Tableau hallucinant d’un
système fiscal très élaboré, confiscatoire, pervers. Les impôts directs. La suite est
encore pire pour les impôts indirects
NB : En France , en
2017, 70% des recettes de l'impôt sur le
revenu proviennent de seulement 10% des foyers fiscaux.
Les impôts directs : tout le profit
net va au Clergé et au Trésor
Considérons de près les extorsions dont il
souffre ; elles sont énormes et au delà de tout ce que nous pouvons imaginer.
Depuis longtemps, les économistes ont dressé le budget d’une terre et prouvé
par des chiffres l’excès des charges dont le cultivateur est accablé. – Si l’on
veut qu’il continue à cultiver, il faut lui faire sa part dans la récolte, part
inviolable, qui est d’environ la moitié du produit brut, et de laquelle on ne
peut rien distraire sans le ruiner. En effet elle représente juste, et sans un
sou de trop : en premier lieu, l’intérêt du capital primitif qu’il a mis dans
son exploitation, bestiaux, meubles, outils, instruments aratoires ; en second
lieu, l’entretien annuel de ce même capital, qui dépérit par la durée et par
l’usage ; en troisième lieu, les avances qu’il a faites dans l’année courante,
semences, salaires des ouvriers, nourriture des animaux et des hommes ; en
dernier lieu, la compensation qui lui est due pour ses risques et ses pertes.
Voilà une créance privilégiée qu’il faut solder au préalable, avant toutes les
autres, avant celle du seigneur, avant celle du décimateur, avant celle du roi
lui-même ; car elle est la créance de la terre . C’est seulement après l’avoir
remboursée qu’on peut toucher au reste, qui est le bénéfice véritable, le
produit net. Or, dans l’état où est
l’agriculture, le décimateur et le roi prennent la moitié de ce produit net si
la terre est grande, et ils le prennent tout entier si la terre est petite . Telle grosse ferme de Picardie, qui vaut 3
600 livres au propriétaire, paye 1 800 livres au roi et 1 311 livres au
décimateur ; telle autre, dans le Soissonnais, louée 4 500 livres, paye 2 200
livres d’impôt et plus de 1 000 écus de dîme. Une métairie moyenne près de
Nevers donne 138 livres au Trésor, 121 à l’Église, et 114 au propriétaire. Dans
une autre, en Poitou, le fisc prend 348 livres, et le propriétaire n’en reçoit
que 238. En général, dans les pays de grandes fermes, le propriétaire touche 10
livres par arpent si la culture est très bonne, 3 livres si elle est ordinaire.
Dans les pays de petites fermes et de métayage, il touche par arpent 15 sous, 8
sous et même 6 sous. – C’est que tout le
profit net va au Clergé et au Trésor…
La machine à tondre
Mais le fisc, en
s’abattant sur la propriété taillable, n’a pas lâché le taillable qui est sans
propriété. À défaut de la terre, il
saisit l’homme. À défaut du revenu, on taxe le salaire. Sauf les
vingtièmes, tous les impôts précédents atteignent non seulement celui qui
possède, mais encore celui qui ne possède pas. En Toulousain, à Saint-Pierre de
Bajourville, le moindre journalier, n’ayant que ses bras pour vivre et gagnant
dix sous par jour, paye huit, neuf, dix livres de capitation. « En
Bourgogne , il est ordinaire de voir un
malheureux manœuvre, sans aucune possession, imposé à dix-huit ou vingt livres
de capitation et de taille. » En Limousin , tout l’argent que les maçons
rapportent en hiver sert à « payer les impositions de leur famille »…
Ainsi, quelle que soit la condition du
taillable, si dégarni et si dénué qu’il puisse être, la main crochue du fisc
est sur son dos. Il n’y a point à s’y méprendre : elle ne se déguise
pas, elle vient au jour dit s’appliquer directement et rudement sur les
épaules. La mansarde et la chaumine,
aussi bien que la métairie, la ferme et la maison, connaissent le collecteur,
l’huissier, le garnisaire ; nul taudis n’échappe à la détestable engeance.
C’est pour eux qu’on sème, qu’on récolte, qu’on travaille, qu’on se prive ; et,
si les liards épargnés péniblement chaque semaine finissent au bout de l’an par
faire une pièce blanche, c’est dans leur sac qu’elle va tomber.
Il faut voir le
système à l’œuvre. C’est une machine à
tondre, grossière et mal agencée, qui fait autant de mal par son jeu que par
son objet. Et ce qu’il y a de pis, c’est que, dans son engrenage grinçant,
les taillables, employés comme instrument final, doivent eux-mêmes se tondre et
s’écorcher. Dans chaque paroisse, il y en a deux, trois, cinq, sept, qui, sous
le nom de collecteurs et sous l’autorité de l’élu, sont tenus de répartir et de
percevoir l’impôt. « Nulle charge plus onéreuse » ; chacun, par protection ou privilège,
tâche de s’y soustraire. Les communautés plaident sans cesse contre les
réfractaires, et, pour que nul ne puisse prétexter son ignorance, elles
dressent d’avance, pour dix et quinze ans, le tableau des futurs collecteurs.
Dans les paroisses de second ordre, ce sont tous « de petits propriétaires, et
chacun d’eux passe à la collecte à peu près tous les six ans ». Dans beaucoup
de villages, ce sont des artisans, des journaliers, des métayers, qui pourtant
auraient besoin de tout leur temps pour gagner leur vie. En Auvergne, où les
hommes valides s’expatrient l’hiver pour chercher du travail, on prend les
femmes : dans l’élection de
Saint-Flour, il y a tel village où les quatre collecteurs sont en jupon. — Pour tous les recouvrements qui leur sont
commis, ils sont responsables sur leurs biens, sur leurs meubles, sur leurs personnes,
et, jusqu’à Turgot, chacun est solidaire des autres ; jugez de leur peine et de
leurs risques ; en 1785 , dans une seule
élection de Champagne, quatre-vingt-quinze sont mis en prison, et chaque
année il y en a deux cent mille en chemin. « Le collecteur, dit l’assemblée
provinciale du Berry , passe
ordinairement pendant deux ans la moitié de sa journée à courir de porte en
porte chez les contribuables en retard. » Cet
emploi, écrit Turgot , cause le désespoir et presque toujours la ruine de ceux
qu’on en charge ; on réduit ainsi successivement à la misère toutes les
familles aisées d’un village. » En effet, il n’y a point de collecteur qui ne
marche par force et ne reçoive chaque année
« huit ou dix commandements ». Parfois on le met en prison aux frais de
la paroisse. Parfois on procède contre lui et contre les contribuables « par
établissement de garnisons, saisies, saisies-arrêts, saisies-exécutions, et
ventes de meubles »…
L’extorsion, collecteurs, receveurs,
adjudicataires de la gabelle
Le fisc lui-même
est impitoyable. Le même intendant écrit, en 1784, année de famine : « On a vu avec effroi, dans les campagnes,
le collecteur disputer à des chefs de famille le prix de la vente des meubles
qu’ils destinaient à arrêter le cri du besoin de leurs enfants. » – C’est que,
si les collecteurs ne saisissent pas, ils seraient saisis eux-mêmes. Pressés
par le receveur, on les voit dans les documents solliciter, poursuivre,
persécuter les contribuables. Chaque dimanche et chaque jour de fête, ils se
tiennent à la sortie de l’église, avertissant les retardataires ; puis, dans la
semaine, ils vont de chaumière en chaumière pour obtenir leur dû. «
Communément, ils ne savent point écrire et mènent avec eux un scribe. » Sur les
six cent six qui courent dans l’élection de Saint-Flour, il n’y en a pas dix
qui puissent lire le papier officiel et signer un acquit ; de là des erreurs et
des friponneries sans nombre. Outre le scribe, ils ont avec eux les
garnisaires, gens de la plus basse classe, mauvais ouvriers sans ouvrage, qui
se sentent haïs et qui agissent en conséquence. « Quelques défenses qu’on leur
fasse de rien prendre, de se faire nourrir par les habitants ou d’aller dans
les cabarets avec les collecteurs, » le pli est pris, « l’abus continuera toujours ». Mais, si pesants que soient les
garnisaires, on se garde bien de les éviter. À cet égard, écrit un intendant, «
l’endurcissement est étrange ». – « Aucun particulier, mande un receveur, ne
paye le collecteur qu’il ne voie la garnison établie chez lui. » Le paysan
ressemble à son âne, qui, pour marcher, a besoin d’être battu, et, en cela,
s’il paraît stupide, il est politique. Car le collecteur, étant responsable, «
penche naturellement à grossir les cotes des payeurs exacts au profit de celles
des payeurs négligents. C’est pourquoi le payeur exact devient négligent à son
tour, et laisse instrumenter même lorsqu’il a son argent dans son coffre ». Tout compte fait, il a calculé que la
procédure, même coûteuse, lui coûtera moins qu’une surtaxe, et, de deux maux,
il choisit le moindre. Contre le
collecteur et le receveur il n’a qu’une ressource, sa pauvreté simulée ou
réelle, involontaire ou volontaire…
En tout pays, le
fisc a deux mains, l’une apparente, qui directement fouille dans le coffre des
contribuables, l’autre qui se dissimule et emploie la main d’un intermédiaire,
pour ne pas se donner l’odieux d’une nouvelle extorsion. Ici, nulle précaution
de ce genre ; la seconde griffe est aussi visible que la première ; d’après sa
structure et d’après les plaintes, je serais presque tenté de croire qu’elle
est plus blessante. – D’abord, la
gabelle, les aides et les traites sont affermées, vendues chaque année à des
adjudicataires qui, par métier, songent à tirer le plus d’argent possible de
leur marché. Vis-à-vis du contribuable, ils ne sont pas des administrateurs,
mais des exploitants ; ils l’ont
acheté. Il est à eux dans les termes de leur contrat ; ils vont lui faire suer
non seulement leurs avances et les intérêts de leurs avances, mais encore tout
ce qu’ils pourront de bénéfices. Cela suffit pour indiquer de quelle façon
les perceptions indirectes sont conduites. – En second lieu, par la gabelle et
les aides, l’inquisition entre dans chaque ménage..
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