par des considérations d’ordre secondaire, ménagement des intérêts, respect des situations acquises, danger de trop entreprendre à la fois, nécessité de ne pas désorganiser les services et de laisser du jeu aux passions humaines, motifs d’utilité et d’opportunité : il est le champion intransigeant du droit  .« Seul, ou presque seul, je ne me laisse pas corrompre ; seul, ou presque seul, je ne transige pas avec la justice ; et ces deux mérites supérieurs, je les possède tous les deux ensemble au suprême degré. Quelques autres ont peut-être des mœurs mais ils combattent ou trahissent les principes ; quelques autres professent de bouche les principes, mais ils n’ont pas de mœurs. Nul, avec des mœurs, aussi pures, n’est aussi fidèle aux principes ; nul ne joint un culte si rigide de la vérité à une pratique si exacte de la vertu ; je suis l’unique. » — Quoi de plus doux que ce monologue silencieux ? Dès le premier jour, on l’entend en sourdine, dans les adresses de Robespierre au tiers état d’Arras   ; au dernier jour, on l’entend à pleine voix dans son grand discours à la Convention   ; pendant tout l’intervalle, dans chacun de ses écrits, harangues ou rapports, on l’entend qui affleure et perce en exordes, en parenthèses, en péroraisons, et roule à travers les phrases comme une basse continue  . — A force de s’en délecter, il ne peut plus écouter autre chose, et voici justement que les échos du dehors viennent soutenir de leur accompagnement la cantate intérieure qu’il se chante lui-même. Vers la fin de la Constituante, par la retraite ou l’élimination des hommes à peu près capables et compétents, il devient l’un des ténors en vue sur la scène politique, et décidément, aux Jacobins, le ténor en vogue. – « Unique émule du Romain Fabricius », lui écrit la succursale de Marseille ; « immortel défenseur des droits du peuple », lui écrit la jacobinière de Bourges  . Au salon de 1791, il y a deux portraits de lui, l’un avec cette inscription : l’Incorruptible.

On joue au théâtre Molière une pièce de circonstance, où « il foudroie Rohan et Condé de sa logique et de sa vertu ». Sur son chemin, à Bapaume, les patriotes du lieu, les gardes nationaux de passage et les autorités en corps viennent saluer le grand homme. La ville d’Arras illumine pour son arrivée. À la clôture de la Constituante, le peuple l’acclame dans la rue ; on a posé sur sa tête une couronne de chêne, on a voulu traîner son fiacre, on l’a reconduit en triomphe rue Saint-Honoré, chez Duplay, le menuisier qui le loge. Là, dans une de ces familles où la demi-bourgeoisie confine au peuple, parmi des âmes neuves sur lesquelles les idées générales et les tirades oratoires ont toute leur prise, il a trouvé des adorateurs ; on boit ses paroles ; on a pris de lui l’opinion qu’il a de lui-même ; pour tous les gens de la maison, mari, femme et filles, il est le grand patriote, le sage infaillible ; soir et matin, il rend des oracles, il respire un nuage d’encens, il est un dieu en chambre. Pour arriver jusqu’à lui, les croyants font queue dans la cour   ; admis un a un dans le salon, ils se recueillent devant ses portraits au crayon, à l’estompe, au bistre, à l’aquarelle, devant ses petits bustes en terre rouge ou grise ; puis, sur un signe de sa main saisi à travers la porte vitrée, ils pénètrent dans le sanctuaire où il trône, dans le cabinet réservé où son principal buste, accompagné de vers et de devises, le remplace quand il est absent. — Ses fidèles sont à genoux devant lui, et les femmes encore plus que les hommes. Le jour où, devant la Convention, il prononce son apologie, « les passages   sont obstrués de femmes.... il y en a sept ou huit cents dans les tribunes, et deux cents hommes au plus » ; et avec quel transport elles l’applaudissent   ! C’est un prêtre qui a ses dévotes. » Aux Jacobins, quand il débite « son amphigouri », il y a des sanglots d’attendrissement, « des cris, des trépignements à faire crouler la salle   ». Un spectateur demeurant froid, on le regarde, on murmure, il est obligé de s’esquiver, comme un hérétique fourvoyé dans une chapelle au moment de l’office.

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