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vendredi 4 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_12_ La destruction de la Religion et de la Société

Ou comment la doctrine métaphysique est purement destructrice – la conciliation de l’ordre et du progrès devra attendre Comte et le Positivisme. La doctrine rétrograde de Rousseau. A mettre en parallèle avrec citation de Comte : « le dogme de la liberté illimitée de conscience a d’abord été construit pour détruire le pouvoir théologique, ensuite, celui de la souveraineté du peuple pour renverser le gouvernement temporel, et enfin celui de l’égalité pour décomposer l’ancienne  classification sociale » (SPP, t.4)

La destruction de la religion établie- le relativisme

Dans cette grande expédition, il y a deux étapes. Par bon sens ou par timidité, les uns s’arrêtent à mi-chemin. Par passion ou par logique, les autres vont jusqu’au bout. – Une première campagne enlève à l’ennemi ses défenses extérieures et ses forteresses de frontière ; c’est Voltaire qui conduit l’armée philosophique. Pour combattre le préjugé héréditaire, on lui en oppose d’autres dont l’empire est aussi étendu et dont l’autorité n’est pas moins reconnue. Montesquieu regarde la France par les yeux d’un Persan, et Voltaire, revenant d’Angleterre, décrit les Anglais, espèce inconnue. En face du dogme et du culte régnants, on développe, avec une ironie ouverte ou déguisée, ceux des diverses sectes chrétiennes, anglicans, quakers, presbytériens, sociniens, ceux des peuples anciens ou lointains, Grecs, Romains, Égyptiens, Mahométans, Guèbres, adorateurs de Brahma, Chinois, simples idolâtres. En regard de la loi positive et de la pratique établie, on expose, avec des intentions visibles, les autres constitutions et les autres mœurs, despotisme, monarchie limitée, république, ici l’Église soumise à l’État, là-bas l’Église détachée de l’État, en tel pays des castes, dans tel autre la polygamie, et, de contrée à contrée, de siècle à siècle, la diversité, la contradiction, l’antagonisme de coutumes fondamentales qui, chacune chez elle, sont toutes également consacrées par la tradition et forment toutes légitimement le droit public. Dès ce moment, le charme est rompu. Les antiques institutions perdent leur prestige divin ; elles ne sont plus que des œuvres humaines, fruits du lieu et du moment, nées d’une convenance et d’une convention. Le scepticisme entre par toutes les brèches. À l’endroit du christianisme, il se change tout de suite en hostilité pure, en polémique prolongée et acharnée ; car, à titre de religion d’État, celui-ci occupe la place, censure la libre pensée, fait brûler les écrits, exile, emprisonne, ou inquiète les auteurs, et se trouve partout l’adversaire naturel et officiel. En outre, à titre de religion ascétique, il condamne, non seulement les mœurs gaies et relâchées que la nouvelle philosophie tolère, mais encore les penchants naturels qu’elle autorise et les promesses de bonheur terrestre qu’elle fait briller à tous les regards. Ainsi contre lui le cœur et l’esprit sont d’accord. – Les textes dans la main, Voltaire le poursuit d’un bout à l’autre de son histoire, depuis les premiers récits bibliques jusqu’aux dernières bulles, avec une animosité et une verve implacables, en critique, en historien, en géographe, en logicien, en moraliste, contrôlant les sources, opposant les témoignages, enfonçant le ridicule, comme un pic, dans tous les  endroits faibles…

les religions et les sociétés, dissoutes par l’examen

Même opération sur les lois civiles et politiques. En France, où tant d’institutions survivent à leur utilité, où les privilèges ne sont plus justifiés par les services, où les droits se sont changés en abus, quelle architecture incohérente que celle de la vieille maison gothique ! Comme elle est mal faite pour un peuple moderne ! À quoi bon, dans un État uni et unique, tous ces compartiments féodaux qui séparent les ordres, les corporations, les provinces ? Un archevêque suzerain d’une demi-province, un chapitre propriétaire de douze mille serfs, un abbé de salon bien renté sur un monastère qu’il n’a jamais vu, un seigneur largement pensionné pour figurer dans les antichambres, un magistrat qui achète le droit de rendre la justice, un colonel qui sort du collège pour venir commander son régiment héréditaire, un négociant de Paris qui, ayant loué pour un an une maison de Franche-Comté, aliène par cela seul la propriété de ses biens et de sa personne, quels paradoxes vivants ! Et, dans toute l’Europe, il y en a de pareils. Ce qu’on peut dire de mieux en faveur « d’une nation policée   », c’est que ses lois, coutumes et pratiques se composent « pour moitié d’abus, et pour « moitié d’usages tolérables ». – Mais sous ces législations positives qui toutes se contredisent entre elles et dont chacune se contredit elle-même, il est une loi naturelle sous-entendue dans les codes, appliquée dans les mœurs, écrite dans les cœurs. « Montrez-moi un pays où il soit honnête de me ravir le fruit de mon travail, de violer sa promesse, de mentir pour nuire, de calomnier, d’assassiner, d’empoisonner, d’être ingrat envers son bienfaiteur, de battre son père et sa mère quand ils vous présentent à manger. » – « Ce qui est juste ou injuste paraît tel à l’univers entier », et, dans la pire société, toujours la force se met à quelques égards au service du droit, de même que, dans la pire religion, toujours le dogme extravagant proclame en quelque façon un architecte suprême. – Ainsi les religions et les sociétés, dissoutes par l’examen, laissent apercevoir au fond du creuset, les unes un résidu de vérité, les autres un résidu de justice, reliquat petit, mais précieux, sorte de lingot d’or que la tradition conserve, que la raison épure, et qui, peu à peu, dégagé de ses alliages, élaboré, employé à tous les usages, doit fournir seul toute la substance de la religion et tous les fils de la société….

La doctrine rétrograde de Rousseau

Ici commence la seconde expédition philosophique. Elle se compose de deux armées : la première est celle des Encyclopédistes, les uns sceptiques comme d’Alembert, les autres à demi panthéistes comme Diderot et Lamarck, d’autres francs athées et matérialistes secs comme d’Holbach, La Mettrie, Helvétius, plus tard Condorcet, Lalande et Volney, tous divers et indépendants les uns des autres, mais tous unanimes en ceci, que la tradition est l’ennemi. Tel est l’effet des hostilités prolongées : en durant, la guerre s’exaspère ; on veut tout prendre, pousser l’adversaire à bout, le chasser de tous ses postes. On refuse d’admettre que la raison et la tradition puissent ensemble et d’accord défendre la même citadelle ; dès que l’une entre, il faut que l’autre sorte ; désormais un préjugé s’est établi contre le préjugé. – À la vérité, Voltaire « le patriarche » ne veut pas se départir de son Dieu rémunérateur et vengeur   ; tolérons en lui ce reste de superstition en souvenir de ses grands services ; mais considérons en hommes le fantôme qu’il regarde avec des yeux d’enfant…
Retour à la nature, c’est-à-dire abolition de la société : tel est le cri de guerre de tout le bataillon encyclopédique. Voici que d’un autre côté le même cri s’élève ; c’est le bataillon de Rousseau et des socialistes qui, à son tour, vient donner l’assaut au régime établi. La sape que celui-ci pratique au pied des murailles semble plus bornée, mais n’en est que plus efficace, et la machine de destruction qu’il emploie est aussi une idée neuve de la nature humaine. Cette idée, Rousseau l’a tirée tout entière du spectacle de son propre cœur   : homme étrange, original et supérieur, mais qui, dès l’enfance, portait en soi un germe de folie et qui à la fin devint fou tout à fait ; esprit admirable et mal équilibré, en qui les sensations, les émotions et les images étaient trop fortes : à la fois aveugle et perspicace, véritable poète et poète malade, qui, au lieu des choses, voyait ses rêves, vivait dans un roman et mourut sous le cauchemar qu’il s’était forgé ; incapable de se maîtriser et de se conduire, prenant ses résolutions pour des actes, ses velléités pour des résolutions et le rôle qu’il se donnait pour le caractère qu’il croyait avoir ; en tout disproportionné au train courant du monde, s’aheurtant, se blessant, se salissant à toutes les bornes du chemin ; ayant commis des extravagances, des vilenies et des crimes, et néanmoins gardant jusqu’au bout la sensibilité délicate et profonde, l’humanité, l’attendrissement, le don des larmes, la faculté d’aimer, la passion de la justice, le sentiment religieux, l’enthousiasme, comme autant de racines vivaces où fermente toujours la sève généreuse pendant que la tige et les rameaux avortent, se déforment ou se flétrissent sous l’inclémence de l’air. Comment expliquer un tel contraste ? Comment Rousseau l’explique-t-il lui-même ?...

La faute est à nous, aux compartiments sociaux, aux canaux encroûtés et rigides par lesquels nous les dévions, nous les contournons, nous les faisons croupir ou bondir. « Ce sont vos gouvernements mêmes qui font les maux auxquels vous prétendez remédier par eux... Sceptres de fer ! lois insensées ! c’est à vous que nous reprochons de n’avoir pu remplir nos devoirs sur la terre ! » Otez ces digues, œuvres de la tyrannie et de la routine ; la nature délivrée reprendra tout de suite son allure droite et saine, et, sans effort, l’homme se trouvera, non seulement heureux, mais vertueux  .
Sur ce principe, l’attaque commence : il n’y en a pas qui pénètre plus avant ni qui soit conduite avec une plus âpre hostilité. Jusqu’ici on ne présentait les institutions régnantes que comme gênantes et déraisonnables ; à présent on les accuse d’être en outre injustes et corruptrices. Il n’y avait de soulevés que la raison et les appétits ; on révolte encore la conscience et l’orgueil. Avec Voltaire et Montesquieu, tout ce que je pouvais espérer, c’étaient des maux un peu moindres. Avec Diderot et d’Holbach, je ne distinguais à l’horizon qu’un Eldorado brillant ou une Cythère commode. Avec Rousseau, je vois à portée de ma main un Eden où du premier coup je retrouverai ma noblesse inséparable de mon bonheur. J’y ai droit ; la nature et la Providence m’y appellent ; il est mon héritage. Seule une institution arbitraire m’en écarte et fait mes vices en même temps que mon malheur. Avec quelle colère et de quel élan vais-je me jeter contre la vieille barrière ! — On s’en aperçoit au ton véhément, au style amer, à l’éloquence sombre de la doctrine nouvelle. Il ne s’agit plus de plaisanter, de polissonner ; le sérieux est continu ; on s’indigne, et la voix puissante qui s’élève perce au delà des salons jusqu’à la foule souffrante et grossière, à qui nul ne s’est encore adressé, dont les ressentiments sourds rencontrent pour la première fois un interprète, et dont les instincts destructeurs vont bientôt s’ébranler à l’appel de son héraut. — Rousseau est du peuple et il n’est pas du monde. Dans un salon il se trouve gêné…

Si la civilisation est mauvaise, la société est pire . Car elle ne s’établit qu’en détruisant l’égalité primitive, et ses deux institutions principales, la propriété et le gouvernement, sont des usurpations.


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