L’’esprit le plus sain et l’aptitude
politique, un Mandrin politique. Danton acant la Révolution ; portrait moral et
physique ; il a compris le caractère propre et le procédé normal de la
Révolution ; son rôle durant la Révolution, les journées révolutionnaires et
les institutions montagnardes ; le
Tribunal révolutionnaire, le Comité de Salut Public. Trop humain : il ne
sera jamais un bourreau systématique.
NB : l’attitude
relativement indulgente de Taine envers Danton est à mettre en parallèle avec
les conceptions positivistes de Comte et de ses disciples qui en font un des
grands hommes de l(histoire et seront à l’origine de l’érection de sa statue à
Paris, place de l’Odéon. (Pierre Laffitte : « C'est Danton qui a
conçu l'appareil gouvernemental, et cet appareil a sauvé la France. Il a repris
la grande tradition d'unité gouvernementale qui avait servi à constituer la
France…Danton se rattache à la série des grands hommes d'Etat : les Cromwell,
les Louis XI, les Richelieu, il eut la conception empirique de la haute
mécanique sociale »
L’’esprit le plus sain et l’aptitude
politique, un empiriste, un Mandrin politique
Il n’y a rien du fou chez Danton ; au
contraire, non seulement il a l’esprit le plus sain, mais il possède l’aptitude
politique,
et à un degré éminent, à un degré tel, que, de ce côté, nul de ses
collaborateurs ou de ses adversaires n’approche de lui, et que, parmi les
hommes de la Révolution, Mirabeau seul l’a égalé ou surpassé. – C’est un génie
original, spontané, et non, comme la plupart de ses contemporains, un
théoricien raisonneur et scribe ,
c’est-à-dire un fanatique pédant, une créature factice et fabriquée par les
livres, un cheval de meule qui marche avec des œillères et tourne sans issue
dans un cercle fermé. Son libre jugement
n’est point entravé par les préjugés abstraits : il n’apporte point un
contrat social, comme Rousseau, ni un art social, comme Siéyès, des principes
ou des combinaisons de cabinet ; il
s’en est écarté par instinct, peut-être aussi par mépris : il n’en avait pas
besoin, il n’aurait su qu’en faire. Les systèmes sont des béquilles à l’usage
des impotents, et il est valide ; les formules sont des lunettes à l’usage des
myopes, et il a de bons yeux. « Il avait peu lu, peu médité, dit un témoin
lettré et philosophe ; il ne savait
presque rien, et il n’avait l’orgueil de rien deviner ; mais il regardait et
voyait. Sa capacité naturelle, qui était
très grande et qui n’était remplie de rien, se fermait naturellement aux
notions vagues, compliquées et fausses, et s’ouvrait naturellement à toutes les
notions d’expérience dont la vérité était manifeste.... » Partant, « son
coup d’œil sur les hommes et les choses, subit, net, impartial et vrai, avait
la prudence solide et pratique ». Se représenter exactement les volontés
divergentes ou concordantes, superficielles ou profondes, actuelles ou
possibles des différents partis et de vingt-six millions d’âmes, évaluer juste
la grandeur des résistances probables et la grandeur des puissances
disponibles, apercevoir et saisir le moment décisif qui est unique, combiner
les moyens d’exécution, trouver les hommes d’action, mesurer l’effet produit,
prévoir les contre-coups prochains et lointains, ne pas se repentir et ne pas
s’entêter, accepter les crimes à proportion de leur efficacité politique,
louvoyer devant les obstacles trop forts, s’arrêter ou biaiser, même au mépris
des maximes qu’on étale, ne considérer
les choses et les hommes qu’à la façon d’un mécanicien, constructeur d’engins
et calculateur de forces , voilà les
facultés dont il a fait preuve au 10
août, au 2 septembre, pendant la
dictature effective qu’il s’est
arrogée entre le 10 août et le 21 septembre, puis dans la Convention, dans le
premier Comité de Salut public , au 31
mai et au 2 juin : on l’a vu à l’œuvre. Jusqu’au
bout, en dépit de ses partisans, il a tâché de diminuer ou du moins de ne pas
accroître les résistances que le gouvernement devait surmonter. Presque
jusqu’au bout, en dépit de ses adversaires, il a tâché d’accroître ou au moins
de ne pas détruire les puissances que le gouvernement pouvait employer. À
travers les vociférations des clubs qui exigeaient l’extermination des
Prussiens, la capture du roi de Prusse, le renversement de tous les trônes et
le meurtre de Louis XVI, il a négocié la
retraite presque pacifique de Brunswick
, il a travaillé à séparer la
Prusse de la coalition , il a voulu
changer la guerre de propagande en une
guerre d’intérêt, il a fait décréter
par la Convention que « la France ne s’immiscerait en aucune manière
dans le gouvernement des autres puissances », il a obtenu l’alliance de la
Suède, il a posé d’avance les bases du traité de Bâle, il a songé à sauver le
roi . À travers les défiances et les
attaques des Girondins qui veulent le déshonorer et le perdre, il s’obstine à
leur tendre la main, il ne leur déclare
la guerre que parce qu’ils lui refusent la paix
, et il s’efforce de les préserver quand ils sont à terre. – Au
milieu de tant de bavards et d’écrivailleurs dont la logique est verbale ou
dont la fureur est aveugle, qui sont des serinettes à phrases ou des mécaniques
à meurtres, son intelligence, toujours large et souple, va droit aux faits, non
pour les défigurer et les tordre, mais pour s’y soumettre, s’y adapter et les
comprendre. Avec un esprit de cette
qualité, on va loin, n’importe dans quelle voie : reste à choisir la voie.
Mandrin aussi, sous l’ancien régime, fut, dans un genre voisin, un homme
supérieur ; seulement, pour voie, il
avait choisi le grand chemin….
Danton avant la Révolution – portrait physique
et moral
Entre le démagogue
et le brigand, la ressemblance est intime : tous les deux sont des chefs de
bande, et chacun d’eux a besoin d’une occasion pour former sa bande ; pour
former la sienne, Danton avait besoin de la Révolution. – « Sans naissance,
sans protection », sans fortune, trouvant les places prises et « le barreau de
Paris inabordable », reçu avocat après « des efforts », il a longtemps vagué et
attendu sur le pavé ou dans les cafés, comme aujourd’hui ses pareils dans les
brasseries. Au café de l’École, le patron, bonhomme « en petite perruque ronde,
en habit gris, la serviette sous le bras », circulait autour des tables avec un
sourire, et sa fille siégeait au fond comme demoiselle de comptoir . Danton a causé avec elle, et l’a demandée
en mariage ; pour l’obtenir, il a dû se ranger, acheter une charge d’avocat au
Conseil du Roi, trouver dans sa petite ville natale des répondants et des
bâilleurs de fonds . Une fois marié,
logé dans le triste passage du Commerce, « chargé de dettes plus que de causes
», confiné dans une profession sédentaire où l’assiduité, la correction, le ton
modéré, le style décent et la tenue irréprochable étaient de rigueur, confiné
dans un ménage étroit qui, sans le secours d’un louis avancé chaque semaine par
le beau-père limonadier, n’aurait pu joindre les deux bouts, ses goûts larges,
ses besoins alternatifs de fougue et d’indolence, ses appétits de jouissance et
de domination, ses rudes et violents instincts d’expansion, d’initiation et
d’action, se sont révoltés : il est impropre à la routine paisible de nos
carrières civiles ; ce qui lui convient, ce n’est pas la discipline régulière
d’une vieille société qui dure, mais la brutalité tumultueuse d’une société qui
se défait ou d’une société qui se fait. Par
tempérament et par caractère, il est un barbare, et un barbare né pour
commander à ses pareils, comme tel leude du sixième siècle ou tel baron du
dixième. Un colosse à tête de « Tartare » couturée de petite vérole, d’une
laideur tragique et terrible, un masque convulsé de « bouledogue »
grondant , de petits yeux enfoncés sous
les énormes plis d’un front menaçant qui remue, une voix tonnante, des gestes
de combattant, une surabondance et un bouillonnement de sang, de colère et
d’énergie, les débordements d’une force
qui semble illimitée comme celles de la nature, une déclamation effrénée,
pareille aux mugissements d’un taureau, et dont. les éclats portent à
travers les fenêtres fermées jusqu’à cinquante pas dans la rue, des images
démesurées, une emphase sincère, des tressaillements et des cris d’indignation,
de vengeance, de patriotisme, capables
de réveiller les instincts féroces dans l’âme la plus pacifique et les instincts généreux dans l’âme la plus
abrutie, des jurons et des gros mots
, un cynisme, non pas monotone et voulu comme celui d’Hébert, mais
jaillissant, spontané et de source vive, des crudités énormes et dignes de
Rabelais, un fond de sensualité joviale et de bonhomie gouailleuse, des façons
cordiales et familières, un ton de franchise et de camaraderie, bref le dedans
et les dehors les plus propres à capter la confiance et les sympathies d’une
plèbe gauloise et parisienne, tout concourt à composer « sa popularité infuse
et pratique » et à faire de lui « un grand seigneur de la sans-culotterie ». – Avec de telles dispositions pour jouer
un rôle, on est bien tenté de le jouer, sitôt que le théâtre s’ouvre…
Ni au physique, ni
au moral, il n’a de dégoûts : il peut embrasser Marat , fraterniser avec des ivrognes, féliciter
des septembriseurs, répondre en style de cocher aux injures des femmes de la
rue, vivre de pair à compagnon avec des drôles, des voleurs et des repris de
justice, avec Carra, Westermann, Huguenin et Rossignol, avec les scélérats
avérés qu’il expédie dans les départements après le 2 septembre. – « Eh ! f...
croyez-vous donc qu’on enverra des demoiselles ? » – Il faut des boueux pour travailler
dans les boues ; on ne doit pas se boucher le nez quand ils viennent réclamer
leur salaire ; on est tenu de les bien payer, de leur dire un mot
d’encouragement, de leur laisser les coudées franches. Danton consent à faire la part du feu et s’accommode aux vices ; il n’a
pas de scrupules : il laisse gratter et prendre. – Lui-même il a pris,
autant pour donner que pour garder, autant pour soutenir son rôle que pour en
jouir, quitte à dépenser contre la cour l’argent de la cour, probablement avec
un rire intérieur et narquois, avec ce rire qu’on devine chez le paysan en
blouse lorsqu’il vient de duper son propriétaire en redingote, avec ce rire que
les vieux historiens décrivent chez le Franc lorsqu’il empochait l’or romain
pour mieux faire la guerre à Rome…
il a compris le caractère propre et le
procédé normal de la Révolution
Dès l’origine, il a compris le caractère
propre et le procédé normal de la Révolution, c’est-à-dire l’emploi de la
brutalité populaire : en 1788, il figurait déjà dans les
émeutes. Dès l’origine, il a compris l’objet final et l’effet définitif de la
Révolution, c’est-à-dire la dictature de la minorité violente : au lendemain du
14 juillet 1789, il a fondé dans son quartier
une petite république indépendante, agressive et dominatrice, centre de
la faction, asile des enfants perdus, rendez-vous des énergumènes, pandémo¬nium
de tous les cerveaux incendiés et de tous les coquins disponibles, visionnaires
et gens à poigne, harangueurs de gazette ou de carrefour, meurtriers de cabinet
ou de place publique, Camille Desmoulins, Fréron, Hébert, Chaumette, Clootz,
Théroigne, Marat, et, dans cet État plus que jacobin, modèle anticipé de celui
qu’il établira plus tard, il règne, comme il régnera plus tard, président
perpétuel du district, chef du bataillon, orateur du club, machinateur des
coups de main. Là, l’usurpation est de règle : on ne reconnaît aucune autorité
légale ; on brave le roi, les ministres, les juges, l’Assemblée, la
municipalité, le maire, le commandant de la garde nationale. De par la nature
et les principes, on s’est mis au-dessus des lois : le district prend Marat
sous sa protection, place deux sentinelles à sa porte pour le garantir des
poursuites, et résiste en armes à la force armée chargée d’exécuter le mandat
d’arrêt . Bien mieux, au nom de Paris, «
première sentinelle de la nation », on prétend gouverner la France. Danton vient déclarer à l’Assemblée
nationale que les citoyens de Paris sont les représentants naturels des quatre
vingt-trois départements, et la somme, sur leur injonction, de rétracter un
décret rendu .
– Toute la pensée jacobine est là ; avec
son coup d’œil supérieur, Danton l’a pénétrée jusqu’au fond, et l’a proclamée
en termes propres ; à présent, pour l’appliquer grandement , il n’a plus qu’à passer du petit théâtre au
grand, des Cordeliers à la Commune, au ministère, au Comité de Salut public,
et, sur tous ces théâtres, il joue le même rôle avec le même objet et les mêmes
effets. Un despotisme institué par la conquête et maintenu par la crainte, le
despotisme de la plèbe jacobine et parisienne, voilà son but et ses moyens ; c’est lui qui, adaptant les moyens au but
et le but aux moyens, conduit les grandes journées et provoque les mesures
décisives de la Révolution, le 10 août ,
le 2 septembre, le 31 mai, le 2 juin
, le décret qui lève dans chaque
grande ville une armée de sans-culottes salariés « pour tenir les
aristocrates sous « leurs piques », le décret qui, dans chaque commune où les
grains sont chers, taxe les riches pour mettre le prix du pain à la portée des
pauvres , le décret qui alloue aux ouvriers quarante sous par séance pour
assister aux assemblées de section ,
l’institution du Tribunal révolutionnaire
, la proposition « d’ériger le
Comité de Salut public en gouvernement provisoire », la proclamation de la Terreur, l’application du zèle jacobin à des
œuvres effectives, l’emploi des 7 000 délégués des assemblées primaires
renvoyés chez eux pour y devenir les agents du recrutement et de l’armement
universels , les paroles enflammées qui
lancent toute la jeunesse sur la frontière, les motions sensées qui limitent la
levée en masse à la réquisition des hommes de dix-huit à vingt-cinq ans, et qui
mettent fin aux scandaleuses carmagnoles chantées et dansées par la populace
dans la salle même de la Convention . –
Pour édifier la machine, il a déblayé le terrain, fondu le métal, forgé les
grandes pièces, limé des boursouflures, dessiné le moteur central, ajusté les
rouages secondaires, imprimé le premier élan et le branle final, fabriqué la
cuirasse qui protège l’œuvre contre l’étranger et contre les chocs du dehors. La machine est de lui : pourquoi, après
qu’il l’a construite, ne se charge-t-il pas de la manœuvrer ?
Finalement trop humain : il ne sera
jamais un bourreau systématique
C’est que, s’il était capable de la construire, il n’est pas propre à la
manœuvrer. Aux jours de crise, il peut bien donner un coup d’épaule, emporter
les volontés d’une assemblée ou d’une foule, mener de haut et pendant quelques
semaines un comité d’exécution. Mais le travail régulier, assidu, lui répugne ;
il n’est pas fait pour les écritures ,
pour les paperasses et la routine d’une besogne administrative. Homme de police
et de bureau, comme Robespierre et Billaud, lecteur minutieux de rapports
quotidiens, annotateur de listes
mortuaires, professeur d’abstractions décoratives, menteur à froid, inquisiteur
appliqué et convaincu, il ne le sera jamais ; surtout il ne sera jamais
bourreau méthodique. — D’une part, il n’a point sur les yeux le voile gris
de la théorie : il voit les hommes, non
pas à travers le contrat social, comme une somme d’unités arithmétiques , mais tels qu’ils sont en effet,
vivants, souffrants et saignants, surtout ceux qu’il connaît, chacun avec sa
physionomie et son geste. À ce spectacle, les entrailles s’émeuvent quand on a
des entrailles, et il en a ; il a même du cœur, une large et vive sensibilité,
la sensibilité de l’homme de chair et de sang en qui subsistent tous les
instincts primitifs, les bons à côté des mauvais, que la culture n’a point
desséché ni raccorni, qui a pu faire et laisser faire les massacres de
septembre, mais qui ne se résigne pas à pratiquer de ses mains, tous les jours,
à l’aveugle, le meurtre systématique et illimité. Déjà en septembre, « couvrant
sa pitié sous ses rugissements », il a
dérobé ou arraché aux égorgeurs plusieurs vies illustres. Quand la hache
approche des Girondins, il en est « malade de douleur » et de désespoir. « Je
ne pourrai pas les sauver », s’écriait-il, « et de grosses larmes tombaient le
long de son visage ». — D’autre part, il n’a pas sur les yeux le bandeau épais
de l’incapacité et de l’imprévoyance. Il a démêlé le vice intérieur du système,
le suicide inévitable et prochain de la Révolution. « Les Girondins nous ont
forcés de nous jeter dans le sans-culottisme qui les a dévorés, qui nous
dévorera tous, qui se dévorera lui-même
. » — « Laissez faire Robespierre
et Saint-Just ; bientôt il ne restera plus en France qu’une Thébaïde avec une
vingtaine de Trappistes politiques .
» — A la fin, il voit plus clair encore : « A pareil jour, j’ai fait instituer le Tribunal révolutionnaire : j’en
demande pardon à Dieu et aux hommes. – Dans les révolutions, l’autorité
reste aux plus scélérats. – Il vaut mieux être un pauvre pêcheur que de gouverner
les hommes . » – Mais il a prétendu les
gouverner, il a construit le nouvel engin de gouvernement, et, sourde à ses
cris, sa machine opère conformément à la structure et à l’impulsion qu’il lui a
données. Elle est là debout devant lui, la sinistre machine, avec son énorme
roue qui pèse sur la France entière, avec son engrenage de fer dont les dents
multipliées compriment chaque portion de chaque vie, avec son couperet d’acier
qui incessamment tombe et retombe ; son jeu, qui s’accélère, exige chaque jour
une plus large fourniture de vies humaines, et ses fournisseurs sont tenus
d’être aussi insensibles, aussi stupides qu’elle. Danton ne le peut pas, ne le
veut pas. – Il s’écarte, se distrait, jouit, oublie ; il suppose que les coupe-tête en titre
consentiront peut-être à l’oublier ; certainement, ils ne s’attaqueront point à
lui. « Ils n’oseraient ».... « On ne me
touche pas, moi : je suis l’arche. » Au
pis, il aime mieux « être guillotiné que guillotineur ». – Ayant dit ou pensé
cela, il est mûr pour l’échafaud.
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