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mardi 15 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_60_ les journées révolutionnaires

Les leaders Jacobins du peuple à Paris- les futurs massacreurs de septembre – Leur organisation, leur propagande. Comment les journées révolutionnaires sont préparées – et non spontanées. L’exemple semi-raté du 20 juin
NB : Dans les « bonnes histoires » de la Révolution, les auteurs généralement s’interrogent sur les affreux massacres de septembre, on ne connait pas précisément leurs auteurs etc. Lisez Taine !

Les leaders Jacobins du peuple à Paris- les futurs massacreurs de septembre – Leur organisation, leur propagande

Telle troupe, tels chefs ; à un taureau il faut des bouviers pour conducteurs, supérieurs à lui d’un degré, mais d’un degré seulement, ayant le costume, la voix et les façons de l’emploi, exempts de répugnances et de scrupules, naturellement durs ou volontairement endurcis, fertiles en ruses de maquignon et en expédients d’abattoir, eux-mêmes du peuple ou feignant d’en être : Santerre, un brasseur du faubourg Saint-Antoine, commandant du bataillon des Enfants-Trouvés, grand et gros homme de parade, à voix de stentor, qui, dans la rue, donne des poignées de main à tout venant et, chez lui, avec l’argent du duc d’Orléans, paye à boire à tout le monde   ; Legendre, un boucher colérique, qui jusque dans la Convention gardera ses gestes d’assommeur ; deux ou trois étrangers et aventuriers, bons pour les besognes meurtrières et qui se servent du sabre ou de la baïonnette sans crier gare. – Le premier est un Italien, maître d’anglais, Rotondo, émeutier de profession, qui, convaincu de meurtre et de vol, finira en Piémont par la potence. – Le second est un Polonais, Lazowski, ancien élégant, joli fat qui, avec une facilité slave, est devenu le plus débraillé des sans-culottes : jadis pourvu d’une sinécure, puis jeté brusquement sur le pavé, il a crié dans les clubs contre ses protecteurs qu’il voyait à bas ; on l’a élu capitaine des canonniers du bataillon Saint-Marcel, et il sera l’un des égorgeurs du septembre ; mais son tempérament de salon n’est pas assez fort pour son rôle de carrefour, et il mourra au bout d’un an, brûlé de fièvre et d’eau-de-vie. Le troisième est un autre tueur en chef de septembre, Fournier, dit l’Américain, ancien planteur, qui de Saint-Domingue a rapporté le mépris de la vie humaine : « avec sa face livide et sinistre, ses moustaches, sa triple ceinture de pistolets, son langage grossier, ses jurons, il a tout l’air d’un pirate   ». À côté d’eux on rencontre un petit avocat bossu, Cuirette-Verrières, parleur intarissable, qui, le 6 octobre 1789, paradait sur un grand cheval blanc et depuis a plaidé pour Marat : à ces deux titres, sa figure de fantoche est restée dans l’imagination populaire ; d’ailleurs, les rudes gaillards qui s’assemblent de nuit chez Santerre ont besoin d’un homme de plume et probablement il fournit le style. – Le conciliabule comprend des affidés plus subalternes encore : « Brière, marchand de vin, Nicolas, sapeur au bataillon des Enfants-Trouvés, Gonor, se disant vainqueur de la Bastille   », Rossignol, ancien soldat, puis compagnon orfèvre, qui, après avoir présidé aux massacres de la Force, général improvisé, promènera dans la Vendée son incapacité, sa crapule et son brigandage ; d’autres encore, sans doute Huguenin, ex-avocat ruiné, ensuite carabinier, puis déserteur, puis commis aux barrières, maintenant porte-parole du faubourg Saint-Antoine et finalement président de la Commune de septembre ; sans doute aussi le grand aboyeur du Palais-Royal, Saint-Huruge, surnommé le Père Adam, un marquis tombé dans le ruisseau, qui boit avec les crocheteurs, s’habille en portefaix, et, maniant un énorme gourdin, traîne la racaille à ses talons  . – Voilà tous les meneurs ; les Jacobins de la municipalité et de l’Assemblée ne prêtent à l’entreprise que leurs encouragements et leur connivence , il vaut mieux que l’émeute semble spontanée ; par prudence ou pudeur, les Girondins, Pétion, Manuel, Danton lui-même, restent dans l’ombre ; ils n’ont pas besoin d’en sortir. – Si voisins du peuple et si mêlés à la foule, les autres sont plus capables de forger pour leur troupe le roman qui lui convient : c’est un roman adapté aux limites, à la forme et à l’ébranlement de son intelligence, un roman noir et simple comme il en faut pour les enfants, ou plutôt un mélodrame de théâtre forain, avec les bons d’un côté, les méchants de l’autre, au centre un ogre, un tyran, quelque traître infâme qui ne peut manquer à la fin d’être démasqué et puni suivant ses mérites, le tout en tirades ronflantes, et, pour finale, un refrain chanté en chœur…
On lui représente Louis XVI « comme un monstre qui emploie son pouvoir et ses trésors à s’opposer à la régénération des Français. Nouveau Charles IX, il veut porter à la France la désolation et la mort. Va, cruel, tes forfaits auront un terme ! Damiens fut moins coupable que toi. Il fut puni des plus horribles tortures pour avoir voulu délivrer la France d’un monstre. Et toi, dont l’attentat est vingt-cinq millions de fois plus grand, on te laisse l’impunité   !... Foulons aux pieds ce « simulacre de royauté ! Tremblez, tyrans, il est encore parmi nous des Scévola ! » – Tout cela est débité, déclamé ou plutôt crié publiquement, en plein jour, devant les fenêtres du roi, par des harangueurs montés sur des chaises, et du comité installé chez Santerre partent chaque jour des provocations semblables, tantôt des placards qu’on affiche dans les faubourgs, tantôt des pétitions qu’on colporte dans les sections et dans les clubs, tantôt des motions que l’on agite « dans les groupes des Tuileries, du Palais-Royal, de la place de Grève et surtout de la place de la Bastille ». Dès le 2 juin, les meneurs ont établi dans l’église des Enfants-Trouvés un nouveau club pour avoir leur officine spéciale et travailler sur place  . Comme les démagogues de Platon, ils savent leur métier, ils ont découvert à quels cris tressaille l’animal populaire, par quels ombrages on l’effarouche, par quel appât on l’attire, dans quel chemin il faut l’engager : une fois attiré et engagé, il marchera en aveugle, emporté par son élan involontaire, et il écrasera de sa masse tout ce qu’il rencontrera sous les pieds…

Comment les journées révolutionnaires sont préparées : l’exemple du 20 juin

L’appât est bien choisi et bien présenté : il s’agit de célébrer l’anniversaire du serment du Jeu de Paume. On plantera un arbre de la Liberté sur la terrasse des Feuillants et l’on présentera à l’Assemblée, puis au roi, « des pétitions relatives aux circonstances » ; par précaution et pour en imposer aux malintentionnés, les pétitionnaires auront leurs armes  . — Une procession populaire est attrayante, et tant d’ouvriers ne savent que faire de leur journée vide ! De plus, il est agréable de figurer dans un opéra patriotique, et beaucoup, surtout les femmes et les enfants, désirent voir M. et Mme Veto. On a invité les campagnards de la banlieue  , les rôdeurs et les va-nu-pieds des terrains vagues se mettront certainement de la partie, et l’on peut compter sur les badauds si nombreux à Paris, sur les flâneurs qui s’ajoutent à tout spectacle, sur les curieux qui, de nos jours encore, s’attroupent par centaines le long des quais pour suivre des yeux un chien tombé dans la Seine. Tout cela fera un corps qui, sans y penser, suivra sa tête. À cinq heures du matin, le 20 juin, dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel, des rassemblements sont déjà formés, gardes nationaux, piquiers, canonniers avec leurs canons, gens armés de sabres ou de bâtons, enfants et femmes. – A la vérité, une affiche qui vient d’être posée sur les murs interdit le rassemblement, et des officiers municipaux en écharpe viennent sommer ou supplier la foule de ne pas violer la loi  . Mais, dans un cerveau populaire, les idées sont aussi tenaces que courtes. On a compté sur une procession civique, on s’est levé matin pour la faire ; les canons sont attelés, le Mai chargé sur une voiture ; tout est préparé pour la cérémonie ; on s’est donné congé, on ne veut pas rentrer chez soi. D’ailleurs, on n’a que de bonnes intentions ; on sait la loi aussi bien que les municipaux ; on ne s’est « armé que pour la faire respecter et observer »…
Cependant les heures s’écoulent, et, dans une foule aigrie par l’attente, ce sont toujours les plus impatients, les plus rudes, les plus enclins aux voies de fait, qui mènent les autres. – Au quartier général du Val-de-Grâce  , les hommes à piques se jettent sur les canons et les entraînent ; les gardes nationaux laissent faire ; les chefs, Saint-Prix et Leclerc, menacés de mort, n’ont plus qu’à suivre en protestant. — Même spectacle dans la section de Montreuil ; la résistance de quatre commandants de bataillon sur six n’a servi qu’à remettre l’autorité plénière à l’instigateur de l’émeute, et désormais Santerre est le seul chef de l’attroupement. — Vers onze heures et demie, il sort de sa brasserie, et, suivi des canons, du drapeau, du char qui porte le peuplier, il se met en tête du cortège, qui est de « quinze cents personnes » à peu près, « en comprenant les curieux   » ; mais la troupe, dans sa marche, grossit comme une boule de neige, et, en arrivant devant l’Assemblée nationale, il a derrière lui sept à huit mille personnes  . – Sur la motion de Guadet et de Vergniaud, les pétitionnaires sont introduits : dans une adresse emphatique et menaçante, leur orateur, Huguenin, dénonce les ministres, le roi, les accusés d’Orléans, les députés de la droite, demande « du sang », et annonce que le peuple « debout » est prêt à se faire justice  . Ensuite, au bruit des tambours et au son de la musique, pendant plus d’une heure, sous l’œil de Santerre et de Saint-Huruge, la multitude défile à travers la salle : çà et là passent quelques pelotons de gardes nationaux confondus dans la cohue et perdus dans « la forêt ambulante des piques »

Une occasion demi-ratée : le 20 juin

Le flot humain, qui, au sortir de l’Assemblée, est venu se déverser sur le Carrousel, y reste stagnant, et semble prêt à rentrer dans ses canaux ordinaires. – Ce n’est point là le compte des meneurs. Santerre, arrivant avec Saint-Huruge, s’aperçoit qu’il faut une dernière poussée, et décisive ; il crie à ses hommes : « Pourquoi n’êtes-vous pas entrés dans le château ? Il faut y entrer, nous ne sommes descendus ici que pour cela  . » – « Le Carrousel est forcé, crie un lieutenant des canonniers du Val-de-Grâce, il faut que le château le soit. Voici la première fois que les canonniers du Val-de-Grâce marchent : ce ne sont pas des j... f.... Allons, à moi, canonniers, droit à l’ennemi   ! » – Cependant, de l’autre côté de la porte, des officiers municipaux, choisis par Pétion parmi les plus révolutionnaires du Conseil, dissolvent la résistance par leurs harangues et leurs injonctions. « Après tout, disait l’un d’eux, nommé Mouchet, le droit de pétition est sacré. » – « Ouvrez la porte, crient Sergent et Boucher-René, personne n’a le droit de la fermer ; tout citoyen a le droit d’entrer  . » – Un canonnier lève la bascule, la porte s’ouvre ; en un clin d’œil la cour est remplie  , la foule s’engouffre sous la voûte et dans le grand escalier avec un tel élan, qu’un canon du Val-de-Grâce, enlevé à bras, arrive jusqu’à la troisième pièce du premier étage. Les portes craquent sous les coups de hache, et, dans la grande salle de l’Œil-de-Bœuf, la multitude se trouve face à face avec le roi.
En pareille circonstance, les représentants de l’autorité publique, directoires, municipalités, chefs militaires et, au 6 octobre, le roi lui-même, ont toujours cédé jusqu’ici ; ils ont cédé ou ils ont péri. Certain de l’issue, Santerre préfère ne pas y assister : en homme prudent, il se réserve, se dérobe, se laisse pousser dans la chambre du Conseil où se sont réfugiés la reine, le petit dauphin et les femmes  . Là, avec sa grande taille, sa large corpulence, il leur sert de plastron, il empêche les meurtres inutiles et compromettants. Cependant, dans l’Œil-de-Bœuf, il laisse faire ; sans doute, en son absence, on y fera tout ce qu’il faut, et, selon toute apparence, il a calculé juste. – D’un côté, dans une embrasure de fenêtre, sur une banquette, est le roi, presque seul, et, devant lui, pour toute défense, quatre ou cinq gardes nationaux ; de l’autre côté, dans les appartements, une foule immense qui croît d’heure en heure à mesure que le bruit de l’irruption se répand dans les quartiers voisins, quinze ou vingt mille personnes, un entassement prodigieux, un pêle-mêle traversé par des remous, une mer houleuse de corps qui se froissent et dont un simple flux ou reflux aplatirait contre le mur des obstacles dix fois plus forts, un vacarme à briser les vitres, « des hurlements affreux », des injures, des imprécations. « A bas M. Veto ! Au diable le Veto ! Le rappel des ministres patriotes ! Il faut qu’il signe, nous ne sortirons pas d’ici qu’il ne l’ait fait  . » – En avant de tous, Legendre, plus déterminé que Santerre, se déclare l’orateur et le fondé de pouvoir du peuple souverain : « Monsieur, dit-il au roi, et, voyant que celui-ci fait un geste de surprise, oui, monsieur, écoutez-nous, vous êtes fait pour nous écouter. Vous êtes un perfide, vous nous avez toujours trompés, vous nous trompez encore ; mais prenez garde, la mesure est à son comble, le peuple est las de se voir votre jouet. » – « Sire, sire, crie un autre énergumène, je vous demande, au nom de cent mille âmes qui m’entourent, le rappel des ministres patriotes... Je demande la sanction du décret sur les prêtres et les 20 000 hommes. La sanction ou vous périrez. » – Peu s’en faut que la menace ne s’accomplisse. Les premiers entrés sont arrivés « la pique en avant », parmi eux « un brigand », avec un bâton emmanché au bout d’une lame d’épée rouillée « très pointue », qui « fonçait » droit vers le roi. Ensuite, et à plusieurs fois, la tentative d’assassinat est reprise opiniâtrement par trois ou quatre furieux résolus à tuer et qui en font le geste, l’un tout grêlé, en haillons, et qui s’excite par « les propos les plus sales », le second, « un soi-disant vainqueur de la Bastille », jadis porte-tête de Foullon et de Bertier, depuis chassé de son bataillon, le troisième, un fort de la halle, qui, « pendant plus d’une « heure », armé d’un sabre, fait des efforts terribles pour percer jusqu’au roi  . – Rien n’y fait : sous toutes les menaces, le roi demeure impassible. À un grenadier qui veut le rassurer, il prend la main, et l’appuie sur sa poitrine en disant : « Voyez si c’est là le mouvement d’un cœur agité par la crainte   ». À Legendre et aux exaltés qui le somment de sanctionner, il répond sans s’émouvoir : « Je ne me suis jamais écarté de la Constitution.... Je ferai ce que la Constitution et les décrets m’ordonnent de faire.... Vous vous écartez de la loi. » – Et, pendant près de trois heures, toujours debout et bloqué sur sa banquette  , il persiste sans donner un seul signe de faiblesse ou de colère. – A la longue ce sang-froid fait son effet, et l’impression des spectateurs n’est point du tout celle qu’ils attendaient. Car, bien manifestement, le personnage qu’ils ont devant eux n’est pas le monstre qu’on leur a dépeint, un tyran impérieux et sombre, le Charles IX farouche et sournois qu’ils sifflent au théâtre. Ils voient un homme un peu gros, d’une physionomie placide et bienveillante, que l’on prendrait, s’il n’avait son cordon bleu, pour un bourgeois pacifique  , à ses côtés, ses ministres, trois ou quatre hommes en habit noir, honnêtes gens et bons employés, ont l’air de ce qu’ils sont ; dans une autre embrasure de fenêtre est sa sœur, Mme Élisabeth, jeune figure douce et pure. Ce prétendu tyran est un homme comme les autres ; il parle posément, il dit que la loi est pour lui, et personne ne dit le contraire ; il a peut-être moins de torts qu’on n’a cru..


La journée s’avance ; la chaleur est accablante ; la fatigue extrême, le roi moins déserté et mieux défendu ; cinq ou six députés, trois officiers municipaux, quelques officiers de la garde nationale sont parvenus jusqu’à lui ; Pétion lui-même finit par arriver, et, monté sur un fauteuil, harangue le peuple avec ses flatteries ordinaires  . En même temps Santerre, comprenant que l’occasion est perdue, prend l’attitude d’un libérateur et crie de sa grosse voix : « Je réponds de la famille royale : qu’on me laisse faire. » Une haie de gardes nationaux se forme devant le roi, et lentement, péniblement, sur les instances du maire, vers huit heures du soir, la multitude s’écoule.

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