Si j’ai privilégié les extraits où Taine
énonce et illustre ses thèses, il ne faut pas oublier qu’il est un historien archiviste,
et qu’il ‘s appuie sur une masse considérable de documents et de témoignages.
Ici, les effets de l’effondrement de tout gouvernement ( l’anarchie spontanée
puis légale) sur les tensions
religieuses et la famine ( la circulation du blé)
Les guerres de religion reprennent, sous
de nouveaux oripeaux
Bordeaux, jugeant que Montauban est en révolte contre la France, envoie
quinze cents hommes de sa garde nationale pour élargir les détenus. Toulouse
veut aider Bordeaux ; la fermentation
est terrible ; quatre mille protestants se sauvent de Montauban ; des cités
armées vont se combattre comme jadis en Italie. Il faut qu’un commissaire
de l’Assemblée nationale et du roi, Mathieu Dumas, vienne haranguer le peuple
de Montauban, obtenir la délivrance des prisonniers et rétablir la paix.
Un mois après, à Nîmes ,
l’échauffourée, plus sanglante, tourne contre les catholiques. – À la vérité, sur cinquante-quatre mille habitants, les protestants ne
sont que douze mille ; mais le grand commerce est entre leurs mains : ils
tiennent les manufactures ; ils font vivre trente mille ouvriers, et, aux
élections de 1789, ils ont fourni cinq députés sur huit. En ce temps-là les
sympathies étaient pour eux ; personne n’imaginait alors que l’Église régnante
pût courir un risque. À son tour, elle est attaquée, et voilà les deux partis
qui s’affrontent. – Les catholiques signent une pétition , racolent les maraîchers du faubourg,
gardent la cocarde blanche, et, lorsqu’elle est interdite, la remplacent par un
pouf rouge, autre signe de reconnaissance. À leur tête est Froment, homme
énergique, qui a de grands projets ; mais, sur le sol miné où il marche,
l’explosion ne saurait être conduite. Elle se fait d’elle-même, au hasard, par
le simple choc de deux défiances égales, et, avant le jour final, elle a
commencé et recommencé déjà vingt fois par des provocations mutuelles,
dénonciations, insultes, libelles, rixes, coups de pierre et coups de fusil. – Le 13 juin 1790, il s’agit de savoir quel
parti donnera des administrateurs au district et au département ; à propos
des élections, le combat s’engage. Au poste de l’évêché où se tient l’assemblée
électorale, les dragons protestants et
patriotes sont venus « trois fois plus nombreux qu’à l’ordinaire, mousquetons
et pistolets chargés, la giberne bien garnie », et ils font patrouille dans
les alentours. De leur côté, les poufs rouges, royalistes et catholiques, se
plaignent d’être menacés, « nargués ». Ils font avertir le suisse « de ne plus
laisser entrer aucun dragon à pied ni à cheval, sous peine de vie », et
déclarent que « l’évêché n’est pas fait pour servir de corps de garde ». –
Attroupements, cris sous les fenêtres : des pierres sont jetées ; la trompette
d’un dragon qui sonnait le rappel est brisée ; deux coups de fusil partent . Aussitôt les dragons font une décharge
générale qui blesse beaucoup d’hommes et en tue sept. – À partir de ce moment,
pendant toute la soirée et toute la nuit, on
tire dans toute la ville, chaque parti croyant que l’autre veut l’exterminer,
les protestants persuadés que c’est une Saint-Barthélemy, les catholiques que
c’est « une Michelade ». Personne
pour se jeter entre eux. Bien loin de donner des ordres, la municipalité en
reçoit : on la rudoie, on la bouscule, on la fait marcher comme un domestique.
Les patriotes viennent prendre à l’hôtel de ville l’abbé de Belmont, officier
municipal, lui commandent, sous peine de mort, de proclamer la loi martiale, et
lui mettent en main le drapeau rouge. « Marche donc, calotin, b.., j... f... !
Plus haut le drapeau, plus haut encore, tu es assez grand pour cela. » Et des
bourrades, des coups de crosse. Il crache le sang ? n’importe, il faut qu’il
soit en tête, bien visible, en façon de cible, tandis que, prudemment, ses
conducteurs restent en arrière. Il avance ainsi, à travers les balles, tenant
le drapeau, et se trouve prisonnier des poufs rouges, qui le relâchent en
gardant son drapeau. – Second drapeau rouge tenu par le valet de ville, seconde
promenade, nouveaux coups de fusil, les poufs rouges capturant encore ce
drapeau, ainsi qu’un autre officier municipal. – Le reste de la municipalité et
un commissaire du roi se réfugient aux casernes et font sortir la troupe.
Cependant Froment et ses trois compagnies, cantonnés dans leurs tours et leurs
maisons du rempart, résistent en désespérés. Mais le jour a paru, le tocsin a
sonné, la générale a battu, les milices patriotes du voisinage, les protestants
de la montagne, rudes Cévenols, arrivent en foule. Les poufs rouges sont
assiégés ; un couvent de capucins, d’où l’on prétend qu’ils ont tiré, est
dévasté, cinq capucins sont tués. La
tour de Froment est démolie à coups de canon, prise d’assaut ; son frère est
massacré, jeté en bas des murailles ; un couvent de jacobins attenant aux
remparts est saccagé. Vers le soir, tous les poufs rouges qui ont combattu
sont tués ou en fuite ; il n’y a plus de résistance. — Mais la fureur subsiste,
et les quinze mille campagnards qui ont afflué dans la ville jugent qu’ils
n’ont pas travaillé suffisamment. En vain on leur représente que les quinze
autres compagnies de poufs rouges n’ont pas bougé, que les prétendus agresseurs
« ne se sont pas même mis en état de défense », que, pendant toute la bataille,
ils sont restés au logis, qu’ensuite, par surcroît de précaution, la
municipalité leur a fait rendre leurs armes. En vain l’assemblée électorale,
précédée d’un drapeau blanc, vient sur la place publique exhorter les citoyens
à la concorde. « Sous prétexte de fouiller les maisons suspectes, on pille, on
dévaste ; tout ce qui ne peut être enlevé est brisé. » À Nîmes seulement, cent
vingt maisons sont saccagées ; mêmes ravages aux environs ; au bout de trois
jours, le dégât monte à sept ou huit cent mille livres. Nombre de malheureux sont égorgés chez eux, ouvriers, marchands,
vieillards, infirmes ; il y en a qui, « retenus dans leur lit depuis plusieurs
années, sont traînés sur le seuil de leur porte pour y être fusillés ».
D’autres sont pendus sur l’Esplanade, au Cours Neuf, d’autres hachés vivants à
coups de faux et de sabres, les oreilles, le nez, les pieds, les poignets
coupés. Selon l’usage, des légendes horribles provoquent des actions atroces.
Un cabaretier, qui a refusé de distribuer les listes anticatholiques, passe
pour avoir dans sa cave une mine toute prête de barils de poudre et de mèches
soufrées ; on le dépèce à coups de hache et de sabre ; on décharge vingt fusils
sur son cadavre ; on l’expose devant sa maison avec un pain long sur la
poitrine, et on le perce encore de baïonnettes en lui disant : « Mange, b...,
mange donc ! » – Plus de cent cinquante
catholiques ont été assassinés ; beaucoup d’autres, tout sanglants, « sont
entassés dans les prisons », et l’on continue les perquisitions contre les
proscrits ; dès qu’on les aperçoit, on tire sur eux comme sur des loups.
Aussi des milliers d’habitants demandent leurs passeports et quittent la ville.
— Cependant, de leur côté, les campagnards catholiques des environs massacrent
six protestants, un vieillard de quatre-vingt-deux ans, un jeune homme de
quinze ans, un mari et sa femme dans leur métairie. – Pour arrêter les meurtres, il faut l’intervention de la garde
nationale de Montpellier. Mais, si l’ordre est rétabli, ce n’est qu’au profit
du parti vainqueur. Les trois cinquièmes des électeurs se sont enfuis ; un
tiers des administrateurs du district et du département a été nommé en leur
absence, et la majorité des nouveaux directoires est prise dans le club
patriote. C’est pourquoi les détenus sont traités d’avance en coupables ….
Les batailles du blé :
chacun pour soi
À la fin de 1789 , « le Roussillon
refuse des secours au Languedoc ; le haut Languedoc au reste de la province, la
Bourgogne au Lyonnais ; le Dauphiné se cerne ; une partie de la Normandie retient
les blés achetés pour secourir Paris ». À Paris, il y a des sentinelles à la
porte de tous les boulangers ; le 21 octobre, l’un d’eux est lanterné, et sa
tête portée au bout d’une pique. Le 27 octobre, à Vernon, c’est le tour d’un
négociant en blé, Planter, qui, l’hiver précédent, a nourri les pauvres de six
lieues à la ronde ; en ce moment, ils ne lui pardonnent pas d’envoyer des
farines à Paris ; pendu deux fois, il est sauvé, parce que deux fois la corde
casse. — Ce n’est que par force et sous
escorte que l’on peut faire arriver du grain dans une ville ; incessamment les
gardes nationales ou le peuple soulevé le saisissent au passage. En
Normandie , la milice de Caen arrête sur
les grands chemins le blé qu’on porte à Harcourt et ailleurs. En Bretagne,
Auray et Vannes retiennent les convois de Nantes ; Lannion, ceux de Brest. Brest ayant voulu négocier, ses commissaires
sont pris au collet ; couteau sur la gorge, on les contraint à signer l’abandon
pur et simple des grains qu’ils ont payés, et ils sont reconduits hors de
Lannion à coups de pierres. Là-dessus, 1 800 hommes sortent de Brest avec
quatre canons, et vont reprendre leur bien, fusils chargés. Ce sont les
mœurs des grandes famines féodales, et, d’un bout à l’autre de la France, sans
compter les émeutes des affamés à l’intérieur des villes, on ne trouve
qu’attentats semblables ou revendications pareilles. — « Le peuple armé de
Nantua, Saint-Claude et Septmoncel, dit une dépêche , a de nouveau coupé les vivres au pays de
Gex ; il n’y vient de blé d’aucun côté ; tous les passages sont gardés. Sans le
secours du gouvernement de Genève qui veut bien prêter 800 coupées de blé à ce
pays, il faudrait ou mourir de faim, ou aller, à main armée, enlever le grain
aux municipalités qui le retiennent. » Narbonne
affame Toulon ; sur le canal du Languedoc, la navigation est interceptée ; les
populations riveraines repoussent deux compagnies de soldats, brûlent un grand
bâtiment, veulent « détruire le canal lui-même ». — Bateaux arrêtés,
voitures pillées, pain taxé de force, coups de pierres et coups de fusil,
combats de la populace contre la garde nationale, des paysans contre les
citadins, des acheteurs contre les marchands, des ouvriers et des journaliers
contre les fermiers et les propriétaires, à Castelnaudary, à Niort, à
Saint-Étienne, dans l’Aisne, dans le Pas-de-Calais, principalement sur la
longue ligne qui va de Montbrison à Angers, c’est-à-dire dans presque toute
l’étendue de l’immense bassin de la Loire, tel est le spectacle que présente
l’année 1790. — Et pourtant la récolte n’a point été mauvaise. Mais le blé ne circule plus ; chaque petit
centre s’est contracté pour accaparer l’aliment : de là le jeûne des autres et
les convulsions de tout l’organisme, premier effet de l’indépendance
plénière que la Constitution et les circonstances confèrent à chaque groupe
local.:/
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