Ou comment l’âge métaphysique proclamant
la souveraineté du peuple rend le gouvernement impossible tout en dérivant vers
le despotisme. Recette pour un nouveau despotisme : garder la
centralisation de la Royauté, suppression des corps intermédiaires, refus de la
démocratie représentative, contrôle des élus, la toute puissance de la « volonté
publique » sur l’individu. (cf Auguste Comte : le dogme de la liberté
illimitée de conscience a d’abord été construit pour détruire le pouvoir
théologique, ensuite, celui de la souveraineté du peuple pour renverser le
gouvernement temporel, et enfin celui de l’égalité pour décomposer
l’ancienne classification sociale)
La souveraineté du peuple, de l’anarchie
au despotisme
Dans la théorie
nouvelle, c’est contre le gendarme que tous les principes sont promulgués,
toutes les précautions prises, toutes les défiances éveillées. Au nom de la souveraineté du peuple, on
retire au gouvernement toute autorité, toute prérogative, toute initiative,
toute durée et toute force. Le peuple est souverain, et le gouvernement
n’est que son commis, moins que son commis, son domestique. — Entre eux « point
de contrat » indéfini ou au moins durable, « et qui ne puisse être annulé que
par un consentement mutuel ou par l’infidélité d’une des deux parties ». — « Il
est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il
ne puisse jamais enfreindre. » — Point de charte consacrée et inviolable « qui
enchaîne un peuple aux formes de constitution une fois établies ». — « Le droit
de les changer est la première garantie de tous les autres. » — « Il n’y a pas,
il ne peut y avoir aucune loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple,
pas même le contrat social. » — C’est par usurpation et mensonge qu’un prince,
une assemblée, des magistrats se disent les représentants du peuple. « La souveraineté ne peut être représentée,
par la même raison qu’elle ne peut être aliénée... À l’instant qu’un peuple
se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus... Le peuple
anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection
des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est
rien… Les députés du peuple ne sont donc ni ne
peuvent être ses représentants ; ils ne sont que ses commissaires, ils ne
peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a
pas ratifiée est nulle, ce n’est pas une loi…
Nous mettons la
main sur nos magistrats ; nous les prenons au collet pour les asseoir sur leurs
sièges. De gré ou de force, ils sont les corvéables de l’État, plus disgraciés
qu’un valet ou un manœuvre, puisque le manœuvre travaille à conditions débattues
et que le valet chassé peut réclamer ses huit jours. Sitôt que le gouvernement
sort de cette humble attitude, il usurpe, et les constitutions vont proclamer
qu’en ce cas l’insurrection est non seulement le plus saint des droits, mais
encore le premier des devoirs. – Là-dessus la pratique accompagne la théorie,
et le dogme de la souveraineté du
peuple, interprété par la foule, va produire la parfaite anarchie, jusqu’au
moment où, interprété par les chefs, il produira le despotisme parfait.
Car la théorie a deux faces, et, tandis
que d’un côté elle conduit à la démolition perpétuelle du gouvernement, elle
aboutit de l’autre à la dictature illimitée de l’État. Le
nouveau contrat n’est point un pacte historique, comme la Déclaration des
Droits de 1688 en Angleterre, comme la Fédération de 1579 en Hollande, conclu
entre des hommes réels et vivants, admettant des situations acquises, des
groupes formés et des institutions établies, rédigé pour reconnaître, préciser,
garantir et compléter un droit antérieur. Antérieurement
au contrat social, il n’y a pas de droit véritable ; car le droit véritable ne
naît que par le contrat social, seul valable, puisqu’il est le seul qui
soit dressé entre des êtres parfaitement égaux et parfaitement libres, être
abstraits, sortes d’unités mathématiques, toutes de même valeur, toutes ayant
le même rôle, et dont nulle inégalité ou contrainte ne vient troubler les
conventions. C’est pourquoi, au moment où il se conclut, tous les autres pactes
deviennent nuls. Propriété, famille, Église, aucune des institutions anciennes
ne peut invoquer de droit contre l’État nouveau. L’emplacement où nous le
bâtissons doit être considéré comme vide ; si nous y laissons subsister une
partie des vieilles constructions, ce sera en son nom et à son profit, pour les
enfermer dans son enceinte et les approprier à son usage ; tout le sol humain
est à lui. – D’autre part, il n’est pas, selon la doctrine américaine, une
compagnie d’assurance mutuelle, une société semblable aux autres, bornée dans
son objet, restreinte dans son office, limitée dans ses pouvoirs, et par
laquelle les individus, conservant pour eux-mêmes la meilleure part de leurs
biens et de leurs personnes, se cotisent afin d’entretenir une armée, une
maréchaussée, des tribunaux, des grandes routes, des écoles, bref les plus gros
instruments de sûreté et d’utilité publiques, mais réservent le demeurant des
services locaux et généraux, spirituels et matériels, à l’initiative privée et
aux associations spontanées qui se formeront au fur et à mesure des occasions
et des besoins. Notre État n’est point
une simple machine utilitaire, un outil commode à la main, dont l’ouvrier se
sert sans renoncer à l’emploi indépendant de sa main ou à l’emploi simultané
d’autres outils. Premier-né, fils unique et seul représentant de la raison,
il doit, pour la faire régner, ne rien laisser hors de ses prises. – En ceci l’ancien régime conduit au nouveau, et la
pratique établie incline d’avance les esprits vers la théorie naissante. Déjà,
depuis longtemps, par la centralisation administrative, l’État a la main
partout . « Sachez, disait Law au
marquis d’Argenson, que ce royaume de France est gouverné par trente
intendants. Vous n’avez ni Parlement, ni États, ni gouverneurs ; ce sont trente
maîtres des requêtes, commis aux provinces, de qui dépendent le bonheur ou le
malheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité. »
L’individu n’est rien, l’Etat est tout
Rien de plus
commode qu’un tel instrument pour faire les réformes en grand et d’un seul
coup. C’est pourquoi, bien loin de restreindre le pouvoir central, les
économistes ont voulu l’étendre. Au lieu de lui opposer des digues nouvelles,
ils ont songé à détruire les vieux restes de digues qui le gênaient encore. « Dans un gouvernement, disent Quesnay et ses
disciples, le système des contre-forces est une idée funeste... Les
spéculations d’après lesquelles on a imaginé le système des contrepoids sont
chimériques... Que l’État comprenne bien ses devoirs, et alors qu’on le laisse
libre... Il faut que l’État gouverne selon les règles de l’ordre essentiel, et,
quand il en est ainsi, il faut qu’il soit tout-puissant. » – Aux approches de
la Révolution, la même doctrine reparaît, sauf un nom remplacé par un autre. À
la souveraineté du roi, le Contrat social substitue la souveraineté du peuple.
Mais la seconde est encore plus absolue que la première, et, dans le couvent démocratique que Rousseau
construit sur le modèle de Sparte et de Rome, l’individu n’est rien, l’État est
tout.
En effet, « les
clauses du contrat social se réduisent toutes à une seule , savoir,
l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté ».
Chacun se donne tout entier, « tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes
ses forces, dont les biens qu’il possède font partie ». Nulle exception ni
réserve ; rien de ce qu’il était ou de ce qu’il avait auparavant ne lui
appartient plus en propre. Ce que désormais il sera et aura ne lui sera dévolu
que par la délégation du corps social, propriétaire universel et maître absolu.
Il faut que l’État ait tous les droits et que les particuliers n’en aient aucun
; sinon, il y aurait entre eux et lui des litiges, et, « comme il n’y a aucun
supérieur commun qui puisse prononcer entre eux et lui », ces litiges ne
finiraient pas…
Cela posé, suivons
les conséquences. — En premier lieu, je ne suis propriétaire de mon bien que
par tolérance et de seconde main ; car, par le contrat social, je l’ai aliéné ,
« il fait maintenant partie du bien public » ; si en ce moment j’en conserve
l’usage, c’est par une concession de l’État qui m’en fait le « dépositaire »…
Le premier intérêt de l’État sera toujours
de former les volontés par lesquelles il dure, de préparer les votes qui le
maintiendront, de déraciner dans les âmes les passions qui lui seraient
contraires, d’implanter dans les âmes des passions qui lui seront favorables,
d’établir à demeure, dans ses citoyens futurs, les sentiments et les préjugés
dont il aura besoin . S’il ne tient pas
les enfants, il n’aura pas les adultes.
Dans un couvent, il faut que les novices soient élevés en moines ; sinon,
quand ils auront grandi, il n’y aura plus de couvent.
En dernier lieu,
notre couvent laïque a sa religion, une religion laïque. Si j’en professe une
autre, c’est sous son bon plaisir et avec des restrictions. Par nature, il est hostile aux associations
autres que lui-même ; elles sont des rivales, elles le gênent, elles accaparent
la volonté et faussent le vote de leurs membres. « Il importe, pour bien
avoir l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle
dans l’État, et que chaque citoyen n’opine que d’après lui . » Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut
rien », et il vaudrait mieux pour l’État qu’il n’y eût point d’Église. – Non
seulement toute Eglise est suspecte, mais, si je suis chrétien, ma croyance est
vue d’un mauvais œil.
Tous ces articles sont des suites forcées du
contrat social. Du moment où, entrant dans un corps, je ne réserve rien de
moi-même, je renonce par cela seul à mes biens, à mes enfants, à mon Église, à
mes opinions. Je cesse d’être
propriétaire, père, chrétien, philosophe. C’est l’État qui se substitue à moi
dans toutes ces fonctions. À la
place de ma volonté, il y a désormais la volonté publique, c’est-à-dire, en
théorie, l’arbitraire changeant de la majorité comptée par têtes, en fait,
l’arbitraire rigide de l’assemblée, de la faction, de l’individu qui détient le
pouvoir public
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