Comment un système fiscal
affolant rend fou ou comment l’écrasement fiscal produit des monstres – mythes et
violences
NB : En France , en 2017, 70% des recettes de l'impôt sur le revenu
proviennent de seulement 10% des foyers fiscaux. Toute ressemblance….
L’inégalité fiscale,
matrice de la Révolution
Dans les pays d’États, où la taille semble devoir être mieux répartie,
l’inégalité est pareille. En Bourgogne ,
toutes les dépenses de la maréchaussée, des haras et des fêtes publiques,
toutes les sommes affectées aux cours de chimie, botanique, anatomie et
accouchements, à l’encouragement des arts, à l’abonnement des droits du sceau,
à l’affranchissement des ports de lettres, aux gratifications des chefs et
subalternes du commandement, aux appointements des officiers des états, au
secrétariat du ministre, aux frais de perception et même aux aumônes, bref 1 800 000 livres dépensées en services
publics, sont à la charge du Tiers ; les deux premiers ordres n’en payent pas
un sou.
En second lieu, pour la capitation, qui, à l’origine, distribuée en
vingt-deux classes, devait peser sur tous à proportion de leurs fortunes, on
sait que, dès l’abord, le clergé s’en est affranchi moyennant rachat ; et,
quant aux nobles, ils ont si bien manœuvré, que leur taxe s’est réduite à
mesure que s’augmentait la charge du Tiers. Tel comte ou marquis, intendant ou
maître des requêtes, à 40 000 livres de rente, qui, selon le tarif de 1695 , devrait payer de 1 700 à 2 500 livres, n’en
paye que 400, et tel bourgeois à 6 000 livres de revenu, qui, selon le même
tarif, ne devrait payer que 70 livres, en paye 720. Ainsi, la capitation du
privilégié a diminué des trois quarts ou des cinq sixièmes, et celle des
taillables a décuplé. Dans l’Ile-de-France
, sur 240 livres de revenu, elle prend au taillable 21 livres 8 sous, au
noble 3 livres, et l’intendant déclare lui-même qu’il ne taxe les nobles qu’au
80e de leur revenu ; celui de l’Orléanais ne les taxe qu’au 100e ; en revanche
le taillable est taxé au 11e. – Si l’on ajoute aux nobles les autres
privilégiés, officiers de justice, employés des fermes, villes abonnées, on
forme un groupe qui contient presque tous les gens aisés ou riches, et dont le
revenu dépasse certainement de beaucoup celui de tous les simples taillables.
Or nous savons, par les budgets des assemblées provinciales, ce que dans chaque
province la capitation prend à chacun de deux groupes : dans le Lyonnais, aux
taillables 898 000 livres, aux privilégiés 190 000 ; dans l’Ile-de-France, aux
taillables 2 689 000 livres, aux privilégiés 232 000 ; dans la généralité
d’Alençon, aux taillables 1 067 000 livres, aux privilégiés 122 000 ; dans la
Champagne, aux taillables 1 377 000 livres, aux privilégiés 199 000 ; dans la
Haute-Guyenne, aux taillables 1 268 000 livres, aux privilégiés 61 000 ; dans
la généralité d’Auch, aux taillables 797 000 livres, aux privilégiés 21 000 ;
dans l’Auvergne, aux taillables 1 753 000 livres, aux privilégiés 86 000 ; bref, si l’on fait les totaux pour dix
provinces, 11 636 000 livres au groupe pauvre, et 1 450 000 livres au groupe
riche : celui-ci paye donc huit fois moins qu’il ne devrait…
Non seulement, dans le corps des
contribuables, les privilégiés sont dégrevés au détriment des taillables, mais
encore, dans le corps des taillables, les riches sont soulagés au détriment des
pauvres, en sorte que la plus grosse part du fardeau finit par retomber sur la
classe la plus indigente et la plus laborieuse, sur le petit propriétaire qui
cultive son propre champ, sur le simple artisan qui n’a que ses outils et ses
mains, et, en général, sur le villageois…
« Je suis misérable, parce qu’on me
prend trop. On me prend trop, parce qu’on ne prend pas assez aux privilégiés.
Non seulement les privilégiés me font payer à leur place, mais encore ils
prélèvent sur moi leurs droits ecclésiastiques et féodaux. Quand, sur mon revenu de 100 francs, j’ai donné 53 francs et au
delà au collecteur, il faut encore que j’en donne plus de 14 au seigneur et
plus de 14 pour la dîme , et, sur les 18
ou 19 francs qui me restent, je dois en outre satisfaire le rat de cave et le
gabelou. À moi seul, pauvre homme, je
paye deux gouvernements : l’un ancien, local, qui aujourd’hui est absent,
inutile, incommode, humiliant, et n’agit plus que par ses gênes, ses
passe-droits et ses taxes ; l’autre, récent, central, partout présent, qui, se
chargeant seul de tous les services, a des besoins immenses et retombe sur mes
maigres épaules de tout son énorme poids. » – Telles sont, en paroles
précises, les idées vagues qui commencent à fermenter dans les têtes
populaires, et on les retrouve à chaque page dans les cahiers des États
généraux.
« Fasse le ciel, dit un village de Normandie , que le monarque prenne entre
ses mains la défense du misérable citoyen lapidé et tyrannisé par les commis,
les seigneurs, la justice et le clergé. » — « Sire, écrit un village de
Champagne, tout ce qu’on nous envoyait de votre part c’était toujours pour
avoir de l’argent. On nous faisait bien espérer que cela finirait, mais tous
les ans cela devenait plus fort. Nous ne nous en prenions pas à vous, tant nous
vous aimions, mais à ceux que vous employez et qui savent mieux faire leurs
affaires que les vôtres…
Ce qui nous fait bien de la peine, c’est que ceux qui ont le plus de bien
payent le moins. Nous payons les tailles et tout plein d’ustensiles, et les
ecclésiastiques et nobles, qui ont les plus beaux biens, ne payent rien de tout
cela. Pourquoi donc est-ce que ce sont les riches qui payent le moins et les
pauvres qui payent le plus ? Est-ce que chacun ne doit pas payer selon son
pouvoir ? Sire, nous vous demandons que cela soit ainsi, parce que cela est
juste.... Si nous osions, nous entreprendrions de planter quelques vignes sur
les coteaux ; mais nous sommes si tourmentés par les commis aux aides, que nous
penserions plutôt à arracher celles qui sont plantées ; tout le vin que nous
ferions serait pour eux, et il ne nous resterait que la peine. C’est un grand
fléau que toute cette maltôte-là, et, pour s’en sauver, on aime mieux laisser
les terres en friche.... Débarrassez-nous d’abord des maltôtiers et des
gabelous ; nous souffrons beaucoup de toutes ces inventions-là ; voici le
moment de les changer ; tant que nous les aurons, nous ne serons jamais
heureux. Nous vous le demandons, sire, avec tous vos autres sujets, qui sont
aussi las que nous.... Nous vous demanderions encore bien d’autres choses, mais
vous ne pouvez pas tout faire à la fois. » – Les impôts et les privilèges, voilà, dans les cahiers vraiment
populaires, les deux ennemis contre lesquels les plaintes ne tarissent pas…
À présent, pour comprendre leurs actions, il faudrait voir l’état de leur
esprit, le train courant de leurs idées, la façon dont ils pensent. Mais, en
vérité, est-il besoin de faire leur portrait, et ne suffit-il pas des détails
qu’on vient de donner sur leur condition ? On les connaîtra plus tard et par
leurs actions elles-mêmes, quand, en Touraine, ils assommeront à coup de sabots
le maire et l’adjoint de leur choix, parce que, pour obéir à l’Assemblée
nationale, ces deux pauvres gens ont dressé le tableau des impositions, ou
quand, à Troyes, ils traîneront et déchireront dans les rues le magistrat
vénérable qui les nourrit en ce moment même et qui vient de dresser son
testament en leur faveur… Sous Louis XVI, il est avéré pour
le peuple que la disette est factice : en 1789
, un officier, écoutant les discours de ses soldats, les entend répéter
« avec une profonde conviction que les princes et les courtisans, pour affamer
Paris, font jeter les farines dans la Seine ». Là-dessus, se tournant vers le
maréchal-des-logis, il lui demande comment il peut croire à une pareille
sottise. « C’est bien vrai, mon lieutenant, répond l’autre ; la preuve, c’est
que les sacs de farine étaient attachés avec des cordons bleus. » L’argument
leur semblait décisif ; rien ne put les en faire démordre. – Il se forge ainsi dans les bas-fonds de la
société, à propos du pacte de famine, de la Bastille, des dépenses et des
plaisirs de la cour, un roman immonde et horrible, où Louis XVI, la reine
Marie-Antoinette, le comte d’Artois, Mme de Lamballe, les Polignac, les
traitants, les seigneurs, les grandes dames, sont des vampires et des goules.
J’en ai vu plusieurs rédactions dans les pamphlets du temps, dans les gravures
secrètes, dans les estampes et dans les enluminures populaires, celles-ci les
plus efficaces de toutes, car elles parlent aux yeux. Cela dépasse l’histoire
de Mandrin ou de Cartouche, et cela convient justement à des hommes qui pour
littérature ont la complainte de Cartouche et de Mandrin….
Au moment où l’on
élit les députés, le bruit court en Provence
« que le meilleur des rois veut que tout soit égal, qu’il n’y ait plus
ni évêques, ni seigneurs, ni dîmes, ni droits seigneuriaux, qu’il n’y ait plus
de titres ni de distinctions, plus de droits de chasse ni de pêche ;... que le
peuple va être déchargé de tout impôt, que les deux premiers ordres
supporteront seuls les charges de l’État ». Là-dessus quarante ou cinquante
émeutes éclatent presque le même jour. « Plusieurs communautés refusent à leur
trésorier de rien payer au delà des impositions royales. » D’autres font mieux
: « lorsqu’on pillait la caisse du receveur du droit sur les cuirs à
Brignolles, c’était avec les cris de : Vive le roi ! » – « Le paysan annonce
sans cesse que le pillage et la destruction qu’il fait sont conformes à la
volonté du roi. » – Un peu plus tard, en Auvergne, les paysans qui brûlent les
châteaux montreront « beaucoup de répugnance » à maltraiter ainsi « d’aussi
bons seigneurs » ; mais ils allégueront que « l’ordre est impératif, ils ont
des avis que « Sa Majesté le veut ainsi
». – À Lyon, quand les cabaretiers de la ville et les paysans des
environs passent sur le corps des douaniers, ils sont bien convaincus que le
roi a pour trois jours suspendu les droits d’entrée . – Autant leur imagination est grande,
autant leur vue est courte. « Du pain, plus de redevances, ni de taxes, » c’est
le cri unique, le cri du besoin, et le besoin exaspéré fonce en avant comme un
animal affolé. À bas l’accapareur ! Et
les magasins sont forcés, les convois de grains arrêtés, les marchés pillés,
les boulangers pendus, le pain taxé, en sorte qu’il n’arrive plus ou se cache.
À bas l’octroi ! Et les barrières sont brisées, les commis assommés, l’argent
manque aux villes pour les dépenses les plus urgentes. Au feu les registres
d’impôt, les livres de comptes, les archives des municipalités, les chartriers
des seigneurs, les parchemins des couvents, toutes ces écritures maudites qui
font partout des débiteurs et des opprimés ! Et le village lui-même ne sait
plus comment revendiquer ses communaux. – Contre le papier griffonné,
contre les agents publics, contre l’homme qui de près ou de loin touche au blé,
l’acharnement est aveugle et sourd.
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