Les massacres de septembre dégénèrent en
vol, sadisme et folie ; le massacre des femmes et des enfants ; hystérie, fatigue,
hébètement des tueurs : ils frappent en automates. Six
jours et cinq nuits de tuerie non interrompue. Les vols généralisés. La
faction s’est ancrée au pouvoir, on ne l’en arrachera plus. Par la terreur
improvisée, les Jacobins ont maintenu leur autorité illégale ; par la terreur
prolongée, ils vont établir leur autorité légale. La Convention élue pendant
les massacres sans secret du vote.
NB : encore cette innovation
destinée à un triste avenir : les ouvriers de la municipalité ont
travaillé- comprendre massacré !
Folie et sadisme : Mme de Lamballe, Mme Desrues, de La Leu, les enfants de
Bicêtre
Cependant la boucherie continue
et se perfectionne. À l’Abbaye , «
un tueur se plaint de ce que les aristocrates meurent trop vite et de ce que
les premiers ont seuls le plaisir de les frapper » ; désormais on ne les
frappera plus qu’avec le dos des sabres, et on les fera courir entre deux haies
d’égorgeurs, comme jadis le soldat qui passait par les baguettes. S’il s’agit
d’un homme connu, on s’entend encore plus soigneusement pour prolonger son
supplice. À la Force, les fédérés qui
viennent prendre M. de Rulhières jurent avec « d’affreux serments de couper la
tête à celui d’entre eux qui lui donnera un coup de pointe » ; au préalable,
ils le mettent nu, puis, pendant une demi-heure, à coups de plat de sabre, ils
le déchiquettent tout ruisselant de sang et le « dépouillent jusqu’aux
entrailles ». – Tous les monstres qui rampaient enchaînés dans les
bas-fonds du cœur sortent à la fois de la caverne humaine, non seulement les
instincts haineux avec leurs crocs ,
mais aussi les instincts immondes avec leur bave, et les deux meutes réunies
s’acharnent sur les femmes que leur célébrité infâme ou glorieuse a mises en
évidence, sur Mme de Lamballe, amie de la reine, sur la Desrues, veuve du
fameux empoisonneur, sur une bouquetière du Palais-Royal qui, deux ans auparavant,
dans un accès de jalousie, a mutilé son amant, un garde-française. Ici à la férocité s’adjoint la lubricité
pour introduire la profanation dans la torture et pour attenter à la vie par
des attentats à la pudeur. Dans Mme de Lamballe tuée trop vite, les bouchers
libidineux ne peuvent outrager qu’un cadavre ; mais pour la Desrues , surtout pour la bouquetière, ils
retrouvent, avec les imaginations de Néron, le cadre de feu des Iroquois . — De l’Iroquois au cannibale la distance est
courte, et quelques-uns la franchissent. À l’Abbaye, un ancien soldat, nommé Damiens, enfonce son sabre dans le flanc de
l’adjudant général de la Leu, plonge sa main dans l’ouverture, arrache le cœur,
« et le porte à sa bouche comme pour le dévorer ». « Le sang, dit un témoin
oculaire, dégouttait de sa bouche et lui faisait une sorte de moustache . » A
la Force on dépèce Mme de Lamballe ; ce qu’a fait le perruquier Charlot qui
portait sa tête, je ne puis l’écrire ; je dirai seulement qu’un autre, rue
Saint-Antoine, portait son cœur et « le mordait ».
Ils tuent et ils boivent ; puis ils tuent encore et ils boivent encore. La lassitude vient et l’hébétement
commence. Un d’eux, garçon charron, en a expédié dix-sept pour sa part ; un
autre « a tant travaillé la marchandise, que la lame de son sabre y est restée
» ; « depuis deux heures, dit un fédéré, que j’abats des membres de droite et
de gauche, je suis plus fatigué qu’un
maçon qui bat du plâtre depuis deux jours
». Leur première colère s’est usée, maintenant ils frappent en automates . Quelques-uns dorment étendus sur des bancs.
D’autres, en tas, cuvent leur vin à l’écart. La vapeur du carnage est si forte,
que le président du comité civil s’évanouit sur sa chaise , et les exhalaisons du cabaret montent avec
celles du charnier. Une torpeur pesante et morne envahit par degrés les
cerveaux offusqués, et les dernières lueurs de raison s’y éteignent une à une,
comme les lampions fumeux qui brûlent alentour sur les poitrines déjà froides
des morts. À travers la physionomie qui s’abêtit, on voit, au-dessous du
bourreau et du cannibale, apparaître l’idiot. C’est l’idiot révolutionnaire, en
qui toutes les idées ont sombré, sauf deux, rudimentaires, machinales et fixes,
l’une qui est l’idée du meurtre, l’autre qui est l’idée du salut public.
Solitaires dans sa tête vide, elles se rejoignent par une attraction
irrésistible, et l’on devine l’effet qui va jaillir de leur rencontre. « Y a-t-il encore de la besogne ? »
disait un tueur dans la cour déserte. – S’il n’y en a plus, répondent deux
femmes à la porte, il faudra bien en faire
. » Et naturellement on en fait.
Puisqu’il s’agit de nettoyer les
prisons, autant vaut les nettoyer toutes, et tout de suite. Après les Suisses, après les prêtres, après les aristocrates et les «
messieurs de la peau fine », il reste
les condamnés et les reclus de la justice ordinaire, les voleurs, assassins
et galériens de la Conciergerie, du Châtelet et de la tour Saint-Bernard, les
femmes marquées, les vagabonds, les vieux mendiants et les jeunes détenus de
Bicêtre et de la Salpêtrière. Tout cela n’est bon à rien, coûte à nourrir , et probablement a de mauvais projets. Par
exemple, à la Salpêtrière, la femme de l’empoisonneur Desrues est certainement,
comme lui, « intrigante, méchante et capable de tout » ; elle doit être
furieuse d’être en prison ; si elle pouvait, elle mettrait le feu à Paris ;
elle doit l’avoir dit ; elle l’a dit :
encore un coup de balai. – Et le balai, pour cette besogne plus sale, entre en
mouvement sous de plus sales mains ; il y a des habitués de geôle parmi ceux
qui empoignent le manche. Déjà à
l’Abbaye, surtout vers la fin, les tueurs volaient ; ici, au Châtelet et à la Conciergerie, ils
emportent « tout ce qui leur paraît propre à emporter », jusqu’aux habits des
morts, jusqu’aux draps et couvertures de la prison, jusqu’aux petites épargnes
des geôliers ; et, de plus, ils racolent des confrères. « Sur 36 prisonniers mis en liberté, il y
avait beaucoup d’assassins et de voleurs ; la bande des tueurs se les associa.
Il y avait aussi 75 femmes, en partie détenues pour vol ; elles promirent de
bien servir leurs libérateurs » ; effectivement, plus tard, aux Jacobins et aux
Cordeliers, elles seront les tricoteuses des tribunes . – A la Salpêtrière, « tous les souteneurs
de Paris, les anciens espions,... les libertins, les sacripants de la France et
de l’Europe se sont préparés d’avance à l’opération » et le viol alterne avec
le massacre . — Jusqu’ici du moins le
meurtre a eu pour assaisonnement le vol et la débauche ; mais à Bicêtre il est tout cru ; il n’y a que l’instinct carnassier
qui se gorge. Entre autres détenus, 43
enfants du bas peuple, âgés de douze à dix-sept ans, étaient là, placés en
correction par leurs parents ou par leurs patrons ; il n’y avait qu’à les regarder pour
reconnaître en eux les vrais voyous parisiens, les apprentis de la misère et du
vice, les futures recrues de la bande régnante, et la bande tombe sur eux à
coups de massue. Rien de plus difficile à tuer ; à cet âge, la vie est tenace,
il faut redoubler pour en venir à bout. « Là-bas, dans ce coin, disait un
geôlier, on avait fait de leurs corps une montagne. Le lendemain, quand il a
fallu les enterrer, c’était un spectacle à fendre l’âme. Il y en avait un qui
avait l’air de dormir, comme un ange du bon Dieu ; mais les autres étaient
horriblement mutilés . » – Cette fois,
on est descendu au-dessous de l’homme, dans les basses couches du règne animal
au-dessous du loup : les loups n’étranglent pas les louveteaux.
Six jours et cinq nuits de tuerie
non interrompue pour instaurer la
Terreur
Six jours et cinq nuits de tuerie
non interrompue , 171 meurtres à
l’Abbaye, 169 à la Force, 223 au Châtelet, 328 à la Conciergerie, 73 à la tour
Saint-Bernard, 120 aux Carmes, 79 à Saint-Firmin, 170 à Bicêtre, 35 à la
Salpêtrière, parmi les morts 250 prêtres, 3 évêques ou archevêques,
des officiers généraux, des magistrats, un ancien ministre, une princesse du
sang, les plus beaux noms de la France, et d’autre part un nègre, des femmes du
peuple, des gamins, des forçats, de vieux pauvres : à présent, quel est
l’homme, grand ou petit, qui ne se sente pas sous le couteau ? – D’autant plus
que la bande s’est accrue. Fournier,
Lazowski et Bécard, assassins et voleurs en chef, reviennent d’Orléans avec
leurs 1 500 coupe-jarrets ; en chemin,
ils ont égorgé M. de Brissac, M. de Lessart et 42 autres accusés de lèse-nation
qu’ils ont arrachés à leurs juges, puis par surcroît, « à l’exemple de Paris, »
21 détenus qu’ils sont allés prendre dans les prisons de Versailles ;
maintenant, à Paris, ils sont remerciés par le ministre de la justice,
félicités par la Commune, fêtés et embrassés dans leurs sections . – Quelqu’un peut-il douter qu’ils ne soient
prêts à recommencer ? Peut-on faire un pas dans Paris ou hors de Paris sans
subir leur oppression ou le spectacle de leur arbitraire ?...– Si l’on reste, on est assiégé d’images
funèbres : c’est dans chaque rue le pas accéléré des escouades qui mènent les suspects
au comité ou en prison ; c’est autour de chaque prison un attroupement qui
« vient voir les désastres » ; c’est la criée établie dans la cour de l’Abbaye
pour vendre à l’encan les habits des morts ; c’est le bruit des tombereaux qui,
jour et nuit, roulent sur le pavé pour emporter 1 300 cadavres ; ce sont les
chansons des femmes qui, montées sur la charrette pleine, battent la mesure sur
les corps nus . Est-il un homme qui,
après une de ces rencontres, ne se voie en imagination, lui aussi, au comité de
section devant la table verte, puis dans la prison sous les sabres, puis sur la
charrette dans le monceau sanglant ?
Sous une pareille vision, les courages s’affaissent ; tous les journaux
approuvent, pallient ou se taisent ; personne n’ose résister à rien. Les biens comme les vies appartiennent à
qui veut les prendre. Aux barrières, aux Halles, sur le boulevard du Temple,
des filous parés du ruban tricolore arrêtent les passants, saisissent les
marchandes, et, sous prétexte que les bijoux doivent être déposés sur l’autel
de la Patrie, prennent les bourses, les montres, les bagues et le reste, si
rudement, que des femmes ont les oreilles arrachées faute d’avoir décroché
leurs boucles assez vite . D’autres,
installés dans les caves des Tuileries, y vendent à leur profit le vin et
l’huile de la nation. Quelques-uns, élargis huit jours auparavant par le
peuple, flairent un plus grand coup, s’introduisent dans le Garde-Meuble et y
volent pour 30 millions de diamants..
La Convention élue pendant les massacres
par un vote public. Par la terreur improvisée, les Jacobins ont
maintenu leur autorité illégale ; par la terreur prolongée, ils vont établir
leur autorité légale
– Comme un homme frappé d’un coup de masse à la tête, Paris, assommé, se
laisse faire, et les auteurs du massacre ont atteint leur objet : la faction s’est ancrée au pouvoir, on ne
l’en arrachera plus. Ni dans la Législative ni dans la Convention, les
velléités des Girondins ne prévaudront contre son usurpation tenace. Elle a
prouvé par un exemple éclatant qu’elle est capable de tout, et elle s’en vante
; elle n’a pas désarmé, elle est toujours là debout, anonyme et prête, avec son
principe meurtrier, avec ses procédés expéditifs, avec son personnel de
fanatiques et de sicaires, avec Maillard et Fournier, avec ses canons et ses
piques. Tout ce qui n’est pas elle ne vit que sous son bon plaisir, au jour le
jour et par grâce. On le sait, l’Assemblée ne songe plus à déloger des gens qui
répondent aux décrets d’expulsion par le massacre ; il n’est plus question d’examiner leurs comptes ou de les contenir dans
les limites de la loi. Leur dictature est incontestée, et leurs épurations
continuent. En onze jours, quatre à
cinq cents nouveaux prisonniers, arrêtés par l’ordre de la municipalité, des
sections, d’un Jacobin quelconque, sont entassés dans les cellules encore
tachées du sang répandu, et le bruit court que, le 20 septembre, les prisons
seront vidées par un second massacre .
– Que la Convention, si elle veut,
s’installe pompeusement en souveraine et fasse tourner la machine à décrets ;
peu importe : régulier ou irrégulier, le gouvernement marchera toujours sous la
main qui tient le sabre. Par la terreur
improvisée, les Jacobins ont maintenu leur autorité illégale ; par la terreur
prolongée, ils vont établir leur autorité légale. À l’Hôtel de Ville, dans
les tribunaux, à la garde nationale, aux sections, dans les administrations,
les suffrages contraints vont leur donner les places, et déjà ils ont fait
élire à la Convention Marat, Danton, Fabre d’Eglantine, Camille Desmoulins,
Manuel, Billaud-Varennes, Panis, Sergent, Collot d’Herbois, Robespierre,
Legendre, Osselin, Fréron, David, Robert, La Vicomterie, bref les instigateurs,
les conducteurs, les complices du massacre
. Rien n’a été omis de ce qui pouvait forcer et fausser le vote. Au préalable, on a imposé à l’Assemblée
électorale la présence du peuple, et à cet effet on l’a transférée dans la
grande salle des Jacobins sous la pression des galeries jacobines. Par une
seconde précaution, on a exclu du vote tout opposant, tout constitutionnel,
tout ancien membre du club monarchique, du club de la Sainte-Chapelle et du
club des Feuillants, tout signataire de la pétition des 20 000 ou de la
pétition des 8 000, et, quand des sections ont protesté, on a rejeté leur
réclamation comme le fruit d’une « intrigue ». Enfin, à chaque tour de scrutin, on a fait l’appel nominal, et chaque
électeur a dû voter à haute voix ; on était sûr d’avance que son vote serait
bon : les avertissements qu’il avait reçus étaient trop nets. Le 2 septembre, pendant que l’assemblée
électorale tenait à l’évêché sa première séance, les Marseillais, à cinq cents
pas de là, venaient prendre les vingt-quatre prêtres de la mairie et dans le
trajet, sur le Pont-Neuf, les lardaient déjà à coups de sabre. Toute la soirée
et toute la nuit, à l’Abbaye, aux Carmes, à la Force, les ouvriers de la municipalité
ont travaillé, et, le 3 septembre, quand l’assemblée électorale s’est transportée aux Jacobins,
elle a passé sur le Pont-au-Change entre deux haies de cadavres que les tueurs
apportaient du Châtelet et de la Conciergerie.
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