Le déclassement social, la société
désorganisée, la cohue des ambitions déchainées : le jacobinisme est d’abord
un ultra libéralisme. Une idéologie de l’imaginaire. L’infirmité de l’esprit jacobin :
l’homme en général, des hommes réels nul
souci. Le contrepoids des faits manque pour balancer le poids des formules. Un
régime de harangueurs de club, de motionnaires de carrefour, d’insurgés de
place publique, de dictateurs de comité.
Auguste Comte : plan des travaux scientifiques :
« L’absolu dans la théorie conduit
nécessairement à l’arbitraire dans la pratique. Tant que l’espèce humaine est
envisagée comme n’ayant pas d’impulsion qui lui soit propre, comme devant la
recevoir du législateur, l’arbitraire existe forcément au plus haut degré »
Jacobinisme et déclassement
social : la société est devenue une cohue d’ambitions.
Aujourd’hui comme autrefois, dans
des mansardes d’étudiants et dans des garnis de bohêmes, dans des cabinets
déserts de médecins sans clients et d’avocats sans causes, il y a des Brissot,
des Danton, des Marat, des Robespierre, des Saint-Just en germe ; mais, faute d’air et de place au soleil, ils n’éclosent pas. À vingt
ans, quand un jeune homme entre dans le monde, sa raison est froissée en même
temps que son orgueil. – En premier lieu, quelle
que soit la société dans laquelle il est compris, elle est un scandale pour la
raison pure : car ce n’est pas un législateur philosophe qui l’a construite
d’après un principe simple ; ce sont des générations successives qui l’ont
arrangée d’après leurs besoins multiples et changeants. Elle n’est pas l’œuvre
de la logique, mais de l’histoire, et le raisonneur débutant lève les épaules à
l’aspect de cette vieille bâtisse dont l’assise est arbitraire, dont
l’architecture est incohérente, et dont les raccommodages sont apparents. – En second lieu, si parfaites que soient les
institutions, les lois et les mœurs, comme elles l’ont précédé, il ne les a
point consenties ; d’autres, ses prédécesseurs, ont choisi pour lui, et
l’ont enfermé d’avance dans la forme morale, politique et sociale qui leur a
plu. Peu importe si elle lui déplaît ; il faut qu’il la subisse, et que, comme
un cheval attelé, il marche entre deux brancards sous le harnais qu’on lui a
mis. – D’ailleurs, quelle que soit l’organisation, comme, par essence, elle est
une hiérarchie, presque toujours il y est et il y restera subalterne, soldat,
caporal ou sergent. Même sous le régime le plus libéral et là où les premiers
grades sont accessibles à tous, pour cinq ou six hommes qui priment ou
commandent, il y en a cent mille qui sont primés ou commandés, et l’on a beau
dire à chaque conscrit qu’il a dans son sac le bâton de maréchal de France,
neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, il découvre très vite, après
avoir fouillé le sac, que le bâton n’y est pas. — Rien d’étonnant s’il est
tenté de regimber contre des cadres qui, bon gré mal gré, l’enrégimentent, et
dans lesquels la subordination sera son lot. Rien d’étonnant si, au sortir de
la tradition, il adopte la théorie qui soumet ces cadres à son arbitraire et
lui confère toute autorité sur ses supérieurs. D’autant plus qu’il n’y a pas de
doctrine plus simple et mieux appropriée à son inexpérience ; elle est la seule
qu’il puisse comprendre et manier du premier coup : de là vient que la plupart des jeunes gens, surtout ceux qui ont leur
chemin à faire, sont plus ou moins Jacobins au sortir du collège ; c’est une
maladie de croissance.
— Dans les sociétés bien
constituées, la maladie est bénigne et guérit vite. L’établissement public
étant solide et soigneusement gardé, les mécontents découvrent promptement qu’ils
sont trop faibles pour l’ébranler, et qu’à combattre ses gardiens ils ne
gagneront que des coups. Eux-mêmes, après avoir murmuré, ils y entrent par une
porte ou par une autre, se font leur place, en jouissent ou s’y résignent. À la
fin, par imitation, par habitude, par calcul, ils se trouvent enrôlés de cœur
dans la garnison qui, en protégeant l’intérêt public, protège par contre-coup,
leur intérêt privé. Presque toujours au bout de dix ans, un jeune homme a pris
son rang dans la file et y avance pas à pas dans son compartiment, qu’il ne
songe plus à casser sous l’œil du sergent de ville, qu’il ne songe plus à
maudire. Sergents de ville et compartiments, parfois même il les juge utiles
et, considérant les millions d’individus qui se heurtent pour gravir plus vite
l’escalier social, il parvient à comprendre que la pire des calamités serait le
manque de barrières et de gardiens. — Ici, les barrières vermoulues ont craqué
toutes à la fois, et les gardiens, débonnaires, incapables, effarés, ont laissé
tout faire. Aussitôt la société,
dissoute, est devenue un pêle-mêle, une cohue qui s’agite et crie, chacun
poussant, poussé, tous exaltés d’abord et se félicitant d’avoir enfin leurs
coudées franches, tous exigeant que les nouvelles barrières soient aussi fragiles,
et les nouveaux gardiens aussi débiles, aussi désarmés, aussi inertes qu’il se
pourra.
À présent l’esprit dogmatique et l’amour-propre intempérant peuvent se
donner carrière : il n’y a plus d’établissement ancien qui leur impose, ni de
force physique qui les réprime. Au contraire, par ses déclarations théoriques
et par ses applications pratiques, la Constitution nouvelle les invite à
s’étaler. — Car, d’une part, en droit,
elle se dit fondée sur la raison pure et débute par une enfilade de dogmes
abstraits desquels elle prétend déduire rigoureusement ses prescriptions
positives : c’est soumettre toutes les
lois au bavardage des raisonneurs qui vont les interpréter et les violer
d’après les principes. — D’autre
part, en fait, elle livre tous les pouvoirs à l’élection et confère aux clubs
le contrôle des autorités : c’est offrir une prime à la présomption des
ambitieux qui se mettent en avant parce qu’ils se croient capables et qui
diffament leurs gouvernants pour les remplacer. —
Rien n’offre moins d’obstacles
que de perfectionner l’imaginaire
Tout régime est un milieu qui
opère sur les plantes humaines pour en développer quelques espèces et en
étioler d’autres. Celui-ci est le meilleur pour faire pousser et pulluler le
politique de café, le harangueur de club, le motionnaire de carrefour,
l’insurgé de place publique, le dictateur de comité, bref le révolutionnaire et
le tyran. Dans cette serre chaude, la chimère et l’outrecuidance
vont prendre des proportions monstrueuses, et, au bout de quelques mois, les
cerveaux ardents y deviendront des cerveaux brûlés.
Suivons l’effet de cette température excessive et malsaine sur les
imaginations et les ambitions. La vieille bâtisse est à bas ; la nouvelle n’est
pas assise ; il s’agit de refaire la société de fond en comble ; tous les
hommes de bonne volonté sont appelés à l’œuvre, et comme, pour tracer le plan,
il suffit d’appliquer un principe simple, le premier venu peut en venir à bout.
Dès lors, aux assemblées de section, aux clubs, dans les gazettes, dans les
brochures, dans toute cervelle aventureuse et précipitée, le rêve politique
fourmille. « Pas un commis marchand formé par la lecture de l’Héloïse , point
de maître d’école ayant traduit dix pages de Tite Live, point d’artiste ayant
feuilleté Rollin, point de bel esprit devenu publiciste en apprenant par cœur
les logogriphes du Contrat social, qui ne fasse une Constitution.... Comme rien n’offre moins d’obstacles que de
perfectionner l’imaginaire, tous les esprits remuants se répandent et s’agitent
dans ce monde idéal. On commence par la curiosité, on finit par l’enthousiasme…
L’infirmité de l’esprit jacobin :
des hommes réels nul souci
Dans cette immense loterie de fortunes populaires, d’avancements sans
titres, de succès sans talents, d’apothéoses sans vertus, d’emplois infinis
distribués par le peuple en masse et reçus par le peuple en détail », tous les charlatans politiques sont accourus, au premier rang ceux qui,
étant sincères, croient à la vertu de leur drogue, et ont besoin du pouvoir
pour imposer leur recette au public. Puisqu’ils sont des sauveurs, toutes les
places leur sont dues, et notamment les plus hautes. Par conscience et
philanthropie, ils les assiègent ; au besoin, ils les prendront d’assaut, ils
les garderont de force, et, de gré ou de
force, ils administreront leur panacée au genre humain.
Ce sont là nos Jacobins : ils
naissent dans la décomposition sociale, ainsi que des
champignons dans un terreau qui fermente. Considérons leur structure intime :
ils en ont une, comme autrefois les puritains, et il n’y a qu’à suivre leur
dogme à fond, comme une sonde, pour descendre en eux jusqu’à la couche
psychologique où l’équilibre normal des facultés et des sentiments s’est
renversé…
Tout au rebours le Jacobin. Son principe est un axiome de géométrie
politique qui porte en soi sa propre preuve ; car, comme les axiomes de la géométrie
ordinaire, il est formé par la combinaison de quelques idées simples, et son
évidence s’impose du premier coup à tout esprit qui pense ensemble les deux
termes dont il est l’assemblage. L’homme
en général, les droits de l’homme, le contrat social, la liberté, l’égalité, la
raison, la nature, le peuple, les tyrans, voilà ces notions élémentaires :
précises ou non, elles remplissent le cerveau du nouveau sectaire ; souvent
elles n’y sont que des mots grandioses et vagues mais il n’importe. Dès qu’elles
se sont assemblées en lui, elles deviennent pour lui un axiome qu’il applique à
l’instant, tout entier, en toute occasion et à outrance. Des hommes réels, nul souci : il ne les voit pas ; il n’a pas besoin de
les voir ; les yeux clos, il impose son moule à la matière humaine qu’il
pétrit ; jamais il ne songe à se figurer d’avance cette matière multiple,
ondoyante et complexe, des paysans, des artisans, des bourgeois, des curés, des
nobles contemporains, à leur charrue, dans leur garni, à leur bureau, dans leur
presbytère, dans leur hôtel, avec leurs croyances invétérées, leurs
inclinations persistantes, leurs volontés effectives. Rien de tout cela ne peut
entrer ni se loger dans son esprit ; les avenues en sont bouchées par le
principe abstrait qui s’y étale et prend pour lui seul toute la place. Si, par
le canal des oreilles ou des yeux, l’expérience présente y enfonce de force
quelque vérité importune, elle n’y peut subsister ; toute criante et saignante
qu’elle soit, il l’expulse ; au besoin, il la tord et l’étrangle, à titre de
calomniatrice, parce qu’elle dément un principe indiscutable et vrai par soi. —
Manifestement, un pareil esprit n’est pas sain : des deux facultés qui
devraient tirer également et ensemble, l’une est atrophiée, l’autre hypertrophiée
; le contrepoids des faits manque pour
balancer le poids des formules. Tout chargé d’un côté et tout vide de l’autre,
il verse violemment du côté où il penche, et telle est bien l’incurable
infirmité de l’esprit jacobin.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Commentaires
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.