Démocratie représentative contre
démocratie directe. Comment la démocratie directe mène à l’explosion des clubs
jacobins. Démission et abstention massive de la majorité modérée. Secte et
faction ; une élite qui prétend au monopole du patriotisme , organisation
efficace de prise du pouvoir ; intimidation et violence
Les jacobins : une secte et
une faction
Des hommes ainsi disposés ne peuvent manquer de se rapprocher, de
s’entendre et de s’associer : car ils ont le même dogme, qui est le principe de
la souveraineté du peuple, et le même but, qui est la conquête du pouvoir
politique. Par la communauté du but, ils
sont une faction ; par la communauté du but, ils sont une faction ; par la
communauté du dogme, ils sont une secte, et leur ligue se noue d’autant plus
aisément qu’ils sont à la fois une secte et une faction.
Au commencement, on ne distingue pas leur société dans la multitude des
autres. De toutes parts, après la prise de la Bastille, les associations
politiques ont surgi : il fallait bien suppléer au gouvernement dépossédé ou
défaillant, pourvoir aux plus urgents des besoins publics, s’armer contre les
brigands, s’approvisionner de grains, se garder contre les entreprises
possibles de la cour. Des comités se sont installés aux hôtels de ville ; des
volontaires se sont formés en milices bourgeoises ; des milliers de pouvoirs
locaux presque indépendants se sont substitués au pouvoir central presque
détruit . Pendant six mois, tout le
monde a vaqué aux affaires communes, et chaque particulier, devenu une personne
publique, a porté sa quote-part dans le fardeau du gouvernement : lourd fardeau
en tout temps, plus lourd en temps d’anarchie ; c’est l’avis du plus grand
nombre, mais ce n’est pas l’avis de quelques-uns. Par suite, entre ceux qui
s’en sont chargés, un départ se fait, et deux groupes se forment, l’un gros,
inerte, dissous, l’autre petit, serré, actif, chacun dans sa voie et à l’entrée
de deux voies qui vont en divergeant de plus en plus.
Lassitude, démission, abstention
de la majorité modérée ; démocratie représentative contre démocratie directe
D’un côté sont les hommes ordinaires, les gens occupés et de bon sens, qui
ont un peu de conscience et point trop d’amour-propre. S’ils ont ramassé le pouvoir, c’est qu’il gisait par terre, abandonné
dans la rue ; ils ne le détiennent que provisoirement, car ils ont deviné
d’avance ou découvert très vite qu’ils n’étaient guère propres à cet office ;
c’est un office spécial qui, pour être convenablement rempli, exige une
préparation et une compétence. On ne
devient pas, du jour au lendemain, législateur ou administrateur, et la raison
en est qu’on ne devient pas à l’improviste médecin ni chirurgien. Si
quelque accident m’y oblige, je m’y résignerai, mais à contrecœur ; je
n’exercerai que le moins possible, et seulement pour empêcher mes malades de
s’estropier eux-mêmes ; j’aurais trop peur de les tuer en les opérant, et je
rentrerai au logis sitôt qu’ils voudront bien nommer quelqu’un à ma place . — Pour le choix de cet autre, je serai bien
aise d’avoir mon vote, comme tout le monde, et, entre les candidats, je
désignerai, au mieux de mes lumières, celui qui me paraîtra le plus consciencieux
et le plus habile. Mais une fois nommé et installé, je n’entreprendrai point de
le régenter ; il est chez lui dans son cabinet ; je n’ai pas le droit d’y aller
incessamment pour le mettre sur la sellette, comme un enfant ou un suspect. Il
ne m’appartient pas de lui prescrire ses prescriptions : probablement, il en
sait plus que moi ; en tout cas, pour qu’il ait la tête libre, il ne faut pas
qu’il soit dérangé. Moi non plus, il ne faut pas qu’on me dérange : j’ai mon
bureau et mes écritures, ou ma boutique et mes chalands. À chacun son emploi, et chacun à sa besogne : qui veut faire celle
d’autrui avec la sienne gâte la sienne et celle d’autrui. — Ainsi pensent,
vers le commencement de 1790, la plupart des esprits sains, tous ceux dont la
cervelle n’a pas été brouillée par la manie ambitieuse et raisonnante ;
d’autant plus qu’ils ont six mois de pratique et savent maintenant à quels
dangers, à quels mécomptes, à quels dégoûts l’on s’expose lorsqu’on entreprend
de conduire un peuple surexcité et affamé…
Tous les quatre mois environ, la
machine électorale se remet en branle et appelle le souverain à exercer sa
souveraineté. — C’est beaucoup, et même le souverain trouve tout de
suite que c’est trop : il est insupportable de voter si souvent ; tant de
prérogatives finissent par devenir une corvée dès les premiers mois de 1790, la
majorité s’en dispense, et le chiffre des absents est énorme. À Chartres, en
mai 1790 , sur 1 551 citoyens actifs, il
y en a 1 447 qui ne viennent pas aux assemblées primaires. Pour la nomination du maire et des officiers municipaux, à Besançon,
sur 3 200 électeurs inscrits, on compte 2 141 absents en janvier 1790, et 2 900
au mois de novembre suivant . À
Grenoble, au mois d’août et de novembre de la même année, sur 2 500 inscrits,
on compte plus de 2 000 absents . À
Limoges, sur un nombre à peu près égal d’inscrits, il ne se trouve que 150
votants. À Paris, sur 81 200 électeurs, en août 1790, 67 200 ne votent pas, et,
trois mois plus tard, le nombre des absents est de 71 408 . Ainsi, pour un électeur qui vote, il en est
quatre, six, huit, dix et jusqu’à seize qui s’abstiennent. — Même spectacle
pour l’élection des députés. Aux
assemblées primaires de 1791, à Paris, sur les 81 200 inscrits, plus de 74 000
manquent à l’appel. Dans le Doubs, sur 4 citoyens actifs, 3 ne viennent
pas. Dans tel canton de la Côte-d’Or, à la fin du vote, il ne reste autour du
scrutin qu’un huitième des électeurs, et, aux assemblées secondaires, la
désertion n’est pas moindre. À Paris,
sur 946 électeurs élus, il ne s’en trouve que 200 pour donner leurs suffrages ;
à Rouen, sur 700, il n’y en a que 160, et, au dernier jour du scrutin, 60 seulement.
Bref, « dans tous les départements, dit un orateur à la tribune, sur cinq
électeurs du second degré, à « peine en est-il un qui se soit acquitté de son
mandat ». – Ainsi la majorité donne sa démission, et, par inertie, imprévoyance
et fatigue, par aversion pour le tapage électoral, par manque de préférences
politiques, par dégoût pour tous les candidats qui se présentent, elle se
dérobe à la tâche que la Constitution lui imposait. – Ce n’est pas pour s’en
imposer une autre collatérale, plus pesante et de surcroît, je veux dire le
travail assidu que comporte une nouvelle ligue. Des hommes qui ne trouvent pas
le temps de venir quatre fois par an mettre un bulletin dans une boîte ne
viendront pas trois fois par semaine assister aux séances du club. Bien loin de
s’ingérer dans le gouvernement, ils abdiquent, et ils n’entreprendront point de
le conduire, puisqu’ils refusent de le nommer….
L’explosion et l’organisation des
clubs jacobins ; une élite qui a le monopole du patriotisme
Au moment où tous les groupes
locaux se fondent dans la patrie générale, les sectaires se cantonnent et font
une ligue à part. À Rouen, le 14 juillet 1790, deux chirurgiens, un
imprimeur, l’aumônier de la conciergerie, une veuve israélite et quatre femmes
ou enfants de la maison, en tout huit personnes, s’engagent ensemble par une
association distincte : ce sont des purs, ils ne veulent pas être
confondus dans la foule. Leur patriotisme est de qualité supérieure, et ils
comprennent le pacte social à leur façon
: s’ils jurent la
Constitution, c’est sous réserve des Droits de l’homme, et ils comptent bien,
non seulement maintenir les réformes faites, mais achever la révolution
commencée. – Pendant la Fédération, ils ont accueilli et endoctriné leurs
pareils. Ceux-ci, en quittant la capitale ou les grandes cités, remportent dans
leurs petites villes et dans leurs bourgades des instructions et des directions
: on leur a dit à quoi sert un club, comment on le forme, et, de toutes parts,
des sociétés populaires s’établissent sur le même plan, avec le même but, sous
le même nom. Un mois après, il y en a 60 ; trois mois plus tard, 122 ; en mars
1791, 229 ; en août 1791, près de 400 .
Puis, subitement, leur propagation devient énorme, parce que deux secousses
simultanées éparpillent leurs graines sur tous les terrains. – D’une part, à la
fin de juillet 1791, les hommes modérés, amis de la loi et par qui les clubs
étaient contenus encore, tous les constitutionnels ou feuillants s’en retirent
et les abandonnent à l’exagération ou à la trivialité des motionnaires…D’autre
part, à la même date, les électeurs sont convoqués pour nommer une autre
Assemblée nationale et pour renouveler les autorités locales : ainsi la proie
est en vue, et partout des Sociétés de chasse s’organisent pour la capturer. – Il s’en forme 600 nouvelles en deux mois : à la fin de septembre 1791, on en compte 1
000 ; en juin 1792, 1 200, c’est-à-dire autant que de villes et de bourgades
fermées. Après la chute du trône, sous la panique de l’invasion prussienne
et dans l’anarchie égale à celle de juillet 1789, il y en aura, comme en
juillet 1789, presque autant que de communes, 26 000, dit Rœderer, une dans
tout village qui renferme cinq ou six têtes chaudes, criards ou tape-dur, avec
un plumitif capable de coucher une pétition par écrit.
Dès le mois de novembre 1790 , « il faut, disait un journal très répandu,
que chaque rue d’une ville, que chaque hameau ait son club…
Ayant la force, il en use
En politique comme en religion,
si la foi enfante l’Église, à son tour l’Église nourrit la foi : dans un club comme dans un conventicule, chacun se sent autorisé par
l’unanimité des autres, et toute action ou parole des autres tend à lui prouver
qu’il a raison. D’autant plus qu’un dogme incontesté finit par paraître
incontestable ; or le Jacobin vit dans un cercle étroit et soigneusement fermé
où nulle idée contradictoire n’est admise. Deux cents personnes lui semblent le
public ; leur opinion pèse sur lui sans contrepoids, et hors de leur croyance,
qui est la sienne, toute croyance lui paraît absurde ou même coupable.
D’ailleurs, à ce régime continu de prêches qui sont des flatteries, il a
découvert qu’il est patriote éclairé,
vertueux, et il n’en peut douter, car, avant de l’admettre dans la Société, on
a vérifié son civisme, et il en porte le certificat imprimé dans sa poche. – Il
est donc membre d’une élite, et cette élite, ayant le monopole du patriotisme,
parle haut, fait bande à part, se distingue des simples citoyens par son accent
et ses façons. Dès ses premières séances
, le club de Pontarlier interdit à ses membres les formules de la
politesse ordinaire. « On s’abstiendra de l’usage de se découvrir pour saluer
son semblable ; on évitera soigneusement en parlant de se servir des mots j’ai
l’honneur et autres pareils. »…
A peine institué, partout le club
s’est mis à travailler la populace. Dans plusieurs grandes villes, à Paris,
Lyon, Aix, Bordeaux, il y en a deux, associés
, l’un plus ou moins décent,
parlementaire, « composé en partie des membres des divers corps administratifs,
qui s’occupe plus particulièrement des objets d’une utilité générale », l’autre
actif, pratique, où des raisonneurs de cabaret et des harangueurs de café
endoctrinent les ouvriers, les maraîchers, les petits bourgeois. Le second est
la succursale du premier et lui ramasse, pour les cas urgents, des faiseurs
d’émeute. « Nous sommes parmi le peuple, écrit l’un de ces clubs
subalternes ; nous lui lisons les décrets, nous le prémunissons contre les
productions et les menées aristocratiques par des lectures et par des conseils.
Nous furetons, nous dépistons tous les complots, toutes les manœuvres. Nous
accueillons, nous conseillons tous ceux qui croient avoir à se plaindre ; nous
appuyons leurs réclamations quand elles sont justes ; enfin nous nous chargeons
en quelque sorte des détails. » – Grâce à ces auxiliaires grossiers, mais dont
les poumons et les bras sont vigoureux, le parti prend l’ascendant ; ayant la force, il en use, et, déniant tous
les droits à ses adversaires, il rétablit tous les privilèges à son profit.
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