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vendredi 4 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_15_ La souveraineté du peuple

Ou comment l’âge métaphysique proclamant la souveraineté du peuple rend le gouvernement impossible tout en dérivant vers le despotisme. Recette pour un nouveau despotisme : garder la centralisation de la Royauté, suppression des corps intermédiaires, refus de la démocratie représentative, contrôle des élus, la toute puissance de la « volonté publique » sur l’individu. (cf Auguste Comte : le dogme de la liberté illimitée de conscience a d’abord été construit pour détruire le pouvoir théologique, ensuite, celui de la souveraineté du peuple pour renverser le gouvernement temporel, et enfin celui de l’égalité pour décomposer l’ancienne  classification sociale)

La souveraineté du peuple, de l’anarchie au despotisme

Dans la théorie nouvelle, c’est contre le gendarme que tous les principes sont promulgués, toutes les précautions prises, toutes les défiances éveillées. Au nom de la souveraineté du peuple, on retire au gouvernement toute autorité, toute prérogative, toute initiative, toute durée et toute force. Le peuple est souverain, et le gouvernement n’est que son commis, moins que son commis, son domestique. — Entre eux « point de contrat » indéfini ou au moins durable, « et qui ne puisse être annulé que par un consentement mutuel ou par l’infidélité d’une des deux parties ». — « Il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse jamais enfreindre. » — Point de charte consacrée et inviolable « qui enchaîne un peuple aux formes de constitution une fois établies ». — « Le droit de les changer est la première garantie de tous les autres. » — « Il n’y a pas, il ne peut y avoir aucune loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social. » — C’est par usurpation et mensonge qu’un prince, une assemblée, des magistrats se disent les représentants du peuple. « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée... À l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus... Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien… Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants ; ils ne sont que ses commissaires, ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle, ce n’est pas une loi…
Nous mettons la main sur nos magistrats ; nous les prenons au collet pour les asseoir sur leurs sièges. De gré ou de force, ils sont les corvéables de l’État, plus disgraciés qu’un valet ou un manœuvre, puisque le manœuvre travaille à conditions débattues et que le valet chassé peut réclamer ses huit jours. Sitôt que le gouvernement sort de cette humble attitude, il usurpe, et les constitutions vont proclamer qu’en ce cas l’insurrection est non seulement le plus saint des droits, mais encore le premier des devoirs. – Là-dessus la pratique accompagne la théorie, et le dogme de la souveraineté du peuple, interprété par la foule, va produire la parfaite anarchie, jusqu’au moment où, interprété par les chefs, il produira le despotisme parfait.
Car la théorie a deux faces, et, tandis que d’un côté elle conduit à la démolition perpétuelle du gouvernement, elle aboutit de l’autre à la dictature illimitée de l’État. Le nouveau contrat n’est point un pacte historique, comme la Déclaration des Droits de 1688 en Angleterre, comme la Fédération de 1579 en Hollande, conclu entre des hommes réels et vivants, admettant des situations acquises, des groupes formés et des institutions établies, rédigé pour reconnaître, préciser, garantir et compléter un droit antérieur. Antérieurement au contrat social, il n’y a pas de droit véritable ; car le droit véritable ne naît que par le contrat social, seul valable, puisqu’il est le seul qui soit dressé entre des êtres parfaitement égaux et parfaitement libres, être abstraits, sortes d’unités mathématiques, toutes de même valeur, toutes ayant le même rôle, et dont nulle inégalité ou contrainte ne vient troubler les conventions. C’est pourquoi, au moment où il se conclut, tous les autres pactes deviennent nuls. Propriété, famille, Église, aucune des institutions anciennes ne peut invoquer de droit contre l’État nouveau. L’emplacement où nous le bâtissons doit être considéré comme vide ; si nous y laissons subsister une partie des vieilles constructions, ce sera en son nom et à son profit, pour les enfermer dans son enceinte et les approprier à son usage ; tout le sol humain est à lui. – D’autre part, il n’est pas, selon la doctrine américaine, une compagnie d’assurance mutuelle, une société semblable aux autres, bornée dans son objet, restreinte dans son office, limitée dans ses pouvoirs, et par laquelle les individus, conservant pour eux-mêmes la meilleure part de leurs biens et de leurs personnes, se cotisent afin d’entretenir une armée, une maréchaussée, des tribunaux, des grandes routes, des écoles, bref les plus gros instruments de sûreté et d’utilité publiques, mais réservent le demeurant des services locaux et généraux, spirituels et matériels, à l’initiative privée et aux associations spontanées qui se formeront au fur et à mesure des occasions et des besoins. Notre État n’est point une simple machine utilitaire, un outil commode à la main, dont l’ouvrier se sert sans renoncer à l’emploi indépendant de sa main ou à l’emploi simultané d’autres outils. Premier-né, fils unique et seul représentant de la raison, il doit, pour la faire régner, ne rien laisser hors de ses prises. – En ceci l’ancien régime conduit au nouveau, et la pratique établie incline d’avance les esprits vers la théorie naissante. Déjà, depuis longtemps, par la centralisation administrative, l’État a la main partout  . « Sachez, disait Law au marquis d’Argenson, que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. Vous n’avez ni Parlement, ni États, ni gouverneurs ; ce sont trente maîtres des requêtes, commis aux provinces, de qui dépendent le bonheur ou le malheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité. »

L’individu n’est rien, l’Etat est tout

Rien de plus commode qu’un tel instrument pour faire les réformes en grand et d’un seul coup. C’est pourquoi, bien loin de restreindre le pouvoir central, les économistes ont voulu l’étendre. Au lieu de lui opposer des digues nouvelles, ils ont songé à détruire les vieux restes de digues qui le gênaient encore. « Dans un gouvernement, disent Quesnay et ses disciples, le système des contre-forces est une idée funeste... Les spéculations d’après lesquelles on a imaginé le système des contrepoids sont chimériques... Que l’État comprenne bien ses devoirs, et alors qu’on le laisse libre... Il faut que l’État gouverne selon les règles de l’ordre essentiel, et, quand il en est ainsi, il faut qu’il soit tout-puissant. » – Aux approches de la Révolution, la même doctrine reparaît, sauf un nom remplacé par un autre. À la souveraineté du roi, le Contrat social substitue la souveraineté du peuple. Mais la seconde est encore plus absolue que la première, et, dans le couvent démocratique que Rousseau construit sur le modèle de Sparte et de Rome, l’individu n’est rien, l’État est tout.
En effet, « les clauses du contrat social se réduisent toutes à une seule , savoir, l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté ». Chacun se donne tout entier, « tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font partie ». Nulle exception ni réserve ; rien de ce qu’il était ou de ce qu’il avait auparavant ne lui appartient plus en propre. Ce que désormais il sera et aura ne lui sera dévolu que par la délégation du corps social, propriétaire universel et maître absolu. Il faut que l’État ait tous les droits et que les particuliers n’en aient aucun ; sinon, il y aurait entre eux et lui des litiges, et, « comme il n’y a aucun supérieur commun qui puisse prononcer entre eux et lui », ces litiges ne finiraient pas…
Cela posé, suivons les conséquences. — En premier lieu, je ne suis propriétaire de mon bien que par tolérance et de seconde main ; car, par le contrat social, je l’ai aliéné , « il fait maintenant partie du bien public » ; si en ce moment j’en conserve l’usage, c’est par une concession de l’État qui m’en fait le « dépositaire »…
Le premier intérêt de l’État sera toujours de former les volontés par lesquelles il dure, de préparer les votes qui le maintiendront, de déraciner dans les âmes les passions qui lui seraient contraires, d’implanter dans les âmes des passions qui lui seront favorables, d’établir à demeure, dans ses citoyens futurs, les sentiments et les préjugés dont il aura besoin  . S’il ne tient pas les enfants, il n’aura pas les adultes. Dans un couvent, il faut que les novices soient élevés en moines ; sinon, quand ils auront grandi, il n’y aura plus de couvent.
En dernier lieu, notre couvent laïque a sa religion, une religion laïque. Si j’en professe une autre, c’est sous son bon plaisir et avec des restrictions. Par nature, il est hostile aux associations autres que lui-même ; elles sont des rivales, elles le gênent, elles accaparent la volonté et faussent le vote de leurs membres. « Il importe, pour bien avoir l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État, et que chaque citoyen n’opine que d’après lui  . » Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut rien », et il vaudrait mieux pour l’État qu’il n’y eût point d’Église. – Non seulement toute Eglise est suspecte, mais, si je suis chrétien, ma croyance est vue d’un mauvais œil.
Tous ces articles sont des suites forcées du contrat social. Du moment où, entrant dans un corps, je ne réserve rien de moi-même, je renonce par cela seul à mes biens, à mes enfants, à mon Église, à mes opinions. Je cesse d’être propriétaire, père, chrétien, philosophe. C’est l’État qui se substitue à moi dans toutes ces fonctions. À la place de ma volonté, il y a désormais la volonté publique, c’est-à-dire, en théorie, l’arbitraire changeant de la majorité comptée par têtes, en fait, l’arbitraire rigide de l’assemblée, de la faction, de l’individu qui détient le pouvoir public



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