Important et Magistral, chef d’œuvre
d’historien et d’écrivain : Pour suivre
les exactions des débuts de la Convention, Taine s’imagine dans le bureau du
très distingué et très girondin Ministre de l’ intérieur, Roland, en compagnie de sa femme sans
laquelle il ne faisait rien. Il devait tenir à la fonction, puisque les
Girondins ont déclenché le 10 aôut et les
massacres de septembre pour qu’il retrouve son poste. Voici ce qu’il en fait.
Généralisations des massacres, dragonnades
et pillage des aristocrates. Purge des pisons en province. On refuse au clergé
réfractaire les passeports pour quitter la France alors qu’on l’a condamné à l’expulsion.
NB ce blog et les suivants immédiats sont
la retransmission intégrale du texte de Taine
Sus aux aristocrates : M. de la
Rochefoucauld
Philanthrope dès
sa jeunesse, libéral dès son entrée à la Constituante, président élu du
département de Paris, l’un des patriotes les plus persévérants, les plus
généreux et les plus respectés de la première et de la dernière heure, qui
méritait mieux d’être épargné que M. de la Rochefoucauld ? Arrêté à Gisors par
ordre de la Commune de Paris, il sortait de l’auberge, à pied, conduit par le
commissaire parisien, entouré du conseil municipal, escorté par douze gendarmes
et par cent gardes nationaux ; derrière lui, sa mère, âgée de quatre-vingts
ans, sa femme, suivaient en voiture ; on ne pouvait craindre qu’il ne
s’échappât. Mais contre un suspect la
mort est une précaution plus sûre que la prison, et 300 volontaires de
l’Orne et de la Sarthe, qui sont de passage à Gisors, s’attroupent en criant : « Nous allons avoir sa tête ; rien
ne peut nous en empêcher. » Un coup de pierre atteint M. de la Rochefoucauld à la tempe, il s’affaisse ; son escorte est
enfoncée, on l’achève à coups de sabre et de bâton, et le conseil municipal n’a
que le temps de « faire sauver la voiture qui enferme les femmes ». – Aussi bien, entre les mains des
volontaires, la justice nationale a des brusqueries, des intempérances ou des
retours dont il est prudent de ne pas attendre l’effet. Par exemple, à Cambrai
, une division de gendarmerie à pied, qui vient de quitter la ville, s’aperçoit qu’elle a oublié « de purger la
prison » ; elle revient sur ses pas, prend le concierge, le mène à l’Hôtel
de ville, se fait lire le livre d’écrou, élargit les détenus dont les délits
lui semblent pardonnables, et leur fait délivrer des passeports ; par contre,
elle massacre un ancien procureur du roi sur lequel on a trouvé des adresses
entachées « de principes aristocratiques », puis un lieutenant-colonel peu
populaire et un capitaine suspect. – Si léger et si mal fondé que soit le
soupçon, tant pis pour l’officier sur lequel il tombe. À Charleville , deux voitures
d’armes ayant passé par une porte au lieu d’une autre pour éviter un mauvais
chemin, M. Juchereau, inspecteur de
la manufacture et commandant de la place, est déclaré traître par les
volontaires et la populace, arraché des bras des officiers municipaux, assommé
à coups de crosse, foulé aux pieds, percé de coups. Sa tête, fichée sur une
baïonnette, est promenée dans Charleville,
puis dans Mézières, et jetée dans la
rivière qui sépare les deux villes. Reste le corps que la municipalité ordonne
d’enterrer ; mais il est indigne de sépulture ; les meurtriers s’en emparent et
le lancent à l’eau pour qu’il aille rejoindre sa tête. Cependant la vie des
officiers municipaux ne tient qu’à un fil ; l’un d’eux a été pris au collet, un
autre jeté à bas de son siège, menacé de la lanterne, couché en joue, bourré de
coups de pied ; les jours suivants, on agite le projet « de couper leurs têtes
et de piller leurs maisons ».
Une dragonnade en règle chez tous les
nobles absents ou présents. M. De Gouy d’Arsy
En effet,
quiconque dispose des vies dispose aussi des biens, et Roland n’a qu’à
feuilleter deux ou trois rapports pour voir comment, sous le couvert du
patriotisme, les convoitises brutales se donnent carrière. À Coucy, dans l’Aisne , les paysans de dix-sept paroisses,
assemblés pour fournir leur contingent militaire, se sont rués, avec des
grandes clameurs, sur les deux maisons de M. Desfossez, ancien député de la noblesse à la Constituante ;
c’étaient les deux plus belles de la ville : l’une avait été habitée par Henri
IV. Des officiers municipaux qui veulent intervenir manquent d’être écharpés,
toute la municipalité s’enfuit. M. Desfossez, avec ses deux filles, parvient à
se cacher dans un coin obscur d’une maison voisine, puis dans un petit réduit
prêté par un jardinier humain ; enfin, à grand’peine, il gagne Soissons. De ses
deux maisons « il ne reste plus que les murs. Fenêtres, vitres, portes,
panneaux, tout a été fracassé » ; 20 000 livres d’assignats en portefeuille ont
été déchirées ou volées ; les titres de propriété ont disparu ; on évalue le
dommage à 200 000 francs. Le pillage a duré de sept heures du matin à sept
heures du soir, et, comme toujours, a fini par une kermesse : descendus dans
les caves, les pillards y ont bu « deux muids de vin et deux tonneaux
d’eau-de-vie ; trente ou quarante y sont restés morts ivres, et l’on a eu de la
peine à les en retirer ». Nulle poursuite ou enquête ; le nouveau maire, qui,
au bout d’un mois, se décide à dénoncer le fait, prie le ministre de taire son
nom ; car, dit-il, « dans le conseil général de la commune, les agitateurs ont
provoqué des menaces et des projets affreux contre quiconque serait découvert
vous avoir écrit ».
— Telle est la menace
continue sous laquelle vivent les gentilshommes, même quand ils sont anciens
dans le service de la liberté, et Roland trouve en tête des dossiers les
lettres désespérées, directes et personnelles par lesquelles ils s’adressent à
lui en dernier recours. — Au commencement de 1789, M. de Gouy d’Arsy a le premier
revendiqué par écrit les droits du peuple ; député de la noblesse à la Constituante, il est le premier qui se soit
rallié au tiers état ; quand la minorité libérale de la noblesse est venue
s’asseoir dans la salle des communes, il y siégeait déjà depuis huit jours, et,
pendant trente mois, il a siégé « invariablement du côté gauche ». Maréchal de
camp à l’ancienneté et chargé sous la
Législative de réduire les 6 000 insurgés de Noyon, « il a gardé dix jours,
dans sa poche, les ordres rigoureux dont il était porteur, » il s’est
laissé insulter, il a risqué sa vie « pour épargner celle de ses concitoyens
égarés, il a eu le bonheur de ne pas verser une goutte de sang ». Epuisé par
tant de travaux et d’efforts, presque mourant, renvoyé à la campagne par les
médecins, « il a employé tous ses revenus à soulager la misère, » il a planté
le premier chez lui l’arbre de la Liberté, il a donné pour l’habillement et
l’armement des volontaires, « il a versé, à titre d’imposition, le tiers au
lieu du cinquième de son revenu ». Ses enfants vivent avec lui dans ce domaine
qui est à sa famille depuis quatre siècles, et les paysans du lieu le nomment «
leur père ». Rien de plus pacifique et même de plus méritoire que toute sa
conduite. Mais, étant noble, il est suspect, et un délégué de la Commune de
Paris l’a dénoncé à Compiègne comme ayant chez lui deux canons et 550 fusils.
Aussitôt visite domiciliaire : 800
hommes, infanterie, cavalerie, arrivent en bataille au château d’Arsy. Il
va au-devant, présente ses clefs. Après six heures de perquisition, on trouve
douze fusils de chasse et treize mauvais pistolets dont il a déjà fait
déclaration. Désappointés, les visiteurs grondent, cassent, mangent, boivent et
font un dégât de 2 000 écus ; pourtant,
sur l’insistance de leurs chefs, ils finissent par repartir. Mais M. de Gouy a
60 000 livres de rente ; ce serait autant de gagné pour la nation s’il émigrait
; il faut l’y contraindre en l’expulsant, et d’ailleurs, pendant l’expulsion,
on se garnira les mains.
Huit jours durant,
on raisonne de cela dans le club de Compiègne,
aux cabarets, dans la caserne, et, le neuvième jour, 150 volontaires sortent de
la ville en plein midi, disant qu’ils vont tuer M. de Gouy avec tous les siens.
Lui, averti, s’éloigne avec sa famille, laissant toutes les portes ouvertes.
Pillage général pendant cinq heures ; ils boivent les vins précieux, volent
l’argenterie, exigent des chevaux pour emporter leur butin, et promettent de
revenir bientôt pour avoir la tête du propriétaire. – Effectivement, le
lendemain matin à quatre heures, nouvelle invasion, nouveau pillage, définitif
cette fois ; à travers les coups de fusil, les domestiques se sauvent, et M. de
Gouy, sur la requête du village dont on dévaste les vignes, est obligé de
quitter le pays . – Inutile d’achever le
dossier. Chez M. de Saint-Maurice à
Houdainville, chez le duc de Bourbon à Nointel, chez le prince de Condé à
Chantilly, chez M. de Fitz-James et ailleurs, un certain Gauthier, « commandant
du détachement de Paris en perquisition et chargé des pouvoirs du comité de
surveillance, » opère sa tournée
patriotique, et Roland sait d’avance en quoi elle consiste : c’est une dragonnade en règle chez tous
les nobles absents ou présents .
Le clergé, gibier de prédilection
Pourtant il est un
gibier de prédilection, le clergé, encore plus pourchassé que les nobles, et
Roland, chargé de pourvoir au maintien de l’ordre public, se demande comment il
pourra protéger la liberté et la vie des prêtres inoffensifs qui lui sont
recommandés par la loi. – À Troyes, chez M. Fardeau, ancien curé non
conformiste, on a découvert un autel garni de ses vases sacrés, et M. Fardeau,
arrêté, a refusé de prêter le serment civique ; arraché de prison et sommé de
crier Vive la nation ! il a refusé encore. Là-dessus, un volontaire, empruntant
une hache chez un boulanger, lui a tranché la tête, et cette tête, lavée dans
la rivière, a été portée à l’Hôtel de ville
. – À Meaux, une brigade de gendarmerie parisienne a
égorgé sept prêtres, et, par surcroît, six détenus de droit commun . – A Reims,
les volontaires parisiens ont expédié d’abord le directeur de la poste et son
commis, tous deux suspects parce qu’on a vu sortir de leur cheminée une fumée
de papiers brûlés, puis M. de Montrosier, vieil officier démissionnaire : c’est
leur ouverture de chasse. Ensuite, à coups de pique et de sabre, ils se lancent
sur deux chanoines que leurs rabatteurs ont ramenés de la campagne, puis sur
deux autres prêtres, puis sur l’ancien curé de Saint-Jean, puis sur le vieux
curé de Rilly ; les cadavres sont
dépecés, promenés par morceaux dans la ville, brûlés dans un brasier ; l’un des
prêtres blessés, l’abbé Alexandre, y est jeté encore vivant . – Roland reconnaît les septembriseurs qui,
montrant leurs piques encore sanglantes, sont venus dans son propre hôtel
réclamer leur salaire ; là où la bande passe, elle annonce, « au nom du peuple
», qu’elle a « pleins pouvoirs pour propager sur toute sa route l’exemple de la
capitale ». Or 40 000 prêtres
insermentés sont, par le décret du 26 août, condamnés à quitter leur
département sous huit jours, et la France sous quinze jours : les
laissera-t-on partir ? Il y en a 8 000 à Rouen qui nolisent des gabares pour
obéir au décret, et la populace ameutée des deux côtés de la Seine retient
leurs navires. Roland voit par les dépêches qu’à Rouen et ailleurs ils se présentent en foule aux
municipalités pour obtenir des passeports
, mais que souvent on leur en refuse ; bien mieux, à Troyes, à Meaux, à Lyon, à Dôle et dans
quantité d’autres villes, on fait comme à Paris, on les interne ou on les
emprisonne, au moins provisoirement, « de peur qu’ils n’aillent se
rassembler sous l’aigle germanique » ; en sorte que, devenus rebelles malgré
eux et déclarés traîtres, ils restent parqués sous le couteau. Comme
l’exportation du numéraire est interdite, ceux qui se sont procuré des
laissez-passer sont volés de tout leur argent à la frontière, et les autres,
qui fuient à tout hasard, traqués comme des sangliers ou tirés comme des
lièvres, doivent s’échapper, comme l’évêque de Barrai, à travers les
baïonnettes, ou, comme l’abbé Guillon, à travers les sabres, quand ils ne sont
pas abattus, comme l’abbé Pescheur, à coups de fusil .
La nuit s’avance,
les dossiers sont trop nombreux et trop gros, Roland voit que, sur quatre-vingt-trois,
il n’en pourra guère feuilleter que cinquante ; il faut se hâter, et de l’Est
ses yeux redescendent vers le Midi…
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