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dimanche 6 août 2017

Taine _ L’ancien Régime_21_ Misère de la paysannerie- l’extorsion fiscale

Tableau hallucinant d’un système fiscal très élaboré, confiscatoire, pervers. Les impôts directs. La suite est encore pire pour les impôts indirects
NB : En France , en 2017,  70% des recettes de l'impôt sur le revenu proviennent de seulement 10% des foyers fiscaux.

Les impôts directs : tout le profit net va au Clergé et au Trésor

Considérons de près les extorsions dont il souffre ; elles sont énormes et au delà de tout ce que nous pouvons imaginer. Depuis longtemps, les économistes ont dressé le budget d’une terre et prouvé par des chiffres l’excès des charges dont le cultivateur est accablé. – Si l’on veut qu’il continue à cultiver, il faut lui faire sa part dans la récolte, part inviolable, qui est d’environ la moitié du produit brut, et de laquelle on ne peut rien distraire sans le ruiner. En effet elle représente juste, et sans un sou de trop : en premier lieu, l’intérêt du capital primitif qu’il a mis dans son exploitation, bestiaux, meubles, outils, instruments aratoires ; en second lieu, l’entretien annuel de ce même capital, qui dépérit par la durée et par l’usage ; en troisième lieu, les avances qu’il a faites dans l’année courante, semences, salaires des ouvriers, nourriture des animaux et des hommes ; en dernier lieu, la compensation qui lui est due pour ses risques et ses pertes. Voilà une créance privilégiée qu’il faut solder au préalable, avant toutes les autres, avant celle du seigneur, avant celle du décimateur, avant celle du roi lui-même ; car elle est la créance de la terre . C’est seulement après l’avoir remboursée qu’on peut toucher au reste, qui est le bénéfice véritable, le produit net. Or, dans l’état où est l’agriculture, le décimateur et le roi prennent la moitié de ce produit net si la terre est grande, et ils le prennent tout entier si la terre est petite  . Telle grosse ferme de Picardie, qui vaut 3 600 livres au propriétaire, paye 1 800 livres au roi et 1 311 livres au décimateur ; telle autre, dans le Soissonnais, louée 4 500 livres, paye 2 200 livres d’impôt et plus de 1 000 écus de dîme. Une métairie moyenne près de Nevers donne 138 livres au Trésor, 121 à l’Église, et 114 au propriétaire. Dans une autre, en Poitou, le fisc prend 348 livres, et le propriétaire n’en reçoit que 238. En général, dans les pays de grandes fermes, le propriétaire touche 10 livres par arpent si la culture est très bonne, 3 livres si elle est ordinaire. Dans les pays de petites fermes et de métayage, il touche par arpent 15 sous, 8 sous et même 6 sous. – C’est que tout le profit net va au Clergé et au Trésor…

La machine à tondre

Mais le fisc, en s’abattant sur la propriété taillable, n’a pas lâché le taillable qui est sans propriété. À défaut de la terre, il saisit l’homme. À défaut du revenu, on taxe le salaire. Sauf les vingtièmes, tous les impôts précédents atteignent non seulement celui qui possède, mais encore celui qui ne possède pas. En Toulousain, à Saint-Pierre de Bajourville, le moindre journalier, n’ayant que ses bras pour vivre et gagnant dix sous par jour, paye huit, neuf, dix livres de capitation. « En Bourgogne  , il est ordinaire de voir un malheureux manœuvre, sans aucune possession, imposé à dix-huit ou vingt livres de capitation et de taille. » En Limousin , tout l’argent que les maçons rapportent en hiver sert à « payer les impositions de leur famille »…
Ainsi, quelle que soit la condition du taillable, si dégarni et si dénué qu’il puisse être, la main crochue du fisc est sur son dos. Il n’y a point à s’y méprendre : elle ne se déguise pas, elle vient au jour dit s’appliquer directement et rudement sur les épaules. La mansarde et la chaumine, aussi bien que la métairie, la ferme et la maison, connaissent le collecteur, l’huissier, le garnisaire ; nul taudis n’échappe à la détestable engeance. C’est pour eux qu’on sème, qu’on récolte, qu’on travaille, qu’on se prive ; et, si les liards épargnés péniblement chaque semaine finissent au bout de l’an par faire une pièce blanche, c’est dans leur sac qu’elle va tomber.

Il faut voir le système à l’œuvre. C’est une machine à tondre, grossière et mal agencée, qui fait autant de mal par son jeu que par son objet. Et ce qu’il y a de pis, c’est que, dans son engrenage grinçant, les taillables, employés comme instrument final, doivent eux-mêmes se tondre et s’écorcher. Dans chaque paroisse, il y en a deux, trois, cinq, sept, qui, sous le nom de collecteurs et sous l’autorité de l’élu, sont tenus de répartir et de percevoir l’impôt. « Nulle charge plus onéreuse   » ; chacun, par protection ou privilège, tâche de s’y soustraire. Les communautés plaident sans cesse contre les réfractaires, et, pour que nul ne puisse prétexter son ignorance, elles dressent d’avance, pour dix et quinze ans, le tableau des futurs collecteurs. Dans les paroisses de second ordre, ce sont tous « de petits propriétaires, et chacun d’eux passe à la collecte à peu près tous les six ans ». Dans beaucoup de villages, ce sont des artisans, des journaliers, des métayers, qui pourtant auraient besoin de tout leur temps pour gagner leur vie. En Auvergne, où les hommes valides s’expatrient l’hiver pour chercher du travail, on prend les femmes   : dans l’élection de Saint-Flour, il y a tel village où les quatre collecteurs sont en jupon. — Pour tous les recouvrements qui leur sont commis, ils sont responsables sur leurs biens, sur leurs meubles, sur leurs personnes, et, jusqu’à Turgot, chacun est solidaire des autres ; jugez de leur peine et de leurs risques ; en 1785  , dans une seule élection de Champagne, quatre-vingt-quinze sont mis en prison, et chaque année il y en a deux cent mille en chemin. « Le collecteur, dit l’assemblée provinciale du Berry  , passe ordinairement pendant deux ans la moitié de sa journée à courir de porte en porte chez les contribuables en retard. » Cet emploi, écrit Turgot , cause le désespoir et presque toujours la ruine de ceux qu’on en charge ; on réduit ainsi successivement à la misère toutes les familles aisées d’un village. » En effet, il n’y a point de collecteur qui ne marche par force et ne reçoive chaque année   « huit ou dix commandements ». Parfois on le met en prison aux frais de la paroisse. Parfois on procède contre lui et contre les contribuables « par établissement de garnisons, saisies, saisies-arrêts, saisies-exécutions, et ventes de meubles »…

L’extorsion, collecteurs, receveurs, adjudicataires de la gabelle

Le fisc lui-même est impitoyable. Le même intendant écrit, en 1784, année de famine   : « On a vu avec effroi, dans les campagnes, le collecteur disputer à des chefs de famille le prix de la vente des meubles qu’ils destinaient à arrêter le cri du besoin de leurs enfants. » – C’est que, si les collecteurs ne saisissent pas, ils seraient saisis eux-mêmes. Pressés par le receveur, on les voit dans les documents solliciter, poursuivre, persécuter les contribuables. Chaque dimanche et chaque jour de fête, ils se tiennent à la sortie de l’église, avertissant les retardataires ; puis, dans la semaine, ils vont de chaumière en chaumière pour obtenir leur dû. « Communément, ils ne savent point écrire et mènent avec eux un scribe. » Sur les six cent six qui courent dans l’élection de Saint-Flour, il n’y en a pas dix qui puissent lire le papier officiel et signer un acquit ; de là des erreurs et des friponneries sans nombre. Outre le scribe, ils ont avec eux les garnisaires, gens de la plus basse classe, mauvais ouvriers sans ouvrage, qui se sentent haïs et qui agissent en conséquence. « Quelques défenses qu’on leur fasse de rien prendre, de se faire nourrir par les habitants ou d’aller dans les cabarets avec les collecteurs, » le pli est pris, « l’abus continuera toujours   ». Mais, si pesants que soient les garnisaires, on se garde bien de les éviter. À cet égard, écrit un intendant, « l’endurcissement est étrange ». – « Aucun particulier, mande un receveur, ne paye le collecteur qu’il ne voie la garnison établie chez lui. » Le paysan ressemble à son âne, qui, pour marcher, a besoin d’être battu, et, en cela, s’il paraît stupide, il est politique. Car le collecteur, étant responsable, « penche naturellement à grossir les cotes des payeurs exacts au profit de celles des payeurs négligents. C’est pourquoi le payeur exact devient négligent à son tour, et laisse instrumenter même lorsqu’il a son argent dans son coffre   ». Tout compte fait, il a calculé que la procédure, même coûteuse, lui coûtera moins qu’une surtaxe, et, de deux maux, il choisit le moindre. Contre le collecteur et le receveur il n’a qu’une ressource, sa pauvreté simulée ou réelle, involontaire ou volontaire


En tout pays, le fisc a deux mains, l’une apparente, qui directement fouille dans le coffre des contribuables, l’autre qui se dissimule et emploie la main d’un intermédiaire, pour ne pas se donner l’odieux d’une nouvelle extorsion. Ici, nulle précaution de ce genre ; la seconde griffe est aussi visible que la première ; d’après sa structure et d’après les plaintes, je serais presque tenté de croire qu’elle est plus blessante. – D’abord, la gabelle, les aides et les traites sont affermées, vendues chaque année à des adjudicataires qui, par métier, songent à tirer le plus d’argent possible de leur marché. Vis-à-vis du contribuable, ils ne sont pas des administrateurs, mais des exploitants ; ils l’ont acheté. Il est à eux dans les termes de leur contrat ; ils vont lui faire suer non seulement leurs avances et les intérêts de leurs avances, mais encore tout ce qu’ils pourront de bénéfices. Cela suffit pour indiquer de quelle façon les perceptions indirectes sont conduites. – En second lieu, par la gabelle et les aides, l’inquisition entre dans chaque ménage..


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