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lundi 14 août 2017

Taine _ La Révolution- La conquête jacobine_57_ Comment les Girondins préparent la guerre

Important et magistral : la bourgeoisie lasse de l’anarchie, veut la fin de Révolution. ; en langage jacobin, elle fait scission avec le peuple. La dénonciation de la tactique jacobine par André Chénier : douze cents succursales d’émeutes. La guerre pour attiser la peur artificielle du retour d’un ordre ancien dont personne ne voulait et que quelques émigrés ne menaçaient pas. Derrière la guerre étrangère, les jacobins préparent la guerre civile, la guerre des piques. Les piques termineront la Révolution  

La rupture entre la bourgeoise et la Révolution : La bourgeoisie, fait scission avec le peuple

Il était dur en tout lieu pour les familles de vieille bourgeoisie, pour les anciens notables de chaque ville ou bourgade, pour les principaux de chaque art, profession ou métier, pour les gens aisés et considérés, bref pour la majorité des hommes qui avaient sur la tête un bon toit et sur le dos un bon habit, de subir la domination illégale d’une plèbe conduite par quelques centaines ou douzaines de déclamateurs et de boutefeux. – Déjà, au commencement de 1792, le mécontentement était si visible, qu’on le dénonçait à la tribune et dans la presse. Isnard   tonnait contre « cette infinité de gros propriétaires, de riches négociants, d’hommes opulents et orgueilleux qui, placés avantageusement dans l’amphithéâtre des conditions sociales, ne veulent pas qu’on en déplace les sièges ». – « La bourgeoisie, écrivait Pétion  , cette classe nombreuse et aisée, fait scission avec le peuple ; elle se place au-dessus de lui,... il est le seul objet de sa défiance. Une idée la poursuit partout : c’est qu’à présent la révolution est la guerre de ceux qui ont contre ceux qui n’ont pas. » 
 – Effectivement, elle s’abstenait aux élections, elle refusait de fréquenter les sociétés patriotiques, elle réclamait le rétablissement de l’ordre et le règne de la loi ; elle ralliait autour d’elle « la multitude des gens modérés et timides pour qui la tranquillité est le premier besoin », et surtout, ce qui était plus grave, elle imputait les troubles aux auteurs des troubles.

La dénonciation d’André Chénier : douze cents succursales d’émeutes

Avec une indignation contenue et une force de preuves irrésistible, un homme de cœur, André Chénier, sortait de la foule muette, et, publiquement, ôtait aux Jacobins leur masque  . Il perçait à jour le sophisme quotidien par lequel un attroupement, « quelques centaines d’oisifs réunis dans un jardin ou dans un spectacle étaient effrontément appelés le peuple ». Il peignait ces « deux ou trois mille usurpateurs de la souveraineté nationale enivrés chaque jour par leurs orateurs et leurs écrivains d’un encens plus grossier que l’adulation offerte aux pires despotes » ; ces assemblées où un « infiniment petit nombre de Français paraissent un grand nombre parce qu’ils sont réunis et qu’ils crient » ; ce club de Paris d’où les honnêtes gens laborieux et instruits se sont retirés un à un, pour faire place aux intrigants endettés, aux gens tarés, aux hypocrites de patriotisme, aux amateurs de bruit, aux talents avortés, aux cerveaux avariés, aux déclassés de tout ordre et de toute espèce qui, n’ayant su faire leurs affaires privées, se dédommagent sur les affaires publiques. Il montrait, autour de la manufacture centrale, douze cents succursales d’émeutes, douze cents sociétés affiliées, qui, « se tenant par la main, forment une sorte de chaîne électrique autour de la France » et la secouent à toute impulsion partie du centre ; leur confédération installée et intronisée, non pas seulement comme un État dans l’État, mais comme un État souverain dans un État vassal ; des administrations mandées à leur barre, des arrêts de justice cassés par leur intervention, des particuliers visités, taxés, condamnés par leur arbitraire ; l’apologie incessante et systématique de l’insubordination et de la révolte ; « sous le nom d’accaparements et de monopoles, le commerce et l’industrie représentés comme des délits » ; toute propriété ébranlée, tout riche suspect, « les talents et la probité réduits au silence » ; bref une conjuration publique contre la société au nom de la société même, et « l’effigie sainte de la liberté employée à sceller » l’impunité de quelques tyrans.
Une pareille protestation disait tout haut ce que la plupart des Français murmuraient tout bas, et de mois en mois des excès plus graves soulevaient une réprobation plus forte. « L’anarchie existe à un degré presque sans exemple, écrivait l’ambassadeur des Etats-Unis  . Telles sont l’horreur et l’appréhension universellement inspirées par les sociétés licencieuses, qu’il y a quelque raison de croire que la grande masse de la population française regarderait le despotisme lui-même comme un bienfait, s’il était accompagné de cette sécurité des personnes et des propriétés que l’on possède sous les plus mauvais gouvernements de l’Europe. »

La guerre nécessaire pour entretenir la peur du retour de l’ordre ancien

Tout au rebours avec la guerre : incontinent la face des choses change, et l’alternative se déplace. Il ne s’agit plus de choisir entre l’ordre et le désordre, mais entre le nouveau régime et l’ancien, car derrière les étrangers on aperçoit les émigrés à la frontière. L’ébranlement est terrible, surtout dans la couche profonde qui jadis portait seule presque tout le poids du vieil édifice, parmi les millions d’hommes qui vivent péniblement du travail de leurs bras, artisans, petits cultivateurs, métayers, manœuvres, soldats, et aussi contrebandiers : faux-sauniers, braconniers, vagabonds, mendiants et demi-mendiants, qui, taxés, dépouillés, rudoyés depuis des siècles subissaient, de père en fils, la misère, l’oppression et le dédain. Ils savent, par leur expérience propre, la différence de leur condition récente et de leur condition présente. Ils n’ont qu’à se souvenir pour revoir en imagination l’énormité des taxes royales, ecclésiastiques et seigneuriales, les 81 pour 100 d’impôt direct, les garnisaires, les saisies et les corvées, l’inquisition du gabelou, du rat de cave et du garde-chasse, les ravages du gibier et du colombier, l’arbitraire du collecteur et du commis, la lenteur et la partialité de la justice, la précipitation et la brutalité de la police, les coups de balai de la maréchaussée, les misérables ramassés comme un tas de boue et d’ordures, la promiscuité, l’encombrement, la pourriture et le jeûne des maisons d’arrêt  . Ils n’ont qu’à ouvrir les yeux pour voir l’immensité de leur délivrance, toutes les taxes directes ou indirectes abolies en droit ou supprimées en fait depuis trois ans, la bière à deux sous le pot, le vin à six sous la pinte, les pigeons dans leur garde-manger, le gibier à la broche, le bois des forêts nationales dans leur grenier, la gendarmerie timide, la police absente, en beaucoup d’endroits toute la récolte pour eux, le propriétaire n’osant réclamer sa part, le juge évitant de les condamner…

Ochlocratie contre démocratie : derrière la guerre nationale, les Jacobins préparent la guerre civile (la guerre des piques)

Telle est la brute colossale que les Girondins introduisent dans l’arène politique   ; pendant six mois, ils agitent devant elle des drapeaux rouges, ils l’aiguillonnent, ils l’effarouchent, ils la poussent, à coups de décrets et de proclamations, contre leurs adversaires et contre ses gardiens, contre la noblesse et le clergé, contre les aristocrates de l’intérieur, complices de Coblentz, contre le « comité autrichien », complice de l’Autriche, contre le roi, dont ils transforment la prudence en trahison, contre le gouvernement tout entier, auquel ils imputent l’anarchie qu’ils fomentent et la guerre dont ils sont les provocateurs.
Ainsi surexcitée et tournée, il ne manque plus à la plèbe qu’un signe de ralliement et des armes : tout de suite ils lui fournissent ces armes et ce signe de ralliement. Par une coïncidence frappante et qui montre bien un plan concerté  , ils ont mis en branle du même coup trois machines politiques. Au moment juste où, par leurs rodomontades voulues, ils rendaient la guerre inévitable, ils ont arboré la livrée populaire, et ils ont armé les indigents. Presque dans la même semaine, à la fin de janvier 1792, ils ont signifié à l’Autriche leur ultimatum à délai fixe, adopté le bonnet de laine rouge et commencé la fabrication des piques. — Manifestement, en rase campagne, contre une armée régulière et des canons, ces piques ne peuvent servir ; c’est donc à l’intérieur et dans les villes qu’elles doivent trouver leur emploi. Que le garde national aisé qui paye son uniforme, que le citoyen actif, privilégié par ses 3 francs de contribution directe, ait son fusil ; l’ouvrier du port, le portefaix de la halle, le compagnon qui loge en garni, le citoyen passif que sa pauvreté exclut du vote, aura sa pique et, en ce temps d’insurrections, un bulletin de vote ne vaut pas une bonne pique maniée par des bras nus. — A présent, le magistrat en écharpe peut préparer toutes les sommations qu’il voudra : on les lui fera rentrer dans la gorge, et, de peur qu’il n’en ignore, on l’avertit d’avance. « Les piques ont commencé la révolution ; les piques l’achèveront  . » – « Ah ! disent les habitués du jardin des Tuileries, si les bons patriotes du Champ de Mars en avaient eu de pareilles, les habits bleus (les gardes de La Fayette) n’auraient pas eu si beau jeu ! » – « On les portera partout où seront les ennemis du peuple, au Château s’ils y sont. » Elles feront tomber le veto et passer les bons décrets de l’Assemblée nationale. À cet effet, le faubourg Saint-Antoine offre les siennes, et, pour bien en marquer l’emploi, il se plaint de ce que « l’on cherche à substituer l’aristocratie de la richesse au pouvoir de la naissance » : il réclame « des mesures sévères contre les scélérats hypocrites qui égorgent le peuple, la Constitution à la main » ; il déclare que « les rois, les ministres et la liste civile passeront, mais que les droits de l’homme, la souveraineté nationale et les piques ne passeront pas » ; et, par l’organe de son président, l’Assemblée nationale remercie les pétitionnaires « des avis que leur zèle les engage à lui donner ». – Entre les meneurs de l’Assemblée et la populace à piques, la partie est liée contre les riches, contre les constitutionnels, contre le gouvernement, et désormais, à côté des Girondins marchent les Jacobins extrêmes, les uns et les autres réconciliés pour l’attaque, sauf à différer après la victoire…


Les plus vils agents, les perturbateurs de profession, les brigands, les fanatiques, les scélérats de tout ordre, les indigents hardis et armés qui, en front de bandière », marchent à l’assaut des propriétés et au « sac universel », bref les barbares de la ville et de la campagne, « voilà leur armée commune, et ils ne la laissent pas un jour dans l’inaction ». – Sous leur usurpation universelle, concertée et grandissante, toute la substance du pouvoir fond aux mains des autorités légales ; peu à peu elles sont réduites à l’état de simulacres vains, et, d’un bout à l’autre de la France, bien avant l’écroulement final, en province comme à Paris, la faction, au nom des dangers publics, substitue le gouvernement de la force au gouvernement de la loi.

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