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jeudi 17 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_73_ Dans le bureau de Roland_2

Important et Magistral, chef d’œuvre d’historien et d’écrivain  : Pour suivre les exactions des débuts de la Convention, Taine s’imagine dans le bureau du très distingué et très girondin Ministre de l’ intérieur,  Roland, en compagnie de sa femme sans laquelle il ne faisait rien. Il devait tenir à la fonction, puisque les Girondins ont déclenché le 10  aôut et les massacres de septembre pour qu’il retrouve son poste. Voici ce qu’il en fait.
Généralisations des massacres, dragonnades et pillage des aristocrates. Purge des pisons en province. On refuse au clergé réfractaire les passeports pour quitter la France alors qu’on l’a condamné à l’expulsion.

NB ce blog et les suivants immédiats sont la retransmission intégrale du texte de Taine

Sus aux aristocrates : M. de la Rochefoucauld

Philanthrope dès sa jeunesse, libéral dès son entrée à la Constituante, président élu du département de Paris, l’un des patriotes les plus persévérants, les plus généreux et les plus respectés de la première et de la dernière heure, qui méritait mieux d’être épargné que M. de la Rochefoucauld ? Arrêté à Gisors par ordre de la Commune de Paris, il sortait de l’auberge, à pied, conduit par le commissaire parisien, entouré du conseil municipal, escorté par douze gendarmes et par cent gardes nationaux ; derrière lui, sa mère, âgée de quatre-vingts ans, sa femme, suivaient en voiture ; on ne pouvait craindre qu’il ne s’échappât. Mais contre un suspect la mort est une précaution plus sûre que la prison, et 300 volontaires de l’Orne et de la Sarthe, qui sont de passage à Gisors, s’attroupent en criant : « Nous allons avoir sa tête ; rien ne peut nous en empêcher. » Un coup de pierre atteint M. de la Rochefoucauld à la tempe, il s’affaisse ; son escorte est enfoncée, on l’achève à coups de sabre et de bâton, et le conseil municipal n’a que le temps de « faire sauver la voiture qui enferme les femmes   ». – Aussi bien, entre les mains des volontaires, la justice nationale a des brusqueries, des intempérances ou des retours dont il est prudent de ne pas attendre l’effet. Par exemple, à Cambrai  , une division de gendarmerie à pied, qui vient de quitter la ville, s’aperçoit qu’elle a oublié « de purger la prison » ; elle revient sur ses pas, prend le concierge, le mène à l’Hôtel de ville, se fait lire le livre d’écrou, élargit les détenus dont les délits lui semblent pardonnables, et leur fait délivrer des passeports ; par contre, elle massacre un ancien procureur du roi sur lequel on a trouvé des adresses entachées « de principes aristocratiques », puis un lieutenant-colonel peu populaire et un capitaine suspect. – Si léger et si mal fondé que soit le soupçon, tant pis pour l’officier sur lequel il tombe. À Charleville  , deux voitures d’armes ayant passé par une porte au lieu d’une autre pour éviter un mauvais chemin, M. Juchereau, inspecteur de la manufacture et commandant de la place, est déclaré traître par les volontaires et la populace, arraché des bras des officiers municipaux, assommé à coups de crosse, foulé aux pieds, percé de coups. Sa tête, fichée sur une baïonnette, est promenée dans Charleville, puis dans Mézières, et jetée dans la rivière qui sépare les deux villes. Reste le corps que la municipalité ordonne d’enterrer ; mais il est indigne de sépulture ; les meurtriers s’en emparent et le lancent à l’eau pour qu’il aille rejoindre sa tête. Cependant la vie des officiers municipaux ne tient qu’à un fil ; l’un d’eux a été pris au collet, un autre jeté à bas de son siège, menacé de la lanterne, couché en joue, bourré de coups de pied ; les jours suivants, on agite le projet « de couper leurs têtes et de piller leurs maisons ».

Une dragonnade en règle chez tous les nobles absents ou présents. M. De Gouy d’Arsy  

En effet, quiconque dispose des vies dispose aussi des biens, et Roland n’a qu’à feuilleter deux ou trois rapports pour voir comment, sous le couvert du patriotisme, les convoitises brutales se donnent carrière. À Coucy, dans l’Aisne  , les paysans de dix-sept paroisses, assemblés pour fournir leur contingent militaire, se sont rués, avec des grandes clameurs, sur les deux maisons de M. Desfossez, ancien député de la noblesse à la Constituante ; c’étaient les deux plus belles de la ville : l’une avait été habitée par Henri IV. Des officiers municipaux qui veulent intervenir manquent d’être écharpés, toute la municipalité s’enfuit. M. Desfossez, avec ses deux filles, parvient à se cacher dans un coin obscur d’une maison voisine, puis dans un petit réduit prêté par un jardinier humain ; enfin, à grand’peine, il gagne Soissons. De ses deux maisons « il ne reste plus que les murs. Fenêtres, vitres, portes, panneaux, tout a été fracassé » ; 20 000 livres d’assignats en portefeuille ont été déchirées ou volées ; les titres de propriété ont disparu ; on évalue le dommage à 200 000 francs. Le pillage a duré de sept heures du matin à sept heures du soir, et, comme toujours, a fini par une kermesse : descendus dans les caves, les pillards y ont bu « deux muids de vin et deux tonneaux d’eau-de-vie ; trente ou quarante y sont restés morts ivres, et l’on a eu de la peine à les en retirer ». Nulle poursuite ou enquête ; le nouveau maire, qui, au bout d’un mois, se décide à dénoncer le fait, prie le ministre de taire son nom ; car, dit-il, « dans le conseil général de la commune, les agitateurs ont provoqué des menaces et des projets affreux contre quiconque serait découvert vous avoir écrit   ».
— Telle est la menace continue sous laquelle vivent les gentilshommes, même quand ils sont anciens dans le service de la liberté, et Roland trouve en tête des dossiers les lettres désespérées, directes et personnelles par lesquelles ils s’adressent à lui en dernier recours. — Au commencement de 1789, M. de Gouy d’Arsy   a le premier revendiqué par écrit les droits du peuple ; député de la noblesse à la Constituante, il est le premier qui se soit rallié au tiers état ; quand la minorité libérale de la noblesse est venue s’asseoir dans la salle des communes, il y siégeait déjà depuis huit jours, et, pendant trente mois, il a siégé « invariablement du côté gauche ». Maréchal de camp à l’ancienneté et chargé sous la Législative de réduire les 6 000 insurgés de Noyon, « il a gardé dix jours, dans sa poche, les ordres rigoureux dont il était porteur, » il s’est laissé insulter, il a risqué sa vie « pour épargner celle de ses concitoyens égarés, il a eu le bonheur de ne pas verser une goutte de sang ». Epuisé par tant de travaux et d’efforts, presque mourant, renvoyé à la campagne par les médecins, « il a employé tous ses revenus à soulager la misère, » il a planté le premier chez lui l’arbre de la Liberté, il a donné pour l’habillement et l’armement des volontaires, « il a versé, à titre d’imposition, le tiers au lieu du cinquième de son revenu ». Ses enfants vivent avec lui dans ce domaine qui est à sa famille depuis quatre siècles, et les paysans du lieu le nomment « leur père ». Rien de plus pacifique et même de plus méritoire que toute sa conduite. Mais, étant noble, il est suspect, et un délégué de la Commune de Paris l’a dénoncé à Compiègne comme ayant chez lui deux canons et 550 fusils. Aussitôt visite domiciliaire : 800 hommes, infanterie, cavalerie, arrivent en bataille au château d’Arsy. Il va au-devant, présente ses clefs. Après six heures de perquisition, on trouve douze fusils de chasse et treize mauvais pistolets dont il a déjà fait déclaration. Désappointés, les visiteurs grondent, cassent, mangent, boivent et font un dégât de 2 000 écus   ; pourtant, sur l’insistance de leurs chefs, ils finissent par repartir. Mais M. de Gouy a 60 000 livres de rente ; ce serait autant de gagné pour la nation s’il émigrait ; il faut l’y contraindre en l’expulsant, et d’ailleurs, pendant l’expulsion, on se garnira les mains.
Huit jours durant, on raisonne de cela dans le club de Compiègne, aux cabarets, dans la caserne, et, le neuvième jour, 150 volontaires sortent de la ville en plein midi, disant qu’ils vont tuer M. de Gouy avec tous les siens. Lui, averti, s’éloigne avec sa famille, laissant toutes les portes ouvertes. Pillage général pendant cinq heures ; ils boivent les vins précieux, volent l’argenterie, exigent des chevaux pour emporter leur butin, et promettent de revenir bientôt pour avoir la tête du propriétaire. – Effectivement, le lendemain matin à quatre heures, nouvelle invasion, nouveau pillage, définitif cette fois ; à travers les coups de fusil, les domestiques se sauvent, et M. de Gouy, sur la requête du village dont on dévaste les vignes, est obligé de quitter le pays  . – Inutile d’achever le dossier. Chez M. de Saint-Maurice à Houdainville, chez le duc de Bourbon à Nointel, chez le prince de Condé à Chantilly, chez M. de Fitz-James et ailleurs, un certain Gauthier, « commandant du détachement de Paris en perquisition et chargé des pouvoirs du comité de surveillance, » opère sa tournée patriotique, et Roland sait d’avance en quoi elle consiste : c’est une dragonnade en règle chez tous les nobles absents ou présents  .

Le clergé, gibier de prédilection

Pourtant il est un gibier de prédilection, le clergé, encore plus pourchassé que les nobles, et Roland, chargé de pourvoir au maintien de l’ordre public, se demande comment il pourra protéger la liberté et la vie des prêtres inoffensifs qui lui sont recommandés par la loi. – À Troyes, chez M. Fardeau, ancien curé non conformiste, on a découvert un autel garni de ses vases sacrés, et M. Fardeau, arrêté, a refusé de prêter le serment civique ; arraché de prison et sommé de crier Vive la nation ! il a refusé encore. Là-dessus, un volontaire, empruntant une hache chez un boulanger, lui a tranché la tête, et cette tête, lavée dans la rivière, a été portée à l’Hôtel de ville  . – À Meaux, une brigade de gendarmerie parisienne a égorgé sept prêtres, et, par surcroît, six détenus de droit commun  . – A Reims, les volontaires parisiens ont expédié d’abord le directeur de la poste et son commis, tous deux suspects parce qu’on a vu sortir de leur cheminée une fumée de papiers brûlés, puis M. de Montrosier, vieil officier démissionnaire : c’est leur ouverture de chasse. Ensuite, à coups de pique et de sabre, ils se lancent sur deux chanoines que leurs rabatteurs ont ramenés de la campagne, puis sur deux autres prêtres, puis sur l’ancien curé de Saint-Jean, puis sur le vieux curé de Rilly ; les cadavres sont dépecés, promenés par morceaux dans la ville, brûlés dans un brasier ; l’un des prêtres blessés, l’abbé Alexandre, y est jeté encore vivant  . – Roland reconnaît les septembriseurs qui, montrant leurs piques encore sanglantes, sont venus dans son propre hôtel réclamer leur salaire ; là où la bande passe, elle annonce, « au nom du peuple », qu’elle a « pleins pouvoirs pour propager sur toute sa route l’exemple de la capitale ». Or 40 000 prêtres insermentés sont, par le décret du 26 août, condamnés à quitter leur département sous huit jours, et la France sous quinze jours : les laissera-t-on partir ? Il y en a 8 000 à Rouen qui nolisent des gabares pour obéir au décret, et la populace ameutée des deux côtés de la Seine retient leurs navires. Roland voit par les dépêches qu’à Rouen et ailleurs ils se présentent en foule aux municipalités pour obtenir des passeports  , mais que souvent on leur en refuse ; bien mieux, à Troyes, à Meaux, à Lyon, à Dôle et dans quantité d’autres villes, on fait comme à Paris, on les interne ou on les emprisonne, au moins provisoirement, « de peur qu’ils n’aillent se rassembler sous l’aigle germanique » ; en sorte que, devenus rebelles malgré eux et déclarés traîtres, ils restent parqués sous le couteau. Comme l’exportation du numéraire est interdite, ceux qui se sont procuré des laissez-passer sont volés de tout leur argent à la frontière, et les autres, qui fuient à tout hasard, traqués comme des sangliers ou tirés comme des lièvres, doivent s’échapper, comme l’évêque de Barrai, à travers les baïonnettes, ou, comme l’abbé Guillon, à travers les sabres, quand ils ne sont pas abattus, comme l’abbé Pescheur, à coups de fusil  .


La nuit s’avance, les dossiers sont trop nombreux et trop gros, Roland voit que, sur quatre-vingt-trois, il n’en pourra guère feuilleter que cinquante ; il faut se hâter, et de l’Est ses yeux redescendent vers le Midi…

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