Pour Taine, la démocratie c’est
d’abord la possibilité de délibérer, et c’est le totalitarisme en germe qui cherche
à empêcher la délibération. Ensuite, c’est une grave erreur (typique de l’esprit
métaphysique, dirait Comte) de croire que « la société humaine n’existe pas
et que le législateur est chargés de la
faire »- là encore, un autre germe sérieux de totalitarisme.
Taine ici encore positiviste. 1) « Liberté,
Liberté totale d’exposition, de discussion, d’appréciation », slogan
positiviste qui signifie exactement le contraire que la liberté d’appeler à la
lanterne. 2) si le législateur croit qu’il peut tout faire, alors il voudra
tout faire (et : « l’espèce humaine se trouve ainsi livrée, sans aucune
protection logique, à l’expérimentation désordonnée des diverses écoles
politiques » ( Plan des travaux scientifiques)
La Constituante : En devenant un club de
motionnaires, elle cesse d’être un conclave de législateurs
S’il est au monde une œuvre
difficile à faire, c’est une constitution, surtout une
constitution complète. Remplacer les vieux cadres dans lesquels vivait une
grande nation par des cadres différents, appropriés et durables, appliquer un
moule de cent mille compartiments sur la vie de vingt-six millions d’hommes, le
construire si harmonieusement, l’adapter si bien, si à propos, avec une si
exacte appréciation de leurs besoins et de leurs facultés qu’ils y entrent
d’eux-mêmes pour s’y mouvoir sans heurts et que tout de suite leur action
improvisée ait l’aisance d’une routine ancienne, une pareille entreprise est
prodigieuse et probablement au-dessus de l’esprit humain. À tout le moins, pour
l’exécuter, celui-ci n’a pas trop de toutes ses forces et ne peut trop soigneusement
se mettre à l’abri de toutes les causes de trouble et d’erreur. Il faut à une
Assemblée, surtout à une Constituante, au dehors de la sécurité et de
l’indépendance, au dedans du silence et de l’ordre, en tout cas du sang-froid,
du bon sens, de l’esprit pratique, de la discipline, sous des conducteurs
compétents et acceptés. Y a-t-il quelque chose de tout cela dans l’Assemblée
constituante ?
Rien qu’à regarder ses dehors, on en peut douter. À Versailles, puis à
Paris , ils siègent dans une salle immense, capable de tenir deux mille
personnes, où, pour se faire entendre, la plus forte voix doit se forcer. Point
de place ici pour le ton mesuré qui convient à la discussion des affaires ; il
faut crier, et la tension de l’organe se communique à l’âme ; le lieu porte à
la déclamation. – D’autant plus qu’ils
sont près de douze cents, c’est-à-dire une foule et presque une cohue ; encore
aujourd’hui, dans nos Chambres de cinq à six cents députés, les interruptions
sont incessantes et le bourdonnement continu ; rien de plus rare que
l’empire de soi et la ferme résolution de subir pendant une heure un discours
contraire à l’opinion qu’on a. – Comment faire ici pour imposer le silence et
la patience ? Arthur Young voit à plusieurs reprises « une centaine de membres
tous debout à la fois », gesticulant et interpellant. « Vous me tuez, messieurs
», leur dit un jour Bailly qui défaille. Un autre président s’écrie avec
désespoir : « Deux cents personnes qui parlent à la fois ne peuvent être
entendues : sera-t-il donc impossible de ramener l’Assemblée à l’ordre ? » – La
rumeur grondante et discordante s’enfle encore du tapage des tribunes. « Au
Parlement britannique, écrit Mallet du Pan, j’ai vu faire vider sur-le-champ
les galeries à la suite d’un éclat de rire involontairement échappé à la
duchesse de Gordon. » Ici la foule pressée des spectateurs, nouvellistes de
carrefour, délégués du Palais-Royal, soldats déguisés en bourgeois, filles de
la rue racolées et commandées, applaudit, bat des mains, trépigne et hue en
toute liberté. – Cela va si loin, que M.
de Montlosier propose ironiquement de « donner voix délibérative aux
tribunes . » Un autre demande si les
représentants sont des comédiens envoyés par la nation pour subir les sifflets
du public parisien. Le fait est qu’on les interrompt comme au théâtre, et que
parfois, s’ils déplaisent, on les fait taire. – D’autre part, devant ce
public actif et consulté, les députés populaires sont des acteurs en scène ;
involontairement, ils subissent son influence, et leur pensée, comme leur
parole, s’exagère pour être à son unisson. – En de pareilles circonstances, le
tumulte et la violence deviennent choses d’usage, et une Assemblée perd la
moitié de ses chances de sagesse : car, en
devenant un club de motionnaires, elle cesse d’être un conclave de
législateurs.
Entrons plus avant, et voyons comment celle-ci procède. Ainsi encombrée,
entourée, agitée, prend-elle au moins les précautions sans lesquelles nulle
réunion d’hommes ne peut se gouverner elle-même ? – Visiblement, quand
plusieurs centaines de personnes délibèrent ensemble, il leur faut au préalable
une sorte de police intérieure, un code d’usages consacrés ou de précédents
écrits, pour préparer, diviser, limiter, accorder et conduire leurs propres
actes. Le meilleur de ces codes est tout fait, à portée : sur la demande de
Mirabeau , Romilly leur a envoyé le
règlement de la Chambre des Communes anglaises. Mais, dans leur présomption de
novices, ils n’y font point attention, ils croient pouvoir s’en passer, ils ne veulent
rien emprunter aux étrangers, ils
n’accordent aucune autorité à l’expérience, et, non contents de rejeter les
formes qu’elle prescrit, « c’est à peine s’ils suivent une règle quelconque
». Ils laissent le champ libre à l’élan spontané des individus ; toute
influence, même celle d’un député, même de leur élu, leur est suspecte ; c’est
pourquoi, tous les quinze jours, ils choisissent un président nouveau. – Rien
ne les contient ou ne les dirige, ni l’autorité légale d’un code parlementaire,
ni l’autorité morale de chefs parlementaires. Ils n’en ont point, ils ne sont
pas organisés en partis ; ni d’un côté ni d’un autre on ne trouve de leader
reconnu qui choisisse le moment, prépare le débat, rédige la motion, distribue
les rôles, lance ou retienne sa troupe. Mirabeau seul serait capable d’obtenir
cet ascendant ; mais, au début, il est discrédité par la célébrité de ses
vices, et, à la fin, il est compromis par ses liaisons avec la cour. Nul autre
n’est assez éminent pour s’imposer ; il
y a trop de talents moyens et trop peu de talents supérieurs.
C’est qu’ils ont une théorie, et qu’à leur avis cette théorie dispense des
connaissances spéciales. En cela ils sont de très bonne foi, et c’est de parti
pris qu’ils renversent le procédé ordinaire. Jusqu’ici on construisait ou l’on réparait une Constitution comme un
navire. On procédait par tâtonnements ou sur le modèle des vaisseaux
voisins ; on souhaitait avant tout que le bâtiment pût naviguer ; on
subordonnait sa structure à son service ; on le faisait tel ou tel selon les
matériaux dont on disposait ; on commençait par examiner les matériaux ; on
tâchait d’estimer leur rigidité, leur pesanteur et leur résistance. – Tout cela
est arriéré ; le siècle de la raison est
venu, et l’Assemblée est trop éclairée pour se traîner dans la routine.
Conformément aux habitudes du temps, elle opère par déduction, à la manière de
Rousseau, d’après une notion abstraite du Droit, de l’État et du Contrat social . De cette façon, et par la seule vertu de la
géométrie politique, on aura le navire idéal ; puisqu’il est idéal, il est sûr
qu’il naviguera, et bien mieux que tous les navires empiriques. – Sur ce
principe ils légifèrent, et l’on devine ce que peuvent être leurs discussions.
Point de faits probants, ni d’arguments précis ; on n’imaginerait jamais que
les gens qui parlent sont là pour régler des affaires réelles. De discours en discours, les enfilades
d’abstractions creuses se prolongent et se renouvellent à l’infini, comme
dans une conférence d’écoliers de rhétorique qui s’exercent, ou dans une
société de vieux lettrés qui s’amusent. Sur la question du veto, « chaque
orateur vient tour à tour armé de son cahier, lit une dissertation qui n’a
aucun rapport » avec la précédente, et cela fait « une espèce de séance
académique », un défilé de brochures
qui recommence tous les jours pendant plusieurs jours. Sur la question des
Droits de l’homme, cinquante-quatre orateurs sont inscrits : « Je me rappelle,
dit Dumont, cette longue discussion, qui dura des semaines, comme un temps
d’ennui mortel : vaines disputes de
mots, fatras métaphysique, bavardage assommant ; l’Assemblée s’était convertie en école de Sorbonne », et cela pendant
que les châteaux brûlaient, que les hôtels de ville étaient saccagés, que les
tribunaux n’osaient plus siéger, que le blé ne circulait plus, que la société
se décomposait : de même les théologiens du Bas-Empire avec leurs disputes
sur la lumière incréée du Mont-Thabor, pendant que Mahomet II battait à coups
de canon les murs de Constantinople.
La société n’est pas à inventer
Ni le zèle, ni le travail, ni le
talent ne sont utiles quand ils ne sont point employés pour une idée vraie :
et, si on les met au service d’une idée fausse, ils font d’autant plus de mal
qu’ils sont plus grands.
Vers la fin de 1789, on ne peut plus en douter, et les partis qui se sont
formés ont donné la mesure de leur présomption, de leur imprévoyance, de leur
incapacité et de leur raideur. « Il y en a trois dans l’Assemblée, écrit
l’ambassadeur américain . Le premier, celui des aristocrates, comprend le haut
clergé, les parlementaires et cette portion des nobles qui voudraient former un
ordre à part. » C’est lui qui résiste
aux fautes et aux folies, mais par des fautes et des folies presque égales.
À l’origine, les prélats, au lieu de se concilier les curés, « les ont tenus à
une distance humiliante, affectant des distinctions, exigeant des respects »,
et, dans leur propre chambre, « se cantonnant sur des bancs séparés ». D’autre
part, les nobles, afin de se mieux aliéner les communes, ont débuté par les
accuser « de révolte, de trahison, de lèse-majesté », et par réclamer contre
elles l’emploi de la force militaire. À présent que le Tiers victorieux les a
reconquis et les accable de son nombre, ils redoublent de maladresse et
conduisent la défense encore plus mal que l’attaque…
Reste un second parti, « le parti moyen
, composé d’hommes de toute classe, ayant des intentions droites, et
partisans sincères d’un bon gouvernement. Par malheur, ils ont pris dans les
livres l’idée qu’ils s’en font, et sont des gens admirables sur le papier. Mais, comme, par un fâcheux accident, les
hommes réels qui vivent dans le monde diffèrent beaucoup des hommes imaginaires
qui habitent la cervelle des philosophes, on ne doit pas s’étonner si les
systèmes politiques puisés dans un livre ne sont bons qu’à être reversés dans
un autre livre ». De tels esprits sont la proie naturelle des utopistes ; faute de lest expérimental, ils sont
emportés par la pure logique et vont grossir le troupeau des théoriciens.
– Ceux-ci font le troisième parti, qu’on nomme les « enragés », et qui, au
bout de six mois, se trouve « le plus nombreux de tous »…. Ce dernier parti est en alliance étroite avec la populace, ce qui lui donne
une grande autorité, et il a déjà disloqué tout. » De son côté sont toutes les
passions fortes, non seulement l’irritation du peuple tourmenté par la misère
et par le soupçon, non seulement l’amour-propre et l’ambition du bourgeois
révolté contre l’ancien régime, mais encore les rancunes invétérées et les
convictions méditées de tant de consciences souffrantes et de tant de raisons
factieuses, protestants, jansénistes, économistes, philosophes qui, comme
Fréteau, Rabaut-Saint-Etienne, Volmey, Siéyès, couvent un long amas de ressentiments ou d’espérances, et n’attendent
qu’une occasion pour imposer leur système avec toute l’intolérance du
dogmatisme ou de la foi. Pour de tels esprits, le passé est non avenu ;
l’exemple n’a point d’autorité ; les choses réelles ne comptent pas ; ils
vivent dans leur utopie. Siéyès, le plus considéré de tous, juge que « toute la
Constitution de l’Angleterre est un charlatanisme fait pour en imposer au
peuple ; il regarde les Anglais comme
des enfants en matière de constitution, et se croit en état d’en donner une beaucoup
meilleure à la France ». Dumont, qui voit les premiers comités chez Brissot et
chez Clavière, en sort avec autant d’inquiétude que de « dégoût ». – « Impossible, dit-il de peindre la confusion
des idées, le dérèglement des imaginations, le burlesque des notions populaires
: on aurait cru voir le monde au lendemain de la création. » En effet, ils
supposent que la société humaine n’existe pas et qu’ils sont chargés de la
faire.
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