Viv(r)e la recherche se propose de rassembler des témoignages, réflexions et propositions sur la recherche, le développement, l'innovation et la culture



Rechercher dans ce blog

samedi 12 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_47_ Psychologie du Jacobin

Le déclassement social, la société désorganisée, la cohue des ambitions déchainées : le jacobinisme est d’abord un ultra libéralisme. Une idéologie de l’imaginaire. L’infirmité de l’esprit jacobin : l’homme en général,  des hommes réels nul souci. Le contrepoids des faits manque pour balancer le poids des formules. Un régime de harangueurs de club, de motionnaires de carrefour, d’insurgés de place publique, de dictateurs de comité.
Auguste Comte : plan des travaux scientifiques : « L’absolu dans la théorie conduit nécessairement à l’arbitraire dans la pratique. Tant que l’espèce humaine est envisagée comme n’ayant pas d’impulsion qui lui soit propre, comme devant la recevoir du législateur, l’arbitraire existe forcément au plus haut degré »

Jacobinisme et déclassement social : la société est devenue une cohue d’ambitions.

Aujourd’hui comme autrefois, dans des mansardes d’étudiants et dans des garnis de bohêmes, dans des cabinets déserts de médecins sans clients et d’avocats sans causes, il y a des Brissot, des Danton, des Marat, des Robespierre, des Saint-Just en germe ; mais, faute d’air et de place au soleil, ils n’éclosent pas. À vingt ans, quand un jeune homme entre dans le monde, sa raison est froissée en même temps que son orgueil. – En premier lieu, quelle que soit la société dans laquelle il est compris, elle est un scandale pour la raison pure : car ce n’est pas un législateur philosophe qui l’a construite d’après un principe simple ; ce sont des générations successives qui l’ont arrangée d’après leurs besoins multiples et changeants. Elle n’est pas l’œuvre de la logique, mais de l’histoire, et le raisonneur débutant lève les épaules à l’aspect de cette vieille bâtisse dont l’assise est arbitraire, dont l’architecture est incohérente, et dont les raccommodages sont apparents. – En second lieu, si parfaites que soient les institutions, les lois et les mœurs, comme elles l’ont précédé, il ne les a point consenties ; d’autres, ses prédécesseurs, ont choisi pour lui, et l’ont enfermé d’avance dans la forme morale, politique et sociale qui leur a plu. Peu importe si elle lui déplaît ; il faut qu’il la subisse, et que, comme un cheval attelé, il marche entre deux brancards sous le harnais qu’on lui a mis. – D’ailleurs, quelle que soit l’organisation, comme, par essence, elle est une hiérarchie, presque toujours il y est et il y restera subalterne, soldat, caporal ou sergent. Même sous le régime le plus libéral et là où les premiers grades sont accessibles à tous, pour cinq ou six hommes qui priment ou commandent, il y en a cent mille qui sont primés ou commandés, et l’on a beau dire à chaque conscrit qu’il a dans son sac le bâton de maréchal de France, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, il découvre très vite, après avoir fouillé le sac, que le bâton n’y est pas. — Rien d’étonnant s’il est tenté de regimber contre des cadres qui, bon gré mal gré, l’enrégimentent, et dans lesquels la subordination sera son lot. Rien d’étonnant si, au sortir de la tradition, il adopte la théorie qui soumet ces cadres à son arbitraire et lui confère toute autorité sur ses supérieurs. D’autant plus qu’il n’y a pas de doctrine plus simple et mieux appropriée à son inexpérience ; elle est la seule qu’il puisse comprendre et manier du premier coup : de là vient que la plupart des jeunes gens, surtout ceux qui ont leur chemin à faire, sont plus ou moins Jacobins au sortir du collège ; c’est une maladie de croissance.
Dans les sociétés bien constituées, la maladie est bénigne et guérit vite. L’établissement public étant solide et soigneusement gardé, les mécontents découvrent promptement qu’ils sont trop faibles pour l’ébranler, et qu’à combattre ses gardiens ils ne gagneront que des coups. Eux-mêmes, après avoir murmuré, ils y entrent par une porte ou par une autre, se font leur place, en jouissent ou s’y résignent. À la fin, par imitation, par habitude, par calcul, ils se trouvent enrôlés de cœur dans la garnison qui, en protégeant l’intérêt public, protège par contre-coup, leur intérêt privé. Presque toujours au bout de dix ans, un jeune homme a pris son rang dans la file et y avance pas à pas dans son compartiment, qu’il ne songe plus à casser sous l’œil du sergent de ville, qu’il ne songe plus à maudire. Sergents de ville et compartiments, parfois même il les juge utiles et, considérant les millions d’individus qui se heurtent pour gravir plus vite l’escalier social, il parvient à comprendre que la pire des calamités serait le manque de barrières et de gardiens. — Ici, les barrières vermoulues ont craqué toutes à la fois, et les gardiens, débonnaires, incapables, effarés, ont laissé tout faire. Aussitôt la société, dissoute, est devenue un pêle-mêle, une cohue qui s’agite et crie, chacun poussant, poussé, tous exaltés d’abord et se félicitant d’avoir enfin leurs coudées franches, tous exigeant que les nouvelles barrières soient aussi fragiles, et les nouveaux gardiens aussi débiles, aussi désarmés, aussi inertes qu’il se pourra.
À présent l’esprit dogmatique et l’amour-propre intempérant peuvent se donner carrière : il n’y a plus d’établissement ancien qui leur impose, ni de force physique qui les réprime. Au contraire, par ses déclarations théoriques et par ses applications pratiques, la Constitution nouvelle les invite à s’étaler. — Car, d’une part, en droit, elle se dit fondée sur la raison pure et débute par une enfilade de dogmes abstraits desquels elle prétend déduire rigoureusement ses prescriptions positives : c’est soumettre toutes les lois au bavardage des raisonneurs qui vont les interpréter et les violer d’après les principes. — D’autre part, en fait, elle livre tous les pouvoirs à l’élection et confère aux clubs le contrôle des autorités : c’est offrir une prime à la présomption des ambitieux qui se mettent en avant parce qu’ils se croient capables et qui diffament leurs gouvernants pour les remplacer. —

Rien n’offre moins d’obstacles que de perfectionner l’imaginaire

Tout régime est un milieu qui opère sur les plantes humaines pour en développer quelques espèces et en étioler d’autres. Celui-ci est le meilleur pour faire pousser et pulluler le politique de café, le harangueur de club, le motionnaire de carrefour, l’insurgé de place publique, le dictateur de comité, bref le révolutionnaire et le tyran. Dans cette serre chaude, la chimère et l’outrecuidance vont prendre des proportions monstrueuses, et, au bout de quelques mois, les cerveaux ardents y deviendront des cerveaux brûlés.
Suivons l’effet de cette température excessive et malsaine sur les imaginations et les ambitions. La vieille bâtisse est à bas ; la nouvelle n’est pas assise ; il s’agit de refaire la société de fond en comble ; tous les hommes de bonne volonté sont appelés à l’œuvre, et comme, pour tracer le plan, il suffit d’appliquer un principe simple, le premier venu peut en venir à bout. Dès lors, aux assemblées de section, aux clubs, dans les gazettes, dans les brochures, dans toute cervelle aventureuse et précipitée, le rêve politique fourmille. « Pas un commis marchand formé par la lecture de l’Héloïse , point de maître d’école ayant traduit dix pages de Tite Live, point d’artiste ayant feuilleté Rollin, point de bel esprit devenu publiciste en apprenant par cœur les logogriphes du Contrat social, qui ne fasse une Constitution.... Comme rien n’offre moins d’obstacles que de perfectionner l’imaginaire, tous les esprits remuants se répandent et s’agitent dans ce monde idéal. On commence par la curiosité, on finit par l’enthousiasme…

L’infirmité de l’esprit jacobin : des hommes réels nul souci

Dans cette immense loterie de fortunes populaires, d’avancements sans titres, de succès sans talents, d’apothéoses sans vertus, d’emplois infinis distribués par le peuple en masse et reçus par le peuple en détail », tous les charlatans politiques  sont accourus, au premier rang ceux qui, étant sincères, croient à la vertu de leur drogue, et ont besoin du pouvoir pour imposer leur recette au public. Puisqu’ils sont des sauveurs, toutes les places leur sont dues, et notamment les plus hautes. Par conscience et philanthropie, ils les assiègent ; au besoin, ils les prendront d’assaut, ils les garderont de force, et, de gré ou de force, ils administreront leur panacée au genre humain.
Ce sont là nos Jacobins : ils naissent dans la décomposition sociale, ainsi que des champignons dans un terreau qui fermente. Considérons leur structure intime : ils en ont une, comme autrefois les puritains, et il n’y a qu’à suivre leur dogme à fond, comme une sonde, pour descendre en eux jusqu’à la couche psychologique où l’équilibre normal des facultés et des sentiments s’est renversé…

Tout au rebours le Jacobin. Son principe est un axiome de géométrie politique qui porte en soi sa propre preuve ; car, comme les axiomes de la géométrie ordinaire, il est formé par la combinaison de quelques idées simples, et son évidence s’impose du premier coup à tout esprit qui pense ensemble les deux termes dont il est l’assemblage. L’homme en général, les droits de l’homme, le contrat social, la liberté, l’égalité, la raison, la nature, le peuple, les tyrans, voilà ces notions élémentaires : précises ou non, elles remplissent le cerveau du nouveau sectaire ; souvent elles n’y sont que des mots grandioses et vagues mais il n’importe. Dès qu’elles se sont assemblées en lui, elles deviennent pour lui un axiome qu’il applique à l’instant, tout entier, en toute occasion et à outrance. Des hommes réels, nul souci : il ne les voit pas ; il n’a pas besoin de les voir ; les yeux clos, il impose son moule à la matière humaine qu’il pétrit ; jamais il ne songe à se figurer d’avance cette matière multiple, ondoyante et complexe, des paysans, des artisans, des bourgeois, des curés, des nobles contemporains, à leur charrue, dans leur garni, à leur bureau, dans leur presbytère, dans leur hôtel, avec leurs croyances invétérées, leurs inclinations persistantes, leurs volontés effectives. Rien de tout cela ne peut entrer ni se loger dans son esprit ; les avenues en sont bouchées par le principe abstrait qui s’y étale et prend pour lui seul toute la place. Si, par le canal des oreilles ou des yeux, l’expérience présente y enfonce de force quelque vérité importune, elle n’y peut subsister ; toute criante et saignante qu’elle soit, il l’expulse ; au besoin, il la tord et l’étrangle, à titre de calomniatrice, parce qu’elle dément un principe indiscutable et vrai par soi. — Manifestement, un pareil esprit n’est pas sain : des deux facultés qui devraient tirer également et ensemble, l’une est atrophiée, l’autre hypertrophiée ; le contrepoids des faits manque pour balancer le poids des formules. Tout chargé d’un côté et tout vide de l’autre, il verse violemment du côté où il penche, et telle est bien l’incurable infirmité de l’esprit jacobin.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Commentaires

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.