La conception libérale de l’Etat de Taine :
L’Etat régulateur et contrôleur, pas entrepreneur. L’Etat défenseur des
libertés : le premier intérêt de tous, c’est d’être contraints le moins possible. Domaine
privé et domaine public : Rien au-delà !
L’Etat régulateur et contrôleur, pas
entrepreneur
Acquérir,
posséder, vendre, donner, léguer, contracter, être mari ou femme, père, mère ou
enfant, maître ou domestique, employé ou patron, chacune de ces actions ou
situations comporte des droits bornés par des droits contigus et contraires, et
c’est l’État qui pose entre eux la
limite. Non pas qu’il la crée ; mais, pour la reconnaître, il la trace, et
partant il fait des lois civiles qu’il applique par ses tribunaux et ses
gendarmes, de façon à faire rendre à chacun son dû. Le voilà donc régulateur et contrôleur, non seulement de la
propriété privée, mais aussi de la famille et de la vie domestique ; son
autorité s’est légitimement introduite dans le cercle réservé où se retranchait
la volonté individuelle, et, selon l’usage des puissances, une fois le cercle
entamé, il tend à l’occuper tout entier. – À cet effet, il allègue un nouveau
principe. Constitué en personne morale, comme une Église, une université, une
société charitable ou savante, n’est-il pas tenu, comme tout corps fondé à
perpétuité, d’étendre ses regards au loin et au large, et de préférer aux
intérêts particuliers, qui sont viagers, l’intérêt commun qui est éternel ?...
Non certes, et
d’abord, dans ses plus grandes œuvres, quand l’État règle en législateur le
mariage, les successions et les testaments, le respect des volontés
individuelles n’est pas son guide unique ; il ne se contente pas d’obliger
chacun à payer ses dettes et toutes ses dettes, même tacites, involontaires et
innées, il fait entrer en ligne de
compte l’intérêt public ; il calcule les poussées lointaines, les
contre-coups futurs, les effets de masse et d’ensemble. Manifestement, quand il permet ou défend le divorce, quand il élargit
ou restreint la quotité disponible, quand il favorise ou interdit les
substitutions, c’est surtout en vue de quelque avantage politique, économique
ou social, pour épurer ou consolider l’union des sexes, pour implanter dans la
famille les habitudes de discipline ou les sentiments d’affection, pour
inspirer aux enfants l’esprit d’initiative ou l’esprit de concorde, pour
préparer à la nation un état-major de chefs naturels ou une armée de petits
propriétaires ; et, dans tout cela, il
est autorisé par l’assentiment public.
Bien plus, et
toujours avec l’assentiment public, en sus de sa besogne originelle, il en fait
d’autres, et nul ne trouve qu’il usurpe,
quand il bat monnaie, quand il prescrit les poids et mesures, quand il établit
des quarantaines, quand, moyennant indemnité, il exproprie des particuliers
pour cause d’utilité publique, quand il construit des phares, des ports, des
digues, des canaux, des routes, quand il défraye des expéditions scientifiques,
quand il fonde des musées et des bibliothèques ; parfois même on tolère
qu’il entretienne des universités, des écoles, des églises, des théâtres, et,
pour justifier la nouvelle saignée qu’il pratique alors sur les bourses
particulières, il n’allègue que l’intérêt commun.
– Pourquoi ne prendrait-il pas de même à sa
charge toute entreprise utile à tous ? Pourquoi, lorsqu’une œuvre est
avantageuse à la communauté, hésiterait-il à la commander, et pourquoi,
lorsqu’une œuvre est nuisible à la communauté, négligerait-il de l’interdire ?
Or, notez que, dans une société humaine, toute action ou omission individuelle,
même la plus solitaire et la plus intime, est une perte ou un profit pour la
société : si je soigne mal mon bien ou ma santé, mon intelligence ou mon âme,
je ruine ou j’affaiblis en moi un membre de la communauté, qui n’est riche,
saine et forte que par la richesse, la force et la santé de ses membres, en
sorte qu’à ce point de vue tous mes actes privés sont des bienfaits ou des
méfaits publics. Pourquoi donc, à ce point de vue, l’État aurait-il scrupule de
me prescrire les uns et de m’interdire les autres ? Pourquoi, afin de mieux exercer ce droit et de mieux remplir ce devoir,
ne se ferait-il pas l’entrepreneur universel du travail et le distributeur
universel des produits ? Pourquoi ne serait-il pas le seul agriculteur,
industriel et commerçant, l’unique propriétaire et gérant de la France ? –
Précisément parce que cela serait contraire à l’intérêt de tous. Ici le
second principe, celui-là même qu’on lançait contre l’indépendance
individuelle, se retourne et, au lieu d’être un adversaire, devient un
champion. Bien loin de déchaîner l’État, il lui passe au col une seconde
chaîne, et consolide les clôtures dans lesquelles l’honneur et la conscience
moderne ont enfermé le gardien public.
Le premier intérêt de tous, c’est d’être contraints le
moins possible
En effet, en quoi consiste
l’intérêt de tous ? – Dans l’intérêt de chacun, et, ce qui intéresse chacun, ce sont les choses dont la possession lui
est agréable et la privation pénible. Là-dessus, l’univers entier s’accorderait
en vain pour le démentir ; toute
sensation est personnelle. Ma souffrance et ma jouissance ne sauraient m’être
contestées, non plus que mon attrait pour les choses qui me procurent
l’une, et ma répulsion pour les choses qui me procurent l’autre. On ne peut
donc définir arbitrairement l’intérêt de chacun ; indépendamment du législateur
et en fait, cet intérêt existe ; il n’y a plus qu’à le constater, à constater
ce que chacun préfère. Selon les races, les temps, les lieux et les circonstances,
les préférences varient ; mais, parmi
les choses dont la possession est toujours désirée et la privation toujours
redoutée, il en est une dont la possession, désirée directement et pour
elle-même, devient, par le progrès de la civilisation, de plus en plus douce,
et dont la privation, redoutée directement et pour elle-même, devient, par le
progrès de la civilisation, de plus en plus amère, je veux dire, pour chacun, l’entière disposition de son être, la pleine
propriété de son corps et de ses biens, la faculté de penser, croire, prier à
sa guise, de s’associer à d’autres, et d’agir seul ou avec ces autres, en tous
sens et sans entraves, bref sa liberté. Que cette liberté soit aussi large qu’il se pourra, voilà, en tout
temps, l’un des grands besoins de l’homme, et voilà, de nos jours, son besoin
le plus fort. Il y a de cela deux raisons, l’une naturelle, l’autre historique.
— Par nature, il est un individu, c’est-à-dire un petit monde distinct, un
centre à part dans un cercle fermé, un organisme détaché, complet en lui-même
et qui souffre lorsque ses tendances spontanées sont contrariées par
l’intervention d’une force étrangère. Par l’histoire, il est devenu un
organisme compliqué, où trois ou quatre religions, cinq ou six civilisations,
trente siècles de culture intense ont laissé leur empreinte, où les
acquisitions se sont combinées, où les hérédités se sont croisées, où les
particularités se sont accumulées, de façon à produire le plus original et le
plus sensible des êtres ; avec la civilisation croissante, sa complication va
croissant : partant son originalité s’approfondit, et sa sensibilité s’avise ;
d’où il suit que, plus il se civilise, plus il répugne à la contrainte et à
l’uniformité. Aujourd’hui, chacun de nous est le produit terminal et singulier
d’une élaboration prodigieuse, dont les étages ne se sont superposés que cette
fois dans cet ordre, une plante unique en son espèce, un individu solitaire,
d’essence supérieure et délicate, qui, ayant sa structure innée et son type
inaliénable, ne peut donner que ses fruits propres. Rien de plus contraire à l’intérêt du chêne que d’être tourmenté pour
porter les pommes du pommier ; rien de plus contraire à l’intérêt du
pommier que d’être tourmenté pour porter les glands du chêne ; rien de plus
contraire à l’intérêt du chêne, du pommier et des autres arbres que d’être
tailladés, équarris, tordus pour végéter tous d’après le modèle obligatoire que
l’imagination courte et raide d’un géomètre aura dessiné sur du papier. - Ainsi, le premier intérêt de tous, c’est
d’être contraints le moins possible ; s’ils ont établi chez eux une agence
de contrainte, c’est pour être préservés par elle des autres contraintes plus
fortes, notamment de celles que l’étranger et les malfaiteurs leur
imposeraient. Jusque-là, et non plus loin, son intervention leur est
avantageuse ; au delà, elle devient l’un des maux qu’elle est instituée pour
empêcher. Voilà donc, si l’on pourvoit au premier intérêt de tous, l’unique
office de l’État : empêcher la contrainte, partant ne jamais contraindre que
pour empêcher des contraintes pires, faire respecter chacun dans son domaine
physique et moral, n’y entrer que pour cela, s’en retirer aussitôt, s’abstenir
de toute ingérence indiscrète, bien plus, et autant qu’il le peut sans
compromettre la sûreté publique, réduire ses anciennes exigences, ne requérir
qu’un minimum de subsides et de services, restreindre par degrés son action,
même utile, ne se réserver qu’un minimum de tâches, laisser à chacun le maximum
d’initiative et d’espace, abandonner peu à peu ses monopoles, ne pas faire
concurrence aux particuliers, se démettre des fonctions qu’ils peuvent remplir
aussi bien que lui-même ; et l’on voit que les limites que lui assigne
l’intérêt commun sont justement celles que lui prescrivaient le devoir et le
droit…
Domaine privé et domaine public :
Rien au-delà !
À présent, si l’on considère, non plus l’intérêt direct, mais l’intérêt
indirect de tous, si, au lieu de songer aux hommes, on se préoccupe de leurs
œuvres, si l’on envisage la société
humaine comme un atelier matériel et spirituel dont la perfection est d’être le
plus économique et le plus productif, le mieux outillé et le mieux dirigé
qu’il se pourra, à ce point de vue encore, avec ce but accessoire et
subordonné, le domaine de l’État n’est guère moins restreint : il y a bien peu de fonctions nouvelles à
lui attribuer ; presque toutes les autres seront mieux remplies par les
individus libres, par les sociétés naturelles ou par les associations
volontaires….
Considérez un homme qui travaille
à son compte, agriculteur, industriel ou marchand, et voyez de quel
cœur il s’attelle à sa besogne. C’est que son intérêt et son amour-propre y
sont engagés ; il s’agit de son bien-être et du bien-être des siens, de son
capital, de sa réputation, de son rang et de son avancement dans le monde ; de
l’autre côté sont la gêne, la ruine, la déchéance, la dépendance, la faillite
et l’hôpital. Devant cette alternative, il se tient en garde et il s’ingénie ;
il pense à son affaire, même au lit et à table ; il l’étudie, non pas de loin,
spéculativement, en gros, mais sur place, pratiquement, en détail, dans ses
alentours et ses appendices, par un calcul incessant des difficultés et des
ressources, avec un tact si aiguisé et des informations si personnelles, que,
pour tout autre à côté de lui, le problème quotidien qu’il résout serait
insoluble, parce que nul autre n’en possède et n’en mesure, comme lui, les
éléments précis. – A cette ardeur unique
et à cette compétence singulière, comparez la capacité banale et la régularité
languissante d’un chef administratif, même expert et honnête. Il est sûr de
toucher ses appointements, pourvu qu’il fasse passablement son service, et il
le fait passablement, quand il donne ses heures de bureau. Que ses écritures
soient correctes, conformes aux règlements et à la tradition, on n’a plus rien
à lui demander ; il n’a pas besoin de chercher au delà, de se tourmenter la
cervelle. S’il imagine une économie ou une amélioration, ce n’est pas lui qui
en profitera, mais le public, être anonyme et vague. D’ailleurs, à quoi bon,
puisque l’invention ou la réforme n’aboutiraient qu’à un rapport, et que ce
rapport irait dormir dans un carton ? La machine est trop vaste et trop
compliquée, trop raide, trop alourdie de rouages rouillés, « de droits anciens
et de situations acquises » pour être reconstituée à neuf et à volonté, comme
une ferme, un magasin, une usine. Aussi bien, se garde-t-il d’y dévouer ses
facultés ; il n’y songe plus après qu’il a quitté son bureau ; il la laisse
marcher de son train automatique, faire tellement quellement, avec une assez
grosse dépense et un assez médiocre produit, sa besogne routinière. Même en un pays probe comme la France, on a
calculé qu’une entreprise, si elle est conduite par l’État, coûte un quart de
plus et rapporte un quart de moins que si elle est conduite par un particulier.
Partant, si l’on retirait le travail aux particuliers pour en charger l’État,
il y aurait, en fin de compte, pour la communauté, moitié de perte.
Or cela est vrai de tout travail,
spirituel ou matériel, non seulement des œuvres d’agriculture, d’industrie et
de négoce, mais encore des œuvres de science et d’art, de littérature et de
philosophie, de charité, d’éducation et de propagande,
non seulement quand le moteur est un sentiment égoïste, comme l’intérêt
personnel et la vanité vulgaire, mais aussi quand le moteur est un sentiment
désintéressé, comme le besoin de découvrir la vérité ou de créer la beauté, la
foi contagieuse ou la conviction communicative, l’enthousiasme religieux ou la
générosité naturelle, l’amour large ou l’amour restreint, depuis celui qui
embrasse l’humanité entière, jusqu’à celui qui se concentre sur les amis et sur
les proches. Dans les deux cas l’effet est le même, parce que la cause est la
même. Toujours, dans l’atelier que dirige l’individu libre, la force motrice
est énorme, presque infinie, parce qu’elle est une source vive, dont l’eau
toujours coulante travaille à toute heure et ne s’épuisera jamais. Incessamment la mère pense à son enfant, le
savant à sa science, l’artiste à son art, l’inventeur à ses inventions, le
philanthrope à ses fondations, Faraday à l’électricité, Stephenson à sa
locomotive, M. Pasteur à ses microbes, M. de Lesseps à son isthme, les Petites
Sœurs des Pauvres à leurs pauvres…
Ainsi, même à ne voir dans les hommes que des fabricants, à les traiter
comme de simples producteurs de valeurs et de services, à n’avoir pour but que
l’approvisionnement de la société et l’avantage des consommateurs, le domaine privé comprend toutes les entreprises
dont les particuliers, soit isolés, soit associés, se chargent par intérêt
personnel et par attrait personnel : cela suffit pour qu’ils les conduisent
mieux que ne ferait l’État ; à ce titre, elles leur sont dévolues.
Partant, ce qui lui revient (NB à l’Etat), ce sont d’abord les offices que
jamais ils ne revendiqueront pour eux et que toujours ils laisseront
volontairement entre ses mains, parce qu’ils ne possèdent pas et qu’il détient
le seul outillage approprié, l’instrument spécial et indispensable, à savoir la force armée : telle est la
protection de la communauté contre l’étranger, la protection des particuliers
les uns contre les autres, la levée des soldats, la perception des impôts, l’exécution des lois, la justice et la police.
– Ce sont ensuite les besognes dont
l’accomplissement importe directement à tous sans intéresser directement
personne : telle est l’administration du sol inoccupé, des forêts communes, des
fleuves, de la mer côtière et de la voie publique ; telle est la charge de
gouverner les pays sujets ; telle est la commission d’élaborer et rédiger les
lois, de frapper la monnaie, de conférer la personnalité civile, de traiter, au
nom de la communauté, avec les corps locaux ou spéciaux, départements,
communes, banques, instituts, églises, universités. – Ajoutez-y, selon les
circonstances, quelques collaborations facultatives et variables : tantôt
des subventions accordées aux institutions très utiles que les souscriptions
privées ne suffisent pas à défrayer ; tantôt des privilèges concédés à des
compagnies auxquelles en échange on impose des obligations équivalentes ;
souvent des précautions d’hygiène que l’insouciance des particuliers les
empêche de prendre ; parfois des assistances provisoires qui, soutenant ou
éveillant l’homme, le mettent un jour en état de se passer d’assistance ; en
général des interventions discrètes et peu sensibles dans le présent, mais de
grande conséquence dans l’avenir, un code à longue portée, un ensemble de
directions coordonnées qui, tout en ménageant la liberté des individus vivants,
préparent le bien-être des générations lointaines. – Rien au delà.
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