Ou comment à force d’abstraction,
l’esprit classique se trouve inapte à décrire la réalité et ne produit qu’une
raison qui tourne à vide, des abstractions creuses. Différences entre les
littératures anglaises et françaises. Jamais de faits, rien que des abstractions.
Les discours révolutionnaires, enfilade de lieux communs en seront les
héritiers
L’esprit classique, le moule
imposé de la raison raisonnante
Il
nous reste à considérer les Français du dix-huitième siècle, la structure de
leur œil intérieur, je veux dire la forme fixe d’intelligence qu’ils emportent
avec eux, sans le savoir et sans le vouloir, sur leur nouvelle tour.
Cette forme fixe
est l’esprit classique, et c’est elle qui, appliquée à l’acquis scientifique du
temps, a produit la philosophie du siècle et les doctrines de la Révolution. On
reconnaît sa présence à divers indices, notamment au règne du style oratoire, régulier,
correct, tout composé d’expressions générales et d’idées contiguës. Elle dure
deux siècles, depuis Malherbe et Balzac jusqu’à Delille et M. de Fontanes ;
pendant cette période si longue, nulle intelligence, sauf deux ou trois, et
encore dans des mémoires secrets comme Saint-Simon, dans des lettres familières
comme le marquis et le bailli de Mirabeau, n’ose et ne peut se soustraire à son
empire. Bien loin de finir avec l’ancien
régime, elle est le moule d’où sortent tous les discours, tous les écrits,
jusqu’aux phrases et au vocabulaire de la Révolution. Or, quoi de plus
efficace qu’un moule préalable, imposé, accepté, dans lequel, en vertu du
naturel, de la tradition et de l’éducation, tout esprit s’enferme pour penser ?
Celui-ci est donc une force historique et de premier ordre. Pour le bien
connaître, voyons-le se former. — Il s’établit en même temps que la monarchie
régulière et la conversation polie, et il les accompagne non par accident, mais
par nature…
En 1789, la langue française est la première de toutes. L’Académie de
Berlin propose en concours l’explication de sa prééminence. On la parle dans
toute l’Europe. On ne parle qu’elle dans la diplomatie. Elle est internationale
comme autrefois le latin, et il semble qu’elle soit désormais l’organe préféré
de la raison.
Elle n’est que l’organe d’une
certaine raison, la raison raisonnante, celle qui veut penser avec le moins de
préparation et le plus de commodité qu’il se pourra, qui se contente de son
acquis, qui ne songe pas à l’accroître ou à le renouveler, qui ne sait pas ou
ne veut pas embrasser la plénitude et la complexité des choses réelles. Par son purisme, par son dédain pour les termes propres et les tours
vifs, par la régularité minutieuse de ses développements, le style classique
est incapable de peindre ou d’enregistrer complètement les détails infinis et
accidentés de l’expérience. Il se refuse à exprimer les dehors physiques des
choses, la sensation directe du spectateur, les extrémités hautes et basses de
la passion, la physionomie prodigieusement composée et absolument personnelle
de l’individu vivant, bref cet ensemble unique de traits innombrables, accordés
et mobiles, qui composent, non pas le caractère humain en général, mais tel
caractère humain, et qu’un Saint-Simon, un Balzac, un Shakespeare lui-même ne
pourraient rendre, si le langage copieux qu’ils manient et que leurs témérités
enrichissent encore, ne venait prêter ses nuances aux détails multipliés de
leur observation . Avec ce style, on ne peut traduire ni la Bible, ni Homère, ni Dante, ni
Shakespeare ; lisez le monologue
d’Hamlet dans Voltaire, et voyez ce qu’il en reste, une déclamation abstraite,
à peu près ce qui reste d’Othello dans son Orosmane. Regardez dans Homère, puis
dans Fénelon, l’île de Calypso : l’île rocheuse, sauvage, où nichent les
mouettes et les autres oiseaux de mer aux longues ailes », devient dans la
belle prose française un parc quelconque arrangé « pour le plaisir des yeux ».
Au dix-huitième siècle, des romanciers contemporains, et qui sont eux-mêmes de
l’âge classique, Fielding, Swift, Defoe, Sterne, Richardson, ne sont reçus en
France qu’avec des atténuations et après des coupures ; ils ont des mots trop
francs, des scènes trop fortes ; leurs familiarités, leurs crudités, leurs
bizarreries feraient tache ; le traducteur écourte, adoucit, et parfois, dans
sa préface, s’excuse de ce qu’il a laissé. Il n’y a place dans cette langue que
pour une portion de la vérité, portion exiguë, et que l’épuration croissante
rend tous les jours plus exiguë encore.
Considéré en lui-même, le style classique court toujours risque de prendre pour
matériaux des lieux communs minces et sans substance. Il les étire, il les
entrelace, il les tisse ; mais, de son engrenage logique, il ne sort qu’un
filigrane fragile ; on en peut louer l’élégant artifice, mais, dans la
pratique, l’œuvre est d’usage petit, nul, ou dangereux…
Impropre à figurer la chose
vivante, l’individu réel
Il y a donc un défaut originel
dans l’esprit classique, défaut qui tient à ses qualités
et qui, maintenu d’abord dans une juste mesure, contribue à lui faire produire
ses plus purs chefs-d’œuvre, mais qui, selon une règle universelle, va
s’aggraver et se tourner en vice par l’effet naturel de l’âge, de l’exercice et
du succès. Il était étroit, il va devenir plus étroit. Au dix-huitième siècle, il est impropre à figurer la chose vivante,
l’individu réel, tel qu’il existe effectivement dans la nature et dans
l’histoire, c’est-à-dire comme un ensemble indéfini, comme un riche réseau,
comme un organisme complet de caractères et de particularités superposées,
enchevêtrées et coordonnées. La capacité lui manque pour les recevoir et les
contenir. Il en écarte le plus qu’il peut, tant qu’enfin il n’en garde qu’un extrait écourté, un résidu évaporé, un nom presque
vide, bref ce qu’on appelle une abstraction creuse. Il n’y a de vivant au
dix-huitième siècle que les petites esquisses brochées en passant et comme en
contrebande par Voltaire, le baron de Thundertentrunck, mylord Whatthen, les
figurines de ses contes, et cinq ou six portraits du second plan, Turcaret, Gil
Blas, Marianne, Manon Lescaut, le neveu de Rameau, Figaro, deux ou trois
pochades de Crébillon fils et de Collé, œuvres où la familiarité a laissé
rentrer la sève, que l’on peut comparer à celles des petits-maîtres de la
peinture, Watteau, Fragonard, Saint-Aubin, Moreau, Lancret, Pater, Baudouin, et
qui, reçues difficilement ou par surprise dans le salon officiel, subsisteront
encore, lorsque les grands tableaux sérieux auront moisi sous l’ennui qu’ils
exhalaient. Partout ailleurs la sève est tarie, et, au lieu de plantes
florissantes, on ne trouve que des fleurs de papier peint. Tant de poèmes
sérieux, depuis la Henriade de Voltaire jusqu’aux Mois de Roucher ou à
l’Imagination de Delille, que sont-ils sinon des morceaux de rhétorique garnis
de rimes ?...
Quand j’ai lu la série des romanciers
anglais, Defoe, Richardson, Fielding, Smollett, Sterne et Goldsmith, jusqu’à
Miss Burney et Miss Austen, je connais l’Angleterre du dix-huitième siècle ; j’ai
vu des clergymen, des gentilshommes de campagne, des fermiers, des aubergistes,
des marins, des gens de toute condition, haute et basse ; je sais le détail des
fortunes et des carrières, ce qu’on gagne, ce qu’on dépense, comment l’on
voyage, ce qu’on mange et ce qu’on boit ; j’ai en mains une file de biographies
circonstanciées et précises, un tableau complet, à mille scènes, de la société
tout entière, le plus ample amas de renseignements pour me guider quand je
voudrai faire l’histoire de ce monde évanoui. Si maintenant je lis la file
correspondante des romanciers français, Crébillon fils, Rousseau, Marmontel,
Laclos, Rétif de la Bretonne, Louvet, Mme de Staël, Mme de Genlis et le reste,
y compris Mercier et jusqu’à Mme Cottin, je n’ai presque point de notes à
prendre ; les petits faits positifs et instructifs sont omis ; je vois des
politesses, des gentillesses, des galanteries, des polissonneries, des
dissertations de société, et puis c’est tout. On se garde bien de me parler
d’argent, de me donner des chiffres, de me raconter un mariage, un procès,
l’administration d’une terre ; j’ignore la situation d’un curé, d’un seigneur
rural, d’un prieur résident, d’un régisseur, d’un intendant. Tout ce qui
concerne la province et la campagne, la bourgeoisie et la boutique , l’armée et le soldat, le clergé et les couvents,
la justice et la police, le négoce et le ménage, reste vague ou devient faux ;
pour y démêler quelque chose, il me faut recourir à ce merveilleux Voltaire
qui, lorsqu’il a mis bas le grand habit classique, a ses coudées franches et
dit tout. Sur les organes les plus
vitaux de la société, sur les règles et les pratiques qui vont provoquer une
révolution, sur les droits féodaux et la justice seigneuriale, sur le
recrutement et l’intérieur des monastères, sur les douanes de province, les
corporations et les maîtrises, sur la dîme et la corvée , la littérature ne m’apprend presque rien.
Il semble que pour elle il n’y ait que des salons et des gens de lettres. Le
reste est non avenu ; au-dessous de la bonne compagnie qui cause, la France
paraît vide. – Quand viendra la Révolution, le retranchement sera plus grand
encore. Parcourez les harangues de tribune et le club, les rapports, les motifs
de loi, les pamphlets, tant d’écrits inspirés par des événements présents et
poignants ; nulle idée de la créature humaine
telle qu’on l’a sous les yeux, dans les champs et dans la rue ; on se la figure
toujours comme un automate simple, dont le mécanisme est connu. Chez les
écrivains, elle était tout à l’heure une serinette à phrases ; pour les
politiques, elle est maintenant une serinette à votes, qu’il suffit de
toucher du doigt à l’endroit convenable pour lui faire rendre la réponse qui
convient. Jamais de faits ; rien que des
abstractions, des enfilades de sentences sur la nature, la raison, le peuple,
les tyrans, la liberté, sortes de ballons gonflés et entrechoqués inutilement
dans les espaces. Si,l’on ne savait pas que tout cela aboutit à des effets
pratiques et terribles, on croirait à un jeu de logique, à des exercices
d’école, à des parades d’académie, à des combinaisons d’idéologie.
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