Les demi-intellectuels,
procureurs de la lanterne; justification des violences au nom de la volonté
générale; lucidité de Mirabeau, l’Assemblée ne peut plus délibérer librement. Les journées d’octobre :
comment les journées révolutionnaires sont (bien) organisées.
Desmoulins, Danton, Marat – les procureurs
généraux de la lanterne
Rien de plus naturel et de plus doux que de justifier ses passions par sa
théorie, d’être factieux en se croyant patriote, et d’envelopper les intérêts
de son ambition dans les intérêts du genre humain. – Qu’on se représente ces
directeurs de l’opinion, tels qu’ils étaient il y a trois mois : Desmoulins, avocat sans causes, en
chambre garnie, vivant de dettes criardes, et de quelques louis arrachés à sa
famille ; Loustalot, encore plus
inconnu, reçu l’année précédente au parlement de Bordeaux, et débarqué à Paris
pour trouver carrière ; Danton,
autre avocat du second ordre, sorti d’une bicoque de Champagne, ayant emprunté
pour payer sa charge, et dont le ménage gêné ne se soutient qu’au moyen d’un
louis donné chaque semaine par le beau-père limonadier ; Brissot, bohème ambulant, ancien employé des forbans littéraires,
qui roule depuis quinze ans, sans avoir rapporté d’Angleterre ou d’Amérique
autre chose que des coudes percés et des idées fausses ; Marat enfin, écrivain sifflé, savant manqué, philosophe avorté,
falsificateur de ses propres expériences, pris par le physicien Charles en
flagrant délit de tricherie scientifique, retombé du haut de ses ambitions
démesurées au poste subalterne de médecin dans les écuries du comte d’Artois. À présent, Danton, président des
Cordeliers, peut dans son district faire arrêter qui bon lui semble, et la
violence de ses motions, le tonnerre de sa voix, lui donnent, en attendant
mieux, le gouvernement de son quartier. Un mot de Marat vient de faire
massacrer à Caen le major de Belsunce. Desmoulins annonce, avec un sourire
de triomphe, « qu’une grande partie de la capitale le nomme parmi les
principaux auteurs de la Révolution, et que beaucoup même vont jusqu’à dire
qu’il en est l’auteur ». Portés si haut et par un si brusque coup de bascule,
croyez-vous qu’ils veuillent enrayer, redescendre, et n’est-il pas visible
qu’ils vont aider de toutes leurs forces au soulèvement qui les guinde vers les
premiers sommets ? – D’ailleurs, à cette hauteur la tête tourne ; lancés en
l’air à l’improviste et sentant qu’autour d’eux tout se renverse, ils
s’exclament d’indignation et de terreur, ils voient partout des machinations,
ils imaginent des cordes invisibles qui tirent en arrière, ils crient au peuple
de les couper. De tout le poids de leur inexpérience, de leur incapacité, de
leur imprévoyance, de leur peur, de leur crédulité, de leur entêtement
dogmatique, ils poussent aux attentats populaires, et tous leurs articles ou
discours peuvent se résumer en cette phrase : « Peuple, c’est-à-dire vous, les
gens de la rue qui m’écoutez, vous avez des ennemis, la cour et les
aristocrates ; et vous avez des commis, l’Hôtel de Ville et l’Assemblée
nationale. Mettez la main, une main rude, sur vos ennemis pour les pendre, et
sur vos commis pour les faire marcher. »
Desmoulins s’intitule « procureur
général de la lanterne », et, s’il regrette le meurtre de Foullon et de Bertier, c’est parce que «
cette justice trop expéditive a laissé dépérir les preuves de la conspiration
», ce qui a sauvé nombre de traîtres ; lui-même, il en nomme une vingtaine au
hasard, et peu lui importe s’il se trompe. « Nous sommes dans les ténèbres ; il
est bon que les chiens fidèles aboient même les passants, pour que les voleurs
ne soient pas à craindre. » – Dès à présent
, Marat dénonce le roi, les ministres, l’administration, la robe, le
barreau, la finance, les académies ; tout cela est « suspect » ; en tout cas,
le peuple ne souffre que par leur faute. « C’est le gouvernement qui accapare
les grains, pour nous faire acheter au poids de l’or un pain qui nous
empoisonne. » C’est encore le gouvernement qui, par une conjuration nouvelle,
va bloquer Paris pour l’affamer plus aisément. – De pareils propos en pareil
temps sont des brandons d’incendie lancés sur la peur et sur la faim pour y
allumer la fureur et la cruauté. À cette foule effarée et à jeun, les
motionnaires et les journalistes répètent qu’il faut agir, agir à côté des
autorités, et, au besoin, contre elles. En d’autres termes, faisons ce qu’il
nous plaira ; nous sommes les seuls maîtres légitimes ; « dans un gouvernement bien constitué, le peuple en corps est le
véritable souverain : » nos délégués ne sont là que pour exécuter nos
ordres ; « de quel droit l’argile oserait-elle se révolter contre le potier ? »…
L’Assemblée ne délibère plus
librement
À partir de ce moment, dans toutes les grandes délibérations, abolition du
régime féodal, suppression des dîmes, déclaration des Droits de l’homme,
question des deux Chambres, veto du roi
, la pression du dehors fait pencher la balance : c’est ainsi que la
Déclaration des Droits, repoussée en séance secrète par vingt-huit bureaux sur
trente, est imposée par les tribunes en séance publique, et passe à la majorité
des voix. – Comme avant le 14 juillet et encore davantage, deux sortes de
contraintes infléchissent les votes, et c’est toujours la faction régnante qui,
par ses deux mains réunies, serre à la gorge les opposants. D’une part, elle
siège dans les galeries par des bandes presque toujours les mêmes, « cinq ou
six cents acteurs permanents », qui crient d’après des signes convenus et sur
un mot d’ordre . Beaucoup sont des
gardes françaises en habit bourgeois, qui se relayent : au préalable, ils ont
demandé à leur député favori « à quelle heure il faut venir, si tout va bien,
et si l’on est content des calotins et des aristocrates ». D’autres sont des
femmes de la rue commandées par Théroigne de Méricourt, une virago courtisane,
qui distribue les places et donne le signal des huées ou des battements de
mains. Publiquement et en pleine séance,
dans la délibération sur le veto, « les députés sont applaudis ou insultés par
les galeries, selon qu’ils prononcent le mot suspensif ou le mot indéfini.
Les menaces circulaient, dit l’un d’eux ; j’en ai entendu retentir autour de
moi ». — Et ces menaces recommencent à la sortie : « Des valets chassés de chez
leurs maîtres, des déserteurs, des femmes en haillons », promettent aux
récalcitrants la lanterne, « et leur portent le poing sous le nez ». Dans « la
salle même », encore plus exactement qu’avant le 14 juillet, « on écrit leurs
noms, et les listes, remises à la populace », vont au Palais-Royal, d’où les
lettres et les gazettes les expédient en province .
Voilà la seconde contrainte :
chaque député répond de son vote, à Paris sur sa vie, en province sur celle de
sa famille. Des membres de
l’ancien Tiers avouent qu’ils renoncent aux deux Chambres, parce qu’ils « ne
veulent pas faire égorger leurs femmes et leurs enfants ». — Le 30 août,
pour achever la conversion de l’Assemblée, Saint-Huruge, le plus bruyant aboyeur
du Palais-Royal, marche avec quinze cents hommes sur Versailles. En effet, du
haut de son savoir, de son intégrité, de sa réputation immaculée, le club du
jardin a décidé « qu’on doit renvoyer les députés ignorants, corrompus et
suspects ». Qu’ils soient tels, on n’en peut douter, puisqu’ils défendent la
sanction royale ; il y en a six cents et davantage, dont cent vingt députés des
Communes, qu’il faut chasser au préalable, puis mettre en jugement . En attendant, on les avertit, ainsi que
l’évêque de Langres, président de l’Assemblée nationale : « Quinze mille hommes
sont prêts à éclairer leurs châteaux, et le vôtre particulièrement, Monsieur. »
Pour préciser, on informe par écrit les secrétaires de l’Assemblée que « deux
mille lettres » vont partir pour les provinces et dénoncer au peuple la
conduite des députés pervers : « Vos
maisons répondront de vos opinions ; songez-y et sauvez-vous ! »…
Un pareil emportement ne se laisse pas conduire ; tout est perdu. Déjà,
vers la fin de septembre, c’est le mot que Mirabeau
répète au comte de la Marck : « Oui,
tout est perdu ; le roi et la reine y périront, et, vous le verrez, la populace
battra leurs cadavres ». Huit jours après, contre le roi et la reine,
contre l’Assemblée nationale et le gouvernement, contre tout gouvernement
présent et futur, éclatent les journées des 5 et 6 octobre ; le parti violent
qui règne à Paris s’empare des chefs de la France pour les détenir à demeure
sous sa surveillance et pour consacrer ses attentats intermittents par un attentat
permanent…
Journées d’octobre : le Roi et l‘Assemblée ramenés à Paris
Cette fois encore, deux courants distincts se réunissent en un seul
torrent, et précipitent la foule vers le même but. – D’un côté, ce sont les
passions de l’estomac et les femmes ameutées par la disette : puisqu’il n’y a
pas de pain à Paris, allons en demander à Versailles ; une fois le roi, la
reine et le dauphin parmi nous, ils seront bien obligés de nous nourrir ; «
nous ramènerons le boulanger, la boulangère et le petit mitron ». – De l’autre
côté, ce sont les passions de la cervelle et les hommes poussés par le besoin
de domination : puisque nos chefs nous désobéissent là-bas, allons-y et
faisons-nous obéir, séance tenante ; le roi chicane sur la Constitution et les
Droits de l’homme, qu’il les sanctionne ; ses gardes refusent notre cocarde,
qu’ils la prennent ; on veut l’emmener à Metz, qu’il vienne à Paris ; là, sous
nos yeux et sous nos mains, avec l’Assemblée qui se traîne en boiteuse, il ira
droit et vite, elle aussi, de gré ou de force, et toujours dans le bon chemin. –
Sous ce confluent d’idées, l’expédition se prépare . Dix jours auparavant, on en parlait
publiquement à Versailles. Le 4 octobre, à Paris, une femme la propose au
Palais-Royal ; Danton mugit aux Cordeliers ; Marat « fait à lui seul autant de
bruit que les quatre trompettes du jugement dernier » …
Des femmes et des hommes immondes ont été embauchés. De l’argent a été distribué. — Est-ce par les intrigants
subalternes qui exploitent les velléités du duc d’Orléans, et lui soutirent des
millions sous prétexte de le faire lieutenant-général du royaume ? Est-ce par
les fanatiques qui, depuis la fin d’avril, se cotisent pour débaucher les
soldats, lancer les brigands, tout niveler et tout détruire ? Toujours est-il
que des Machiavels de place publique et de mauvais lieu ont remué les hommes du
ruisseau et les femmes du trottoir . —
Du premier jour où le régiment de Flandre est venu tenir garnison à Versailles,
on l’a travaillé par les filles et par l’argent. Soixante drôlesses ont été
expédiées à cet effet, et des gardes françaises viennent payer à boire à leurs
nouveaux camarades. Ceux-ci ont été régalés au Palais-Royal, et trois d’entre
eux, à Versailles, disent en montrant des écus de six livres : « C’est un plaisir d’aller à Paris ; on en
revient toujours avec de l’argent ». De cette façon et d’avance, la résistance
a été dissoute.
— Quant à l’attaque, les femmes seront l’avant-garde, parce qu’on se
fait scrupule de tirer sur elles ; mais, pour les renforcer, nombre d’hommes déguisés en femmes sont
dans leurs rangs ; en les regardant de près, on les reconnaît, sous leur
rouge, à leur barbe mal rasée, à leur voix, à leur démarche . — Hommes et femmes, on n’a pas eu de peine
à les trouver parmi les filles du Palais-Royal et les soldats transfuges qui
leur servent de souteneurs ; probablement celles-ci ont prêté à leurs amants
leur défroque de rechange ; et elles se retrouveront avec eux, la nuit, au
rendez-vous commun, sur les bancs de l’Assemblée nationale, où elles seront
aussi à l’aise que chez elles . — En
tout cas, le premier peloton qui se met en marche est de cette espèce, avec le
linge et la gaieté de l’emploi, « la plupart jeunes, vêtues de blanc, coiffées
et poudrées, ayant l’air enjoué », plusieurs « riant, chantant et dansant »,
comme elles font au début d’une partie de campagne. Trois ou quatre sont
connues par leur nom, l’une qui brandit une épée, l’autre qui est la fameuse
Théroigne ; Madeleine Chabry, dite
Louison, qu’elles choisissent pour parler au roi, est une jolie grisette qui
vend des bouquets, et sans doute autre chose au Palais-Royal. Quelques-unes
semblent être des premières dans leur métier, avoir du tact et l’habitude du
monde : supposez, si vous voulez, que
Chamfort et Laclos ont envoyé leurs maîtresses. Ajoutez-y des
blanchisseuses, des mendiantes, des femmes sans souliers, des poissardes
racolées depuis plusieurs jours à prix d’argent. — Tel est le premier noyau, et
il va grossissant ; car, de force ou de gré, la troupe s’incorpore les femmes
qu’elle rencontre, portières, couturières, femmes de ménage et même des
bourgeoises chez lesquelles on monte, avec menace de leur couper les cheveux si
elles ne suivent pas
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