Ou comment la doctrine
métaphysique est purement destructrice – la conciliation de l’ordre et du
progrès devra attendre Comte et le Positivisme. La doctrine rétrograde de
Rousseau. A mettre en parallèle avrec citation de Comte : « le dogme
de la liberté illimitée de conscience a d’abord été construit pour détruire le
pouvoir théologique, ensuite, celui de la souveraineté du peuple pour renverser
le gouvernement temporel, et enfin celui de l’égalité pour décomposer
l’ancienne classification sociale »
(SPP, t.4)
La destruction de la religion
établie- le relativisme
Dans cette grande expédition, il y a deux étapes. Par bon sens ou par timidité,
les uns s’arrêtent à mi-chemin. Par passion ou par logique, les autres vont
jusqu’au bout. – Une première campagne enlève à l’ennemi ses défenses
extérieures et ses forteresses de frontière ; c’est Voltaire qui conduit
l’armée philosophique. Pour combattre le préjugé héréditaire, on lui en oppose
d’autres dont l’empire est aussi étendu et dont l’autorité n’est pas moins
reconnue. Montesquieu regarde la France par les yeux d’un Persan, et Voltaire,
revenant d’Angleterre, décrit les Anglais, espèce inconnue. En face du dogme et
du culte régnants, on développe, avec une ironie ouverte ou déguisée, ceux des
diverses sectes chrétiennes, anglicans, quakers, presbytériens, sociniens, ceux
des peuples anciens ou lointains, Grecs, Romains, Égyptiens, Mahométans,
Guèbres, adorateurs de Brahma, Chinois, simples idolâtres. En regard de la loi
positive et de la pratique établie, on expose, avec des intentions visibles,
les autres constitutions et les autres mœurs, despotisme, monarchie limitée,
république, ici l’Église soumise à l’État, là-bas l’Église détachée de l’État,
en tel pays des castes, dans tel autre la polygamie, et, de contrée à contrée,
de siècle à siècle, la diversité, la contradiction, l’antagonisme de coutumes
fondamentales qui, chacune chez elle, sont toutes également consacrées par la
tradition et forment toutes légitimement le droit public. Dès ce moment, le
charme est rompu. Les antiques
institutions perdent leur prestige divin ; elles ne sont plus que des œuvres
humaines, fruits du lieu et du moment, nées d’une convenance et d’une
convention. Le scepticisme entre par toutes les brèches. À l’endroit du
christianisme, il se change tout de suite en hostilité pure, en polémique
prolongée et acharnée ; car, à titre de religion d’État, celui-ci occupe la
place, censure la libre pensée, fait brûler les écrits, exile, emprisonne, ou
inquiète les auteurs, et se trouve partout l’adversaire naturel et officiel. En
outre, à titre de religion ascétique, il condamne, non seulement les mœurs
gaies et relâchées que la nouvelle philosophie tolère, mais encore les
penchants naturels qu’elle autorise et les promesses de bonheur terrestre
qu’elle fait briller à tous les regards. Ainsi contre lui le cœur et l’esprit
sont d’accord. – Les textes dans la main, Voltaire le poursuit d’un bout à
l’autre de son histoire, depuis les premiers récits bibliques jusqu’aux
dernières bulles, avec une animosité et une verve implacables, en critique, en
historien, en géographe, en logicien, en moraliste, contrôlant les sources,
opposant les témoignages, enfonçant le ridicule, comme un pic, dans tous les endroits faibles…
les religions et les sociétés, dissoutes
par l’examen
Même opération sur
les lois civiles et politiques. En France, où tant d’institutions survivent à
leur utilité, où les privilèges ne sont plus justifiés par les services, où les
droits se sont changés en abus, quelle architecture incohérente que celle de la
vieille maison gothique ! Comme elle est mal faite pour un peuple moderne ! À
quoi bon, dans un État uni et unique, tous ces compartiments féodaux qui
séparent les ordres, les corporations, les provinces ? Un archevêque suzerain
d’une demi-province, un chapitre propriétaire de douze mille serfs, un abbé de
salon bien renté sur un monastère qu’il n’a jamais vu, un seigneur largement
pensionné pour figurer dans les antichambres, un magistrat qui achète le droit
de rendre la justice, un colonel qui sort du collège pour venir commander son
régiment héréditaire, un négociant de Paris qui, ayant loué pour un an une
maison de Franche-Comté, aliène par cela seul la propriété de ses biens et de
sa personne, quels paradoxes vivants ! Et, dans toute l’Europe, il y en a de
pareils. Ce qu’on peut dire de mieux en faveur « d’une nation policée », c’est que ses lois, coutumes et pratiques
se composent « pour moitié d’abus, et pour « moitié d’usages tolérables ». –
Mais sous ces législations positives qui toutes se contredisent entre elles et
dont chacune se contredit elle-même, il est une loi naturelle sous-entendue
dans les codes, appliquée dans les mœurs, écrite dans les cœurs. « Montrez-moi
un pays où il soit honnête de me ravir le fruit de mon travail, de violer sa promesse,
de mentir pour nuire, de calomnier, d’assassiner, d’empoisonner, d’être ingrat
envers son bienfaiteur, de battre son père et sa mère quand ils vous présentent
à manger. » – « Ce qui est juste ou injuste paraît tel à l’univers entier »,
et, dans la pire société, toujours la force se met à quelques égards au service
du droit, de même que, dans la pire religion, toujours le dogme extravagant
proclame en quelque façon un architecte suprême. – Ainsi les religions et les sociétés, dissoutes par l’examen, laissent
apercevoir au fond du creuset, les unes un résidu de vérité, les autres un
résidu de justice, reliquat petit, mais précieux, sorte de lingot d’or que la
tradition conserve, que la raison épure, et qui, peu à peu, dégagé de ses
alliages, élaboré, employé à tous les usages, doit fournir seul toute la
substance de la religion et tous les fils de la société….
La doctrine rétrograde de Rousseau
Ici commence la
seconde expédition philosophique. Elle se compose de deux armées : la première
est celle des Encyclopédistes, les uns sceptiques comme d’Alembert, les autres
à demi panthéistes comme Diderot et Lamarck, d’autres francs athées et
matérialistes secs comme d’Holbach, La Mettrie, Helvétius, plus tard Condorcet,
Lalande et Volney, tous divers et indépendants les uns des autres, mais tous
unanimes en ceci, que la tradition est l’ennemi. Tel est l’effet des hostilités
prolongées : en durant, la guerre s’exaspère ; on veut tout prendre, pousser
l’adversaire à bout, le chasser de tous ses postes. On refuse d’admettre que la
raison et la tradition puissent ensemble et d’accord défendre la même citadelle
; dès que l’une entre, il faut que l’autre sorte ; désormais un préjugé s’est établi contre le préjugé. – À la vérité,
Voltaire « le patriarche » ne veut pas se départir de son Dieu rémunérateur et
vengeur ; tolérons en lui ce reste de
superstition en souvenir de ses grands services ; mais considérons en hommes le
fantôme qu’il regarde avec des yeux d’enfant…
Retour à la
nature, c’est-à-dire abolition de la société : tel est le cri de guerre de tout
le bataillon encyclopédique. Voici que d’un autre côté le même cri s’élève ;
c’est le bataillon de Rousseau et des socialistes qui, à son tour, vient donner
l’assaut au régime établi. La sape que celui-ci pratique au pied des murailles
semble plus bornée, mais n’en est que plus efficace, et la machine de
destruction qu’il emploie est aussi une idée neuve de la nature humaine. Cette
idée, Rousseau l’a tirée tout entière du spectacle de son propre cœur : homme étrange, original et supérieur, mais
qui, dès l’enfance, portait en soi un germe de folie et qui à la fin devint fou
tout à fait ; esprit admirable et mal équilibré, en qui les sensations, les
émotions et les images étaient trop fortes : à la fois aveugle et perspicace,
véritable poète et poète malade, qui, au lieu des choses, voyait ses rêves,
vivait dans un roman et mourut sous le cauchemar qu’il s’était forgé ;
incapable de se maîtriser et de se conduire, prenant ses résolutions pour des
actes, ses velléités pour des résolutions et le rôle qu’il se donnait pour le
caractère qu’il croyait avoir ; en tout disproportionné au train courant du
monde, s’aheurtant, se blessant, se salissant à toutes les bornes du chemin ;
ayant commis des extravagances, des vilenies et des crimes, et néanmoins
gardant jusqu’au bout la sensibilité délicate et profonde, l’humanité,
l’attendrissement, le don des larmes, la faculté d’aimer, la passion de la
justice, le sentiment religieux, l’enthousiasme, comme autant de racines
vivaces où fermente toujours la sève généreuse pendant que la tige et les
rameaux avortent, se déforment ou se flétrissent sous l’inclémence de l’air.
Comment expliquer un tel contraste ? Comment Rousseau l’explique-t-il lui-même
?...
La faute est à
nous, aux compartiments sociaux, aux canaux encroûtés et rigides par lesquels
nous les dévions, nous les contournons, nous les faisons croupir ou bondir. «
Ce sont vos gouvernements mêmes qui font les maux auxquels vous prétendez
remédier par eux... Sceptres de fer ! lois insensées ! c’est à vous que nous
reprochons de n’avoir pu remplir nos devoirs sur la terre ! » Otez ces digues,
œuvres de la tyrannie et de la routine ; la nature délivrée reprendra tout de
suite son allure droite et saine, et, sans effort, l’homme se trouvera, non
seulement heureux, mais vertueux .
Sur ce principe,
l’attaque commence : il n’y en a pas qui pénètre plus avant ni qui soit
conduite avec une plus âpre hostilité. Jusqu’ici
on ne présentait les institutions régnantes que comme gênantes et
déraisonnables ; à présent on les accuse d’être en outre injustes et
corruptrices. Il n’y avait de soulevés que la raison et les appétits ; on
révolte encore la conscience et l’orgueil. Avec Voltaire et Montesquieu, tout
ce que je pouvais espérer, c’étaient des maux un peu moindres. Avec Diderot et
d’Holbach, je ne distinguais à l’horizon qu’un Eldorado brillant ou une Cythère
commode. Avec Rousseau, je vois à portée de ma main un Eden où du premier coup
je retrouverai ma noblesse inséparable de mon bonheur. J’y ai droit ; la nature
et la Providence m’y appellent ; il est mon héritage. Seule une institution
arbitraire m’en écarte et fait mes vices en même temps que mon malheur. Avec
quelle colère et de quel élan vais-je me jeter contre la vieille barrière ! —
On s’en aperçoit au ton véhément, au style amer, à l’éloquence sombre de la
doctrine nouvelle. Il ne s’agit plus de plaisanter, de polissonner ; le sérieux
est continu ; on s’indigne, et la voix puissante qui s’élève perce au delà des
salons jusqu’à la foule souffrante et grossière, à qui nul ne s’est encore
adressé, dont les ressentiments sourds rencontrent pour la première fois un
interprète, et dont les instincts destructeurs vont bientôt s’ébranler à
l’appel de son héraut. — Rousseau est du peuple et il n’est pas du monde. Dans
un salon il se trouve gêné…
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