La Convention sous la Terreur ; une sorte de vivier où la
nasse révolutionnaire plonge. La lacheté du Maris. Les épurations : quoi
de plus sublime qu’une assemblée qui se purge elle-même ?. Tout le monde est
coupable dans la Convention
La Convention sous la Terreur
Aux
Tuileries, dans la grande salle de théâtre convertie en salle de séances, trône
la Convention omnipotente : tous les jours en superbe appareil, elle délibère ;
ses décrets, accueillis par une obéissance aveugle épouvantent la France et
bouleversent l’Europe. De loin, sa majesté est formidable, plus auguste que
celle du Sénat républicain à Rome. De
près, c’est autre chose : ces souverains incontestés sont des serfs qui vivent
dans les transes, et à juste titre : car nulle part, même en prison, on n’est
plus contraint et moins en sûreté que sur leurs bancs. – A partir de juin
1793, leur enceinte inviolable, le grand réservoir officiel d’où découle toute
autorité légale, est devenue une sorte
de vivier où la nasse révolutionnaire plonge à coup sûr et coup sur coup,
pour ramasser des poissons de choix, un à un ou par douzaines, quelquefois en
gros tas, d’abord les soixante-sept
députés girondins exécutés ou proscrits, puis les soixante-treize membres du côté droit raflés en un jour et déposés
à la Force, ensuite des Jacobins marquants, Osselin arrêté le 19 brumaire,
Basire, Chabot et Delaunay décrétés d’accusation le 24 brumaire, Fabre
d’Églantine arrêté le 24 nivôse, Bernard guillotiné le 3 pluviôse, Anacharsis
Clootz guillotiné le 4 germinal, Hérault
de Séchelles, Lacroix, Philippeaux, Camille Desmoulins, Danton guillotinés,
avec quatre autres, le 10 germinal ; Simond guillotiné le 24 germinal, Osselin
guillotiné le 28 messidor. – Naturellement les demeurants sont avertis et
prennent garde. À l’ouverture de la séance on les voit entrer dans la salle,
l’air inquiet, « pleins de défiance »,
comme des animaux qu’on pousse clans un enclos et qui soupçonnent un piège. «
Chacun d’eux, écrit un témoin, observait ses démarches et ses paroles, de
crainte qu’on ne lui en fit un crime : en effet, rien n’était indifférent, la
place où l’on s’asseyait, un regard, un geste, un murmure, un sourire. » C’est
pourquoi, et d’instinct, le troupeau se porte du côté qui semble le mieux
abrité, vers la gauche. « Tout refluait
vers le sommet de la Montagne ; le côté droit était désert.... Plusieurs ne
prenaient pied nulle part, et pendant la séance changeaient souvent de place,
croyant ainsi tromper l’espion et, en se donnant une couleur mixte, ne se
mettre mal avec personne. Les plus prudents ne s’asseyaient jamais ; ils
restaient hors des bancs, au pied de la tribune, et dans les occasions
éclatantes ils se glissaient furtivement hors de la salle. »..
La
plupart se réfugient dans leurs comités ; chacun tâche de se faire oublier,
d’être obscur, nul, absent . Pendant les
quatre mois qui suivent le 2 juin, la
salle de la Convention est à moitié ou aux trois quarts vide ; l’élection
du président ne réunit pas deux cent cinquante votants ; il ne se trouve que deux cents voix, cent voix, cinquante voix pour nommer le
Comité de Salut public et le Comité de Sûreté générale ; il n’y a qu’une
cinquantaine de voix pour nommer les juges du Tribunal révolutionnaire ; il
y a moins de dix voix pour nommer leurs suppléants ; il
n’y a point de voix du tout pour adopter le décret d’accusation contre le
député Dulaure : « Aucun membre ne se
lève ni pour ni contre ; il n’y a pas de vote » : néanmoins le président
prononce que le décret est rendu, et « le Marais laisse faire ». – « Crapauds
du Marais », on les appelait ainsi avant le 2 juin, lorsque, dans les bas-fonds
du centre, ils « coassaient » contre la Montagne ; maintenant ils sont encore
quatre cent cinquante, trois fois plus nombreux que les Montagnards ; mais, de
parti pris, ils se taisent ; leur ancien nom « les rend, pour ainsi dire,
moites ; leurs oreilles retentissent de menaces éternelles, leurs cœurs sont
maigris de terreur », et leurs langues,
paralysées par l’habitude du silence, restent collées à leurs palais. Ils ont
beau s’effacer, consentir à tout, ne demander pour eux que la vie sauve, livrer
le reste, leur vote, leur volonté, leur conscience : ils sentent que cette vie
ne tient qu’à un fil. Le plus muet d’entre eux, Siéyès, dénoncé aux Jacobins,
échappe tout juste, et par la protection de son cordonnier qui se lève et dit :
« Ce Siéyès, je le connais, il ne s’occupe pas du tout de politique, il est
toujours dans ses livres ; c’est moi qui le chausse et j’en réponds…
David : Resterons-nous
vingt de la Montagne ?
Seuls
les Montagnards parlent, et toujours d’après la consigne. Si Legendre,
l’admirateur, le disciple, le confident intime de Danton, ose une fois
intervenir à propos du décret qui envoie son ami à l’échafaud, et demander
qu’au préalable Danton soit entendu, c’est pour se rétracter séance tenante ;
le soir même, pour plus de sûreté, « il roule dans la boue », déclare aux Jacobins « qu’il s’en
rapporte au jugement du Tribunal révolutionnaire », et jure de dénoncer «
quiconque voudrait entraver l’exécution du décret ». Robespierre ne lui a-t-il pas fait la
leçon, et de son ton le plus rogue ? Quoi
de plus beau, a dit le grand moraliste, quoi de plus sublime qu’une assemblée
qui se purge elle-même ! – Ainsi,
non seulement le filet qui a déjà ramené tant de proies palpitantes n’est point
rompu, ou élargi, ou remisé, mais à présent il pêche à gauche aussi bien qu’à
droite, et de préférence sur les plus hauts bancs de la Montagne . Bien mieux, par la loi du 22 prairial, ses
mailles sont resserrées et son envergure est accrue ; avec un engin si
perfectionné, on ne peut manquer de pêcher le vivier jusqu’à épuisement.
Quelque temps avant le 9 thermidor, David, un des fidèles de Robespierre,
disait lui-même : « Resterons-nous vingt de la Montagne ? » Vers le même temps,
Legendre, Thuriot, Léonard Bourdon, Tallien, Bourdon de l’Oise, d’autres
encore, ont chacun, et toute la journée, un espion à leurs trousses : trente
députés vont être proscrits, et l’on se dit leurs noms à l’oreille ; là-dessus,
soixante découchent, persuadés que le lendemain matin on viendra chez eux les
empoigner dans leurs lits .A ce régime
prolongé pendant tant de mois, les âmes s’affaissent et se dégradent…
Pendant
quatorze mois, les députations des sociétés populaires viennent réciter à la
barre leurs tirades extravagantes ou plates, et la Convention est tenue
d’applaudir. Pendant neuf mois , des
rimeurs de carrefour et des polissons de café viennent en pleine séance chanter
des couplets de circonstance, et la Convention est tenue de faire chorus.
Pendant six semaines , les profanateurs
d’églises viennent étaler dans la salle leurs bouffonneries de bastringue, et
la Convention est tenue, non seulement de les subir, mais encore d’y jouer un
rôle. – Jamais dans la Rome impériale,
même sous Néron et Héliogabale, un sénat n’est descendu si bas…
Jamais dans la Rome
impériale, même sous Néron et Héliogabale, un sénat n’est descendu si bas
Regardez
une de leurs parades, celle du 20, du 22 ou du 30 brumaire ; la mascarade se
répète, et plusieurs fois par semaine, uniformément, presque sans variantes. —
Une procession de mégères et d’escogriffes arrive aux portes de la salle ; ils
sont encore « ivres de l’eau-de-vie qu’ils ont bue dans les calices, après
avoir mangé des maquereaux grillés sur des patènes » ; d’ailleurs ils se sont
abreuvés en route. « Montés à califourchon sur des ânes qu’ils ont affublés
d’une chasuble et qu’ils guident avec une étole », ils se sont arrêtés aux
tabagies, tendant un ciboire ; le cabaretier, pinte en main, a versé dedans, et
à chaque station ils ont lampé, coup sur coup, leurs trois rasades, en parodie
de la messe, qu’ils disent ainsi dans la rue, à leur façon. — Cela fait, ils
ont endossé les chapes, les chasubles, les dalmatiques, et sur deux longues
lignes, le long des gradins de la Convention, ils défilent. Plusieurs portent,
sur des brancards ou dans des corbeilles, les candélabres, les calices, les
plats d’or et d’argent, les ostensoirs, les reliquaires ; d’autres tiennent les
bannières, les croix et les autres dépouilles ecclésiastiques. Cependant « la
musique sonne l’air de la Carmagnole, celui de Malborough s’en va-t-en
guerre.... À l’instant où le dais entre, elle joue l’air Ah ! le bel oiseau ; »
subitement, tous les masques jettent bas leur déguisement : mitres, étoles,
chasubles sautent en l’air, et « laissent apparaître les défenseurs de la
patrie couverts de l’uniforme national
». Risées, clameurs, enthousiasme, tapage plus fort des instruments ; la
bande, qui est en train, demande à danser la Carmagnole, et la Convention y
consent ; il se trouve même des députés pour descendre de leurs bancs et venir
battre des entrechats avec les filles en goguette. – Pour achever, la
Convention décrète qu’elle assistera le soir à la fête de la Raison, et, de
fait, elle s’y rend en corps. Derrière l’actrice en jupon court et en bonnet
rouge qui figure la Liberté ou la Raison, les députés marchent, eux aussi en
bonnet rouge, riant et chantant, jusqu’au nouveau temple ; c’est un temple de
planches et de carton qu’on a bâti dans le chœur de Notre-Dame. Ils s’asseyent
au premier rang, et la Déesse, une ancienne habituée des petits soupers du
prince de Soubise, avec « toutes les jolies damnées de l’Opéra », déploie
devant eux ses grâces d’opéra . On
entonne « l’hymne de la Liberté », et, puisque par décret, le matin même, la
Convention s’est obligée à le chanter, je puis bien supposer qu’elle le chante.
Ensuite on danse ; par malheur les textes manquent pour décider si la
Convention a dansé..
Tout le monde est coupable
dans la Convention
«
Tout le monde est coupable ici, disait Carrier dans la Convention, jusqu’à la
sonnette du président. » Ils ont beau se répéter qu’ils étaient contraints
d’obéir, et sous peine de mort : au plus pur d’entre eux, s’il a encore une
conscience, sa conscience réplique : « Toi aussi, malgré toi, je l’admets,
moins que les autres, je le veux bien, tu as été un terroriste, c’est-à-dire un
brigand et un assassin
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