Espoirs déçus d’un
soulagement immédiat. La situation devient incontrôlable, les émeutes la
disparition de l’intérêt général, le manque de toute confiance dans l’administration
( chacun pour soi) empêchent toute mesure rationnelle. Les nombreux déclassés
et brigands créés par la politique fiscale de l’ancien régime sèment le
désordre
Les Etats-Généraux :
l’espoir déçu d’un soulagement soudain
Au mois de novembre 1787, le roi a déclaré qu’il convoquerait les États
Généraux. Le 5 juillet 1788, il demande à tous les corps et personnes
compétentes des mémoires à ce sujet. Le 8 août, il fixe la date de la tenue. Le
5 octobre, il convoque les notables pour en délibérer avec eux. Le 27 décembre,
il accorde une double représentation au Tiers, parce que « sa cause est liée
aux sentiments généreux et qu’elle aura toujours pour elle l’opinion publique
». Le même jour, il introduit dans les assemblées électorales du clergé une
majorité de curés, « parce que ces bons et utiles pasteurs s’occupent de près
et journellement de l’indigence et de l’assistance du peuple, d’où il suit
qu’ils connaissent plus intimement ses maux et ses besoins ». Le 24 janvier
1789, il règle l’ordre et la forme des convocations. À dater du 7 février, les
lettres de convocation partent une à une. Huit jours après, chaque assemblée de
paroisse commence à rédiger le cahier de ses doléances et s’échauffe par le
détail et l’énumération de toutes les misères qu’elle couche par écrit. — Tous
ces appels et tous ces actes sont autant de coups qui retentissent dans l’imagination
populaire. « Sa Majesté, dit le règlement, a désiré que, des extrémités de son
royaume et des habitations les moins connues, chacun fût assuré de faire
parvenir jusqu’à elle ses vœux et ses réclamations. » Ainsi la chose est bien
vraie, tout à fait certaine. On les invite à parler, on les fait venir, on les
consulte, on veut les soulager ; désormais leur misère sera moindre, des temps
meilleurs vont commencer. Ils n’en savent pas davantage…
Une seule pensée s’y dégage,
l’espérance d’un soulagement soudain, la persuasion qu’on y
a droit, la résolution d’y aider par tous les moyens, par suite l’attente
anxieuse, l’élan tout prêt, le raidissement de la volonté tendue qui n’attend
qu’une occasion pour se débander et pour lancer l’action, comme une flèche
irrésistible, vers le but inconnu qui se dévoilera tout d’un coup. Ce but, tout d’un coup, la faim le leur
désigne : il faut qu’il y ait du blé sur le marché ; il faut que les fermiers
et les propriétaires en apportent ; il ne faut pas que les gros acheteurs,
gouvernement ou particuliers, le transportent ailleurs ; il faut qu’il soit à
bas prix, qu’on le taxe, que le boulanger le donne à deux sous la livre ;
il faut que les grains, la farine, le vin, le sel, les denrées, ne payent plus
de droits ; il faut qu’il n’y ait plus de droits, ni redevances seigneuriales,
ni dîmes ecclésiastiques, ni impôts royaux ou municipaux. Et, sur cette idée,
de toutes parts, en mars, en avril et mai, l’émeute éclate. Les contemporains
ne « savent que penser d’un tel fléau ;
ils ne comprennent rien à cette innombrable quantité de malfaiteurs qui, sans
chefs apparents, semblent être d’intelligence pour se livrer partout aux mêmes
excès, et précisément à l’instant où les États Généraux vont entrer en séance
». C’est que, sous le régime ancien,
l’incendie couvait portes closes ; subitement la grande porte s’ouvre, l’air
pénètre, et aussitôt la flamme jaillit…
L’anarchie s’installe : du
blé, chacun pour soi
Dans les quatre mois qui précèdent la prise de la Bastille, on peut compter
plus de trois cents émeutes en France. Il y en a de mois en mois, et de semaine
en semaine, en Poitou, Bretagne, Touraine, Orléanais, Normandie, Ile-de-France,
Picardie, Champagne, Alsace, Bourgogne, Nivernais, Auvergne, Languedoc,
Provence. – Le 28 mai, le parlement de Rouen annonce des pillages de grains, «
de violentes et sanglantes mêlées où beaucoup d’hommes, des deux côtés, ont
péri », dans toute la province, à Caen, Saint-Lô, Mortain, Granville, Evreux,
Bernay, Pont-Audemer, Elbeuf, Louviers, et encore en d’autres endroits…
Consuls, échevins, maires, procureurs-syndics, les officiers municipaux se
troublent et faiblissent devant la clameur immense ; ils sentent qu’ils vont
être foulés aux pieds ou jetés par la fenêtre. – D’autres, plus fermes,
comprennent qu’une foule ameutée est folle, et se font scrupule de verser le
sang ; du moins ils cèdent pour cette fois, espérant qu’au prochain marché les
soldats seront plus nombreux et les précautions mieux prises. À Amiens, « après
une émeute fort vive », ils se décident
à prendre le blé des Jacobins et à le vendre au peuple, dans une enceinte de
troupes, à un tiers au-dessous de sa valeur. À Nantes, où l’hôtel de ville est
envahi, ils sont contraints de baisser le prix du pain de 1 sou par livre. À
Angoulême, pour éviter le recours aux armes, ils demandent au comte d’Artois de
renoncer, pendant deux mois, à son droit sur les farines, et taxent le pain en
dédommageant les boulangers. À Cette, ils sont tellement maltraités, qu’ils lâchent
tout : le peuple a saccagé leurs maisons et leur commande ; ils font publier à
son de trompe que toutes ses demandes lui sont accordées. – D’autres fois, la
foule se dispense de leur ministère, agit d’elle-même. Si les grains manquent
sur le marché, elle va les chercher où ils se trouvent, chez les propriétaires
et les fermiers qui ne veulent pas les apporter par crainte du pillage, dans
les couvents de religieux qui, par un édit du roi, sont tenus d’avoir toujours
en magasin une année de leur récolte, dans les greniers où le gouvernement
conserve ses approvisionnements, dans les convois que l’intendant expédie aux
villes affamées. Chacun pour soi ; tant
pis pour le voisin. Les gens de Fougères battent et expulsent ceux d’Ernée
qui viennent acheter à leur marché ; mêmes violences à Vitré contre les
habitants du Maine . À Saint-Léonard, le
peuple retient les grains qui partaient pour Limoges, à Bost ceux qui partaient
pour Aurillac, à Saint-Didier ceux qui partaient pour Moulins, à Tournus ceux
qui partaient pour Mâcon. – En vain on adjoint des escortes aux convois ; des
troupes d’hommes et de femmes, armées de haches et de fusils, se mettent en
embuscade dans les bois de la route et sautent à la bride des chevaux : il faut
les sabrer pour avancer. En vain on leur prodigue les raisons, les bonnes
paroles, et même « on leur offre du blé pour de l’argent ; ils refusent en
criant que le convoi ne partira pas ». Ils se sont buttés ; leur résolution est
celle d’un taureau qui se met en travers du chemin en présentant les cornes. Le
blé est à eux, puisqu’il est dans le pays ; quiconque l’emmène ou le détient
est un voleur : on ne peut leur arracher cette idée fixe. À Chantenay, près du
Mans , ils empêchent un meunier d’emporter
à son moulin celui qu’il vient d’acheter ; à Montdragon, en Languedoc, ils
lapident un négociant qui expédiait ailleurs sa dernière voiture ; à Thiers,
les ouvriers vont en force ramasser du blé dans les campagnes…
En ce temps-là, malheur à tous
ceux qui ont part à la garde, à l’acquisition, au commerce, à la manutention
des grains ! L’imagination populaire a besoin de personnes vivantes auxquelles
elle puisse imputer ses maux et sur lesquelles elle puisse décharger ses
ressentiments ; pour elle, tous ces gens-là sont des accapareurs, et, en tout
cas, des ennemis publics..
L’ordre impossible, brigandage et
spéculation
Partout les intendants et les subdélégués appellent à l’aide, déclarent la
maréchaussée impuissante, réclament des troupes régulières. Et voilà que la
force publique, insuffisante, dispersée, chancelante, trouve ameutés contre
elle, non seulement les fureurs aveugles de la faim, mais encore les instincts
malfaisants qui profitent de tout désordre, et les convoitises permanentes que
tout ébranlement politique délivre de leur frein.
Contrebandiers, faux-sauniers, braconniers, vagabonds, mendiants, repris de
justice, on a vu combien ils sont
nombreux et ce qu’une seule année de disette ajoute à leur nombre. Ce sont là
autant de recrues pour les attroupements, et, dans l’émeute, à côté de
l’émeute, chacun d’eux emplit son sac. « Dans le pays de Caux et jusqu’aux environs de Rouen, à
Roncherolles, Quévreville, Préaux, Saint-Jacques et en tous les lieux
d’alentour, des bandes de brigands armés forcent les maisons, les presbytères
de préférence, et y font main basse sur tout ce qui leur agrée. » – Au sud de
Chartres, « trois ou quatre cents bûcherons, sortis des forêts de Bellème,
hachent tout ce qui leur résiste, et se font donner le grain au prix qu’ils
veulent ». – Aux environs d’Étampes, quinze bandits entrent la nuit dans les
fermes et rançonnent le fermier en le menaçant d’incendie. – Dans le Cambrésis,
ils pillent les abbayes de Vaucelles, du Verger et de Guillemans, le château du
marquis de Besselard, la terre de M. d’Oisy, deux fermes, les voitures de blé
qui passent sur le chemin de Saint-Quentin, et, outre cela, sept fermes dans la
Picardie. « Le foyer de cette révolte est dans quelques villages limitrophes de
la Picardie et du Cambrésis, accoutumés à la contrebande et à la licence de
cette profession. » Les paysans se sont
laissé racoler par les bandits ; l’homme glisse vite sur la pente du vol ;
tel demi-honnête, engagé par mégarde ou malgré lui dans une émeute, recommence,
alléché par l’impunité ou par le gain. En effet, « ce n’est pas l’extrême
besoin qui les excite ». Ils font « une spéculation de cupidité, un nouveau
genre de contrebande ». Un ancien carabinier, le sabre à la main, un garde-bois
et « une huitaine de personnes assez aisées se mettent à la tête de 400 à 500
hommes, se rendent chaque jour dans trois ou quatre villages, forcent tous ceux
qui ont du blé à le donner à 24 livres », et même à 18 livres le sac. Les gens de la bande qui disent n’avoir pas
d’argent emportent leur part sans payer. Les autres, après avoir payé ce qu’il
leur plaît, revendent à bénéfice et jusqu’à 45 livres le sac : affaire
excellente et dans laquelle l’avidité prend la pauvreté pour complice. À la
récolte prochaine, la tentation sera pareille : « Ils nous ont menacés de venir
faire notre moisson, et aussi de piller nos bestiaux et d’en vendre la viande
dans les villages à raison de 2 sous la livre ». — Dans toutes les grosses
insurrections il y a des malfaiteurs semblables, gens sans aveu, ennemis de la
loi, rôdeurs sauvages et désespérés, qui, comme des loups, accourent partout où
ils flairent une proie. Ce sont eux qui servent de guides et d’exécuteurs aux
rancunes privées ou publiques.
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