La grande illusion de la noblesse qui ne
sait pas condamnée et pense qu’elle a sa place dans le monde des idées nouvelles
Pour nous, jeune noblesse française
Une aristocratie imbue de maximes
humanitaires et radicales, des courtisans hostiles à la cour, des privilégiés
qui contribuent à saper les privilèges, il faut voir dans les témoignages du
temps cet étrange spectacle. « Il est de principe, dit un
contemporain, que tout doit être changé et bouleversé ». Au plus haut, au plus bas, dans les
assemblées, dans les lieux publics, on ne rencontre parmi les privilégiés que
des opposants et des réformateurs. En 1787, presque tout ce qu’il y avait de
marquant dans la pairie se déclara dans le Parlement pour la résistance....
J’ai vu mettre en avant dans les dîners qui nous réunissaient alors presque
toutes les idées qui devaient bientôt se produire avec tant d’éclat . » Déjà en 1774, M. de Vaublanc, allant à
Metz, trouvait dans la diligence un ecclésiastique et un comte colonel de
hussards qui ne cessaient de parler économie politique . « C’était alors la mode ; tout le monde
était économiste ; on ne s’entretenait que de philosophie, d’économie
politique, surtout d’humanité, et des moyens de soulager le bon peuple…
Toute la génération nouvelle est gagnée aux nouveautés. « Pour nous, dit
l’un d’eux, jeune noblesse française , sans
regret pour le passé, sans inquiétude pour l’avenir, nous marchions gaiement
sur un tapis de fleurs qui nous cachait un abîme. Riants frondeurs des
modes anciennes, de l’orgueil féodal de nos pères et de leurs graves
étiquettes, tout ce qui était antique nous paraissait gênant et ridicule. La
gravité des anciennes doctrines nous pesait. La riante philosophie de Voltaire
nous entraînait en nous amusant. Sans approfondir celle des écrivains plus
graves, nous l’admirions comme empreinte de courage et de résistance au pouvoir
arbitraire.... La liberté, quel que fût son langage, nous plaisait par son
courage ; l’égalité, par sa commodité. On trouve du plaisir à descendre tant
qu’on croit pouvoir remonter dès qu’on veut ; et, sans prévoyance, nous
goûtions à la fois les avantages du patriciat et les douceurs d’une philosophie
plébéienne. Ainsi, quoique ce fussent nos privilèges, les débris de notre ancienne
puissance que l’on minait sous nos pas, cette petite guerre nous plaisait. Nous
n’en éprouvions pas les atteintes, nous n’en avions que le spectacle. Ce
n’étaient que combats de plume et de paroles qui ne nous paraissaient pouvoir
faire aucun dommage à la supériorité d’existence dont nous jouissions et qu’une
possession de plusieurs siècles nous faisait croire inébranlable. Les formes de
l’édifice restant intactes, nous ne voyions pas qu’on le minait en dedans. Nous
riions des graves alarmes de la vieille cour et du clergé qui tonnaient contre
cet esprit d’innovation. Nous applaudissions les scènes républicaines de nos
théâtres , les discours philosophiques de nos Académies, les ouvrages hardis de
nos littérateurs….
Nous étions éblouis par le prisme des
idées et des doctrines nouvelles, rayonnants d’espérance, brûlants d’ardeur
pour toutes les gloires, d’enthousiasme pour tous les talents et bercés des
rêves séduisants d’une philosophie qui voulait assurer le bonheur du genre
humain.
Loin de prévoir des malheurs, des excès, des crimes, des renversements de
trônes et de principes, nous ne voyions dans l’avenir que tous les biens qui
pouvaient être assurés à l’humanité par le règne de la raison. On laissait un
libre cours à tous les écrits réformateurs, à tous les projets d’innovation,
aux pensées les plus libérales, aux systèmes les plus hardis. Chacun croyait
marcher à la perfection, sans s’embarrasser des obstacles et sans les craindre.
Nous étions fiers d’être Français et encore plus d’être Français du
dix-huitième siècle.... Jamais réveil plus terrible ne fut précédé par un
sommeil plus doux et par des songes plus séduisants ».
Jamais l’aristocratie n’a été si digne du
pouvoir qu’au moment où elle allait le perdre
Ils ne s’en
tiennent pas à des songes, à de purs souhaits, à des espérances passives. Ils
agissent, ils sont vraiment généreux ; il suffit qu’une cause soit belle pour
que leur dévouement lui soit acquis. À la nouvelle de l’insurrection
américaine, le marquis de la Fayette, laissant sa jeune femme enceinte,
s’échappe, brave les défenses de la cour, achète une frégate, traverse l’Océan
et vient se battre aux côtés de Washington. « Dès que je connus la querelle,
dit-il, mon cœur fut enrôlé et je ne songeai plus qu’à rejoindre mes drapeaux.
» Quantité de gentilshommes le suivent. Sans doute ils aiment le danger ; « une
probabilité d’avoir des coups de fusil est trop précieuse pour qu’on la
néglige . » Mais il s’agit en outre
d’affranchir des opprimés ; « c’est comme paladins, dit l’un d’eux, que nous
nous montrions philosophes » et
l’esprit chevaleresque se met au service de la liberté. – D’autres services,
plus sédentaires et moins brillants, ne les trouvent pas moins zélés. Aux
assemblées provinciales , les plus
grands personnages de la province, évêques, archevêques, abbés, ducs, comtes,
marquis, joints aux notables les plus opulents et les plus instruits du
Tiers-état, en tout un millier d’hommes, bref l’élite sociale, toute la haute
classe convoquée par le roi, établit le budget, défend le contribuable contre
le fisc, dresse le cadastre, égalise la taille, remplace la corvée, pourvoit à
la voirie, multiplie les ateliers de charité, instruit les agriculteurs,
propose, encourage et dirige toutes les réformes. J’ai lu les vingt volumes de
leurs procès-verbaux : on ne peut voir de meilleurs citoyens, des
administrateurs plus intègres, plus appliqués, et qui se donnent gratuitement
plus de peine, sans autre objet que le bien public. La bonne volonté est complète.
Jamais l’aristocratie n’a été si digne
du pouvoir qu’au moment où elle allait le perdre ; les privilégiés, tirés de
leur désœuvrement, redevenaient des hommes publics, et, rendus à leur fonction,
revenaient à leur devoir. En 1778, dans la première assemblée du Berry,
l’abbé de Séguiran , rapporteur, ose
dire que « la répartition de l’impôt doit être un partage fraternel des charges
publiques ».
Non seulement les privilégiés font les
avances, mais ils les font sans effort ; ils parlent la même langue que les
gens du Tiers, ils sont disciples des mêmes philosophes, ils semblent partir
des mêmes principes. La noblesse de Clermont en
Beauvoisis ordonne à ses députés « de
demander avant tout qu’il soit fait une déclaration explicite des droits qui
appartiennent à tous les hommes ». La noblesse de Mantes et Meulan affirme que
« les principes de la politique sont aussi absolus que ceux de la morale,
puisque les uns et les autres ont pour base commune la raison ». La noblesse de
Reims demande « que le roi soit supplié de vouloir bien ordonner la démolition
de la Bastille ». — Maintes fois, après des vœux et des prévenances semblables,
les délégués de la noblesse et du clergé sont accueillis dans les assemblées du
Tiers par des battements de mains, « des larmes », des transports. Quand on
voit ces effusions, comment ne pas croire à la concorde ? Et comment prévoir
qu’on va se battre au premier tournant de la route où, fraternellement, l’on
entre la main dans la main ?
Aucun gouvernement ne s’est montré plus
doux
: le 14 juillet 1789, il n’y avait à la Bastille que sept prisonniers, dont un
idiot, un détenu sur la demande de sa famille, et quatre accusés de faux . Aucun prince n’a été plus humain plus
charitable, plus préoccupé des malheureux. En 1784, année d’inondations et
d’épidémies, il fait distribuer pour trois millions de secours. On s’adresse à
lui, même pour les accidents privés ; le 8 juin 1785, il envoie deux cents
livres à la femme d’un laboureur breton, qui, ayant déjà deux enfants, vient
d’en mettre au monde trois en une seule couche
. Pendant un hiver rigoureux, il laisse chaque jour les pauvres envahir
ses cuisines. Très probablement, il est, après Turgot, l’homme de son temps qui
a le plus aimé le peuple. – Au-dessous de lui, ses délégués se conforment à ses
vues ; j’ai lu quantité de lettres d’intendants qui tâchent d’être de petits
Turgots. « Tel construit un hôpital, un autre fonde des prix pour les
laboureurs ; celui-ci admet des artisans à sa table » ;
celui-là entreprend le défrichement d’un marais. M. de la Tour, en Provence, a
fait tant de bien pendant quarante ans, que, malgré lui, le Tiers-état lui vote
une médaille d’or . Un gouverneur fait
un cours de boulangerie économique. – Quel danger de pareils pasteurs
peuvent-ils courir au milieu de leur troupeau ? Quand le roi convoque les États Généraux, nul n’est « en défiance », ni
ne s’effraye de l’avenir. « On parlait
de l’établissement d’une nouvelle constitution de l’État comme d’une
œuvre facile, comme d’un événement naturel. » — « Les hommes les meilleurs et
les plus vertueux y voyaient le commencement d’une nouvelle ère de bonheur pour
la France et pour tout le monde civilisé. Les ambitieux se réjouissaient de la
large carrière qui allait s’ouvrir à leurs espérances. Mais on n’aurait pas
trouvé un individu, le plus morose, le plus timide, le plus enthousiaste, qui
prévît un seul des événements extraordinaires vers lesquels les États assemblés
allaient être conduits. »
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