On est hors de la loi quand on est
hors de la secte ; rien de plus hautain, de plus arrogant que ce ton qui
finit par devenir un jargon ; un théologien qui deviendrait inquisiteur ;
Le Jacobin a canonisé ses meurtres et maintenant c’est par philanthropie qu’il
tue. Les déclassés,
les instables, les profiteurs ; la couche inférieure de la bourgeoisie et la
couche supérieure du peuple
C’est nous, les cinq ou six mille
Jacobins de Paris, qui sommes le monarque légitime ; On est hors de la loi
quand on est hors de la secte.
Mais je le suis bien plus (ND
citoyen) que pour ma quote-part si j’adhère à la doctrine. Car cette royauté qu’elle me décerne, elle ne la confère qu’à ceux qui, comme moi, signent le contrat social
tout entier ; tous les autres, par cela seul qu’ils en ont rejeté quelque
clause, encourent la déchéance ; on n’est pas admis aux bénéfices d’un
pacte, lorsqu’on en répudie les conditions. – Bien mieux, comme celui-ci,
institué par le droit naturel, est obligatoire, quiconque le rejette ou s’en
retire est, par cela même, un scélérat, un malfaiteur public, un ennemi du
peuple. Jadis il y avait des crimes de lèse-majesté royale ; maintenant il y a
des crimes de lèse-majesté populaire, et on les commet lorsque, par action,
parole ou pensée, on dénie ou l’on conteste au peuple une parcelle quelconque
de l’autorité plus que royale qui lui appartient. Ainsi le dogme qui proclame
la souveraineté du peuple aboutit en fait à la dictature de quelques-uns et à
la proscription des autres. On est hors
de la loi quand on est hors de la secte. C’est nous, les cinq ou six mille
Jacobins de Paris, qui sommes le monarque légitime, le pontife infaillible,
et malheur aux récalcitrants ou aux tièdes, gouvernement, particuliers, clergé,
noblesse, riches, négociants, indifférents, qui, par la persistance de leur
opposition ou par l’incertitude de leur obéissance, oseront révoquer en doute
notre indubitable droit !
Avocat, procureur, chirurgien, journaliste, curé, artiste ou lettré de
troisième et quatrième ordre, le Jacobin ressemble à un pâtre qui, tout d’un
coup, dans un recoin de sa chaumière, découvrirait des parchemins qui
l’appellent à la couronne. Quel contraste entre la mesquinerie de son état et
l’importance dont l’investit la théorie ! Comme il embrasse avec amour un dogme
qui le relève si haut à ses propres yeux ! Il
lit et relit assidûment la Déclaration des droits, la Constitution, tous les
papiers officiels qui lui confèrent ses glorieuses prérogatives ; il s’en remplit
l’imagination , et tout de suite il
prend le ton qui convient à sa nouvelle dignité. – Rien de plus hautain, de plus arrogant que ce ton. Dès l’origine,
il éclate dans les harangues des clubs et dans les pétitions à l’Assemblée
constituante. Loustalot, Fréron, Danton,
Marat, Robespierre, Saint-Just ne quittent jamais le style autoritaire :
c’est celui de la secte, et il finit par
devenir un jargon à l’usage de ses derniers valets. Politesse ou tolérance,
tout ce qui ressemble à des égards ou à du respect pour autrui est exclu de
leurs paroles comme de leurs actes : l’orgueil usurpateur et tyrannique s’est
fait une langue à son image, et l’on voit non seulement les premiers acteurs,
mais encore les simples comparses trôner sur leur estrade de grands mots…
Pareil à un théologien qui
deviendrait inquisiteur
Des Girondins aux Montagnards,
l’infatuation va croissant. Simple particulier, à
vingt-quatre ans Saint-Just est déjà furieux d’ambition rentrée. « Je crois avoir épuisé, dit Marat, toutes
les combinaisons de l’esprit humain sur la morale, la philosophie et la
politique. » D’un bout à l’autre de la Révolution, Robespierre sera
toujours, aux yeux de Robespierre, l’unique, le seul pur, l’infaillible,
l’impeccable ; jamais homme n’a tenu si droit et si constamment sous son nez
l’encensoir qu’il bourrait de ses propres louanges. – A ce degré, l’orgueil
peut boire la théorie jusqu’au fond, si répugnante qu’en soit la lie, si
mortels qu’en soient les effets sur ceux-là mêmes qui en bravent la nausée pour
en avaler le poison. Car, puisqu’il est
la vertu, on ne peut lui résister sans crime. Interprétée par lui, la
théorie divise les Français en deux groupes : d’un côté, les aristocrates, les
fanatiques, les égoïstes, les hommes corrompus, bref les mauvais citoyens ; de
l’autre côté, les patriotes, les philosophes, les hommes vertueux, c’est-à-dire
les gens de la secte . Grâce à cette réduction, le vaste monde moral et social
qu’elle manipule se trouve défini, exprimé, représenté par une antithèse toute
faite. Rien de plus clair à présent que l’objet du gouvernement : il s’agit de soumettre les méchants aux
bons, ou, ce qui est plus court, de supprimer les méchants ; à cet effet, employons
largement la confiscation, l’emprisonnement, la déportation, la noyade et la
guillotine. Contre des traîtres, tout est permis et méritoire ; le Jacobin a canonisé ses meurtres et
maintenant c’est par philanthropie qu’il tue.
— Ainsi s’achève ce caractère,
pareil à celui d’un théologien qui deviendrait inquisiteur. Des contrastes
extraordinaires s’assemblent pour le former : c’est un fou qui a de la logique,
et un monstre qui se croit de la conscience. Sous l’obsession de son dogme et de son orgueil, il a contracté deux
difformités, l’une de l’esprit, l’autre du cœur : il a perdu le sens
commun, et il a perverti en lui le sens moral. À force de contempler ses
formules abstraites, il a fini par ne plus voir les hommes réels ; à force de
s’admirer lui-même, il a fini par ne plus apercevoir dans ses adversaires et
même dans ses rivaux que des scélérats dignes du supplice. Sur cette pente,
rien ne peut l’arrêter ; car, en qualifiant les choses à l’inverse de ce
qu’elles sont, il a faussé en lui-même les précieuses notions qui nous ramènent
à la vérité et à la justice. Aucune
lumière n’arrive plus aux yeux qui prennent leur aveuglement pour de la
clairvoyance ; aucun remords n’atteint plus l’âme qui érige sa barbarie en
patriotisme et se fait des devoirs de ses attentats…
Sociologie du Jacobin
Des caractères comme celui-ci se
rencontrent dans toutes les classes : il n’y a point de condition ni d’état qui
soit un préservatif contre l’utopie absurde ou contre l’ambition folle, et l’on trouvera parmi les Jacobins des Barras et des Châteauneuf-Randon,
deux nobles de la plus vieille race ; un Condorcet, marquis, mathématicien,
philosophe et membre des deux plus illustres Académies ; un Gobel, évêque de Lydda
et suffragant de l’évêque de Bâle ; un Hérault de Séchelles, protégé de la
reine et avocat général au Parlement de Paris ; un Le Peletier de
Saint-Fargeau, président à mortier, et l’un des plus riches propriétaires de
France ; un Charles de Hesse, maréchal de camp, né dans une maison régnante ;
enfin un prince du sang, le quatrième personnage du royaume, le duc d’Orléans.
- Mais, sauf ces rares déserteurs, ni l’aristocratie héréditaire, ni la haute
magistrature, ni la grande bourgeoisie, ni les propriétaires résidants, ni les
chefs de l’industrie, du négoce ou de l’administration, ni en général les
hommes qui sont ou méritent d’être des autorités sociales, ne fournissent des
recrues au parti : ils ont trop d’intérêt dans l’édifice, même ébranlé, pour
souhaiter qu’on le démolisse de fond en comble, et, si courte que soit leur
expérience politique, ils en savent assez pour comprendre très vite qu’avec un
plan tracé sur le papier d’après un théorème de géométrie enfantine, on ne
bâtit pas une maison habitable. – D’autre part, dans la dernière classe, dans
la grosse masse populaire et rurale, la théorie, à moins de se transformer en
légende, n’obtient pas même des auditeurs. Pour les métayers, fermiers, petits
cultivateurs attachés à leur glèbe, pour les paysans et manœuvres dont la
pensée, engourdie par le travail machinal, ne dépasse pas un horizon de village
et n’est remplie que par les préoccupations du pain quotidien, toute doctrine
abstraite est inintelligible. S’ils écoutent les dogmes du catéchisme nouveau,
c’est comme ceux du catéchisme ancien, sans les entendre ; chez eux, l’organe
mental qui saisit les abstractions n’est pas formé. Qu’on les amène au club,
ils y dormiront ; pour les réveiller, il faudra leur annoncer le rétablissement
de la dîme et des droits féodaux ; on ne pourra tirer d’eux qu’un coup de main,
une jacquerie ; et plus tard, quand on
voudra prendre ou taxer leurs grains, on les trouvera aussi récalcitrants sous
la République que sous le Roi.
C’est ailleurs que la théorie
fait des adeptes, entre les deux extrêmes, dans la couche inférieure de la
bourgeoisie et dans la couche supérieure du peuple. Encore, de ces deux groupes juxtaposés et qui se continuent l’un dans
l’autre, faut-il retrancher les hommes qui, ayant pris racine dans leur
profession ou dans leur métier, n’ont plus de loisir ni d’attention à donner
aux affaires publiques ; ceux qui ont gagné un bon rang dans la hiérarchie et
ne veulent pas risquer leur place acquise ; presque tous les gens établis,
rangés, mariés, d’âge mûr et de sens rassis, auxquels la pratique de la vie a
enseigné la défiance de soi et de toute théorie. En tout temps, l’outrecuidance
est moyenne dans la moyenne humaine, et, sur la plupart des hommes, les idées
spéculatives n’ont qu’une prise superficielle, passagère et faible. D’ailleurs,
dans cette société qui, depuis plusieurs siècles, se compose d’administrés,
l’esprit héréditaire est bourgeois, c’est-à-dire discipliné, ami de l’ordre,
paisible et même timide. – Reste une minorité, une très petite minorité , novatrice et remuante : d’une part, les
gens mal attachés à leur métier ou à leur profession parce qu’ils n’y ont qu’un
rang secondaire ou subalterne , les
débutants qui n’y sont pas encore engagés, les aspirants qui n’y sont pas
encore entrés ; d’autre part, les hommes
instables par caractère, tous ceux qui ont été déracinés par le bouleversement
universel, dans l’Église par l’évacuation des couvents et par le schisme, dans
la judicature, dans l’administration, dans les finances, dans l’armée, dans les
diverses carrières privées ou publiques, par le remaniement des institutions,
par la nouveauté des débouchés, par le déplacement de la clientèle et du
patronage. De cette façon, nombre de gens qui, en temps ordinaire, seraient
restés sédentaires dans leur état, deviennent nomades et extravaguent en
politique. — Au premier plan, on trouve
ceux que l’éducation classique a mis en état d’entendre un principe abstrait et
d’en déduire les conséquences, mais qui, dépourvus de préparation spéciale,
enfermés dans le cercle étroit de leur besogne locale, sont incapables de se figurer exactement une grande société complexe et
les conditions par lesquelles elle vit ; leur talent consiste à faire un
discours, un article de journal, une brochure, un rapport, en style plus ou
moins emphatique et dogmatique ; le genre admis, quelques-uns, bien doués, y
seront éloquents : rien de plus. De ce nombre sont les avocats, notaires,
huissiers, anciens petits juges et procureurs de province qui fournissent les
premiers rôles et les deux tiers des membres de la Législative et de la
Convention ; des chirurgiens ou médecins de petite ville, comme Bô, Levasseur
et Baudot ; des littérateurs de second ou de troisième ordre, comme Barère,
Louvet, Garat, Manuel et Ronsin ; des professeurs de collège, comme Louchet et
Romme ; des instituteurs, comme Léonard Bourbon ; des journalistes, comme
Brissot, Desmoulins et Fréron ; des comédiens, comme Collot d’Herbois ; des
artistes, comme Sergent ; des oratoriens, comme Fouché ; des capucins, comme
Chabot ; des prêtres plus ou moins défroqués, comme Lebon, Chasles, Lakanal et
Grégoire ; des étudiants à peine sortis des écoles, comme Saint-Just, Monet de
Strasbourg, Rousselin de Saint-Albin et Jullien de la Drôme ; bref, des esprits mal cultivés, mal ensemencés,
sur lesquels la théorie n’a qu’à tomber pour étouffer les bonnes graines et
végéter comme une ortie. Joignez-y les charlatans et les aventuriers de
l’esprit, les cerveaux malsains, les illuminés de toute espèce, depuis Fauchet
et Clootz jusqu’à Châlier ou Marat, et toute cette tourbe de déclassés
besogneux et bavards qui promènent leurs idées creuses et leurs prétentions
déçues sur le pavé des grandes villes. — Au
second plan sont les hommes qu’une première ébauche d’éducation a mis en état
d’entendre mal un principe abstrait et d’en mal déduire les conséquences, mais
en qui l’instinct dégrossi supplée aux défaillances du raisonnement grossier
: à travers la théorie, leur cupidité,
leur envie, leur rancune devine une pâture, et le dogme jacobin leur est
d’autant plus cher que, sous ses brouillards, leur imagination loge un trésor
sans fond. Ils peuvent écouter sans dormir une harangue de club et applaudir
juste aux tirades, faire une motion dans un jardin public et crier dans les
tribunes, écrire un procès-verbal d’arrestation, rédiger un ordre du jour de
garde nationale, prêter à qui de droit leurs poumons, leurs bras et leurs
sabres ; mais leur capacité s’arrête là. De
ce groupe sont des commis, comme Hébert et Henriot, des clercs, comme Vincent
et Chaumette, des bouchers, comme Legendre, des maîtres de poste, comme
Drouet, des maîtres menuisiers, comme Duplay, des maîtres d’école, comme ce
Buchot qu’on fit ministre, et quantité d’autres, leurs pareils, ayant l’usage
de l’écriture, quelques vagues notions d’orthographe et de l’aptitude pour la
parole , sous-maîtres, sous-officiers,
anciens moines mendiants, colporteurs, aubergistes, détaillants, forts de la
Halle , ouvriers des villes, depuis
Gonchon, l’orateur du faubourg Saint-Antoine, jusqu’à Simon, le savetier du
Temple, et Trinchard, le juré du tribunal révolutionnaire, jusqu’aux épiciers,
tailleurs, cordonniers, marchands de vin, garçons coiffeurs et autres
boutiquiers ou artisans en chambre qui, de leurs propres mains, travailleront
aux massacres de septembre. Ajoutez-y la
queue fangeuse de toute insurrection ou dictature populaire, les bêtes de
proie, comme Jourdan d’Avignon et Fournier l’Américain…,les bandits
amnistiés, et tout ce gibier de police à qui le manque de police laisse les
coudées franches, les traîneurs de rue, tant de vagabonds rebelles à la
subordination et au travail, qui, au milieu de la civilisation, gardent les
instincts de la vie sauvage, et allèguent la souveraineté du peuple pour
assouvir leurs appétits natifs de licence, de paresse et de férocité. – Ainsi
se recrute le parti, par un racolage qui glane des sujets dans tous les états,
mais qui les moissonne à poignées dans les deux groupes où le dogmatisme et la
présomption sont choses naturelles
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Commentaires
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.