La lutte entre jacobins Girondins et Montagnards
se prépare. Illusions, irréalisme,
légalisme des Girondins ou pourquoi ils
ont perdu la partie d’avance. Indifférence des Parisiens vis-à-vis de la Convention.
Comment les Montagnards contrôlent Paris; leurs méthodes électorale et leur
financement. Comment ils vont, bien que minoritaires, contrôler la Convention.
Les illusions, le légalisme et l’isolement
des Girondins, ou comment la partie face aux Montagnards était perdue dès le
début
Voilà le dernier mot et le chef-d’œuvre de
la théorie ; Condorcet, le savant constructeur, s’est surpassé ; impossible de
dessiner, sur le papier, une mécanique plus ingénieuse et plus compliquée ; par
cet article final d’une Constitution irréprochable, les Girondins croient avoir
découvert le moyen de muscler la bête et de faire prévaloir le souverain.
Comme si, avec une
Constitution quelconque, surtout avec une Constitution pareille, on pouvait
museler la bête ! Comme si elle était d’humeur à tendre le cou pour recevoir la
muselière qu’on lui présente ! A l’article de Condorcet, Robespierre, au nom
des Jacobins, répond par un article contraire
: « Assujettir à des formes
légales la résistance à l’oppression est le dernier raffinement de la tyrannie...
Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection du peuple
entier et de chaque portion du peuple est le plus saint des devoirs. » Or,
contre cette insurrection toujours grondante, l’orthodoxie politique,
l’exactitude du raisonnement et le talent de la parole ne sont pas des armes. «
Nos philosophes, dit un bon observateur
, veulent tout gagner par la persuasion ; c’est comme si l’on disait que
c’est par des arguments d’éloquence, par de brillants discours, par des plans
de Constitution, qu’on gagne des batailles. Bientôt, suivant eux..., il suffira de porter au combat, au lieu de
canons, une édition complète de Machiavel, de Rousseau, de Montesquieu, et
ils ne font pas attention que ces hommes-là, comme leurs ouvrages, n’ont été et
ne sont encore que des sots à côté d’un coupe-tête muni d’un bon sabre. » – En
effet, le terrain parlementaire s’est dérobé ; on est à l’état de nature,
c’est-à-dire de guerre, et il ne s’agit pas de discuter, mais d’avoir la force.
Avoir raison, convaincre la Convention, obtenir la majorité, faire rendre des
décrets, tout cela serait de mise en temps ordinaire, sous un gouvernement
pourvu d’une force armée et d’une administration régulière, lorsque, du haut de
l’autorité publique, les décrets de la majorité descendent, à travers des
fonctionnaires soumis, jusqu’à la population sympathique ou obéissante. Mais,
en temps d’anarchie, surtout dans l’antre de la Commune, dans Paris tel que l’a
fait le 10 août et tel que l’a fait le 2 septembre, rien de tout cela ne sert….
Et d’abord, dans
ce grand Paris, ils sont isolés ; en cas
de danger, ils ne peuvent compter sur aucun groupe zélé de partisans fidèles.
Car, si la grande majorité est contre leurs adversaires, elle n’est pas pour
eux ; dans le secret du cœur, elle est restée « constitutionnelle ». – « Je voudrais, dit un observateur de
profession, me rendre maître de Paris en huit jours et sans coup férir, si
j’avais six mille hommes et un valet d’écurie de La Fayette pour les commander.
» Effectivement, depuis que les royalistes sont partis ou se cachent, c’est La
Fayette qui représente le mieux l’opinion intime, ancienne et fixe de la
capitale. Paris subit les Girondins
comme les Montagnards, à titre d’usurpateurs ; la grosse masse du public
leur tient rancune, et ce n’est pas seulement la bourgeoisie, c’est aussi la
majorité du peuple qui répugne au régime établi…
Ni dans le peuple,
ni dans la bourgeoisie, la Convention n’a de racines, et, à mesure qu’elle
glisse plus bas sur la pente révolutionnaire, elle rompt un à un les fils par
lesquels elle se rattachait encore les indifférents.
Après huit mois de
règne, elle s’est aliéné toute l’opinion publique. « Presque tous ceux qui ont
quelque chose sont modérés », et tous
les modérés sont contre elle. « Les gendarmes qui sont ici parlent ouvertement
contre la révolution, jusqu’à la porte du Tribunal révolutionnaire dont ils
improuvent hautement les jugements. Tous les vieux soldats détestent le régime
actuel » – Les volontaires « qui
reviennent de l’armée paraissent fâchés de ce qu’on ait fait mourir le roi, et,
à cause de cela seul, ils écorcheraient tous les Jacobins ». – Aucun parti de la Convention n’échappe
à cette désaffection universelle et à cette aversion croissante. « Si l’on
décidait par appel nominal la question de guillotiner tous les membres de la
Convention, il y aurait contre eux au moins les dix-neuf vingtièmes » des
voix , et, de fait, telle est à peu près
la proportion des électeurs qui, par effroi ou dégoût, n’ont pas voté et ne
votent plus. – Que la gauche ou la
droite de la Convention soit victorieuse ou vaincue, c’est l’affaire de la
droite ou de la gauche ; le grand public n’entre point dans les débats de
ses conquérants et ne se dérangera pas
plus pour la Gironde que pour la Montagne. Ses anciens griefs lui
reviennent toujours « contre les Vergniaud, les Guadet » et consorts ; il ne les aime point, il n’a pas confiance
en eux, il les laissera écraser sans
leur porter aide. Libre aux enragés d’expulser les trente-deux, puis de les
mettre sous les verrous. « L’aristocratie (entendez par là les propriétaires,
les négociants, les banquiers, la bourgeoisie riche ou aisée) ne souhaite rien
tant que de les voir guillotinés . » – «
L’aristocratie même subalterne (entendez par là les petits boutiquiers et les
ouvriers maîtres) ne s’intéresse pas plus à leur sort que s’ils étaient des
bêtes fauves échappées... et qu’on réencage
. » – « Guadet, Pétion, Brissot ne trouveraient pas à Paris trente
personnes qui prissent leur parti, qui fissent même la moindre démarche pour
les empêcher de périr . » Au reste, peu
importe que la majorité ait des préférences ; ses sympathies, si elle en a, ne
seront jamais que platoniques. Elle ne compte plus dans aucun des deux camps,
elle s’est retirée du champ de bataille, elle n’est plus que l’enjeu du combat,
la proie et le butin du futur vainqueur. Car, n’ayant pu ni voulu se plier à la
forme politique qu’on lui imposait, elle s’est condamnée elle-même à
l’impuissance parfaite. Cette forme, c’est le gouvernement direct du peuple par
le peuple, avec tout ce qui s’ensuit, permanence des assemblées de section,
délibérations publiques des clubs, tapage des tribunes, motions en plein air,
rassemblements et manifestations dans la rue : rien de moins attrayant et de
plus impraticable pour des gens civilisés et occupés. Dans nos sociétés
modernes, le travail, la famille et le monde absorbent presque toutes les
heures ; c’est pourquoi un tel régime ne convient qu’aux déclassés oisifs et
grossiers…
Dès le premier
jour, quand la Convention en corps traversait les rues pour se rendre en
séance, elle a pu comprendre, à certaines phrases significatives, en quelles
mains imbéciles et terribles elle était tombée. « Pourquoi, disait-on sur son passage, pourquoi faire venir tant de gens
pour gouverner la France ? N’y en a-t-il pas assez à Paris ? »…
« Citoyen Danton,
écrivait le député Thomas Payne, le
danger d’une rupture entre Paris et les départements croît tous les jours : les
départements n’ont point envoyé leurs députés à Paris pour être insultés, et chaque insulte qu’on fait aux députés est une
insulte pour les départements qui les ont choisis et envoyés. Je ne vois qu’un
plan efficace pour empêcher cette rupture d’éclater : c’est de fixer la
résidence de la Convention et des futures Assemblées à une distance de Paris...
Pendant la révolution américaine, j’ai constaté les énormes inconvénients
attachés à la résidence du gouvernement du Congrès dans l’enceinte d’une
juridiction municipale quelconque. Le Congrès se tint d’abord à Philadelphie
et, après une résidence de quatre ans, trouva nécessaire de quitter cette ville…–
Danton sait cela et il est assez clairvoyant pour comprendre le danger ; mais
le pli est pris, et il l’a donné lui-même. Depuis le 10 août, Paris tient la
France asservie, et une poignée de révolutionnaires tyrannise Paris…
Les sections sous Comité de surveillance ;
Comment les Montagnards contrôlent Paris et vont contrôler la Convention
Grâce à la
composition et à la tenue des assemblées de section, la source première du
pouvoir est restée jacobine et se teint d’une couleur de plus en plus foncée ;
par suite, les procédés électoraux qui, sous la Législative, avaient formé la
Commune usurpatrice du 10 août, se sont perpétués et s’aggravent sous la
Convention . « Dans presque toutes les
sections , ce sont les sans-culottes qui occupent le fauteuil, qui ordonnent
l’intérieur de la salle, qui disposent les sentinelles, qui établissent les
censeurs et reviseurs. Cinq ou six espions habitués de la section, soldés à 40
sous, y sont depuis le commencement jusqu’à la fin de la séance ; ce sont des
gens à tout entreprendre. Ces mêmes
hommes sont encore destinés à porter les ordres d’un comité de surveillance à
l’autre,... de sorte que, si les sans-culottes d’une section ne sont pas
assez forts, ils appellent ceux de la section voisine. » – En de pareilles
assemblées, les élections sont faites d’avance, et l’on voit comment toutes les
places électives demeurent par force ou arrivent forcément aux mains de la
faction. À travers les velléités
hostiles de la Législative et de la Convention, le conseil de la Commune est
parvenu d’abord à se maintenir pendant quatre mois ; puis, en décembre , quand il est enfin obligé de se dissoudre,
il reparaît, autorisé de nouveau par le suffrage populaire, renforcé et
complété par ses pareils, avec trois chefs, procureur-syndic, substitut et
maire, tous les trois auteurs ou fauteurs de septembre, avec Chaumette,
soi-disant Anaxagoras, ancien mousse, puis clerc, puis commis, toujours
endetté, bavard et buveur ; avec Hébert, dit le Père Duchesne, et c’est tout
dire ; avec Pache, subalterne empressé, intrigant doucereux, qui a exploité son
air simple et sa figure de brave homme pour se pousser jusqu’au ministère de la
guerre, qui a mis là tous les services au pillage, et qui, né dans une loge de
concierge, y revient dîner par calcul ou par goût.
– Par delà l’autorité civile, les Jacobins
ont accaparé aussi le pouvoir militaire. Aussitôt après le 10 août , la
garde nationale refondue a été distribuée en autant de bataillons qu’il y a
de sections, et chaque bataillon est ainsi devenu « la section armée » ;
là-dessus, on devine de quoi maintenant il se compose, et quels démagogues il
se choisit pour officiers et sous-officiers. « On ne peut plus, écrit un
député, donner le nom de garde nationale au ramassis de gens à piques et de
remplaçants, mêlés de quelques bourgeois, qui, depuis le 10 août, continuent à
Paris le service militaire. » A la vérité, 110 000 noms sont sur le papier ;
aux grands appels, tous les inscrits, s’ils n’ont pas été désarmés, peuvent
venir ; mais, à l’ordinaire, presque tous restent chez eux et payent un
sans-culotte pour monter leur garde. En fait, pour fournir au service
quotidien, il n’y a, dans chaque section, qu’une réserve soldée, environ cent
hommes, toujours les mêmes. Cela fait
dans Paris une bande de quatre à cinq mille tape-dur, dans laquelle on peut
démêler les pelotons qui ont déjà figuré en septembre, Maillard et ses 68
hommes à l’Abbaye, Gauthier et ses 40 hommes à Chantilly, Audouin, dit le
Sapeur des Carmes, et ses 350 hommes dans la banlieue de Paris, Fournier,
Lazowski et leurs 1 500 hommes à Orléans et à Versailles . – Quant à leur solde et à la solde de leurs
auxiliaires civils, la faction n’est pas
en peine ; car, avec le pouvoir, elle a pris l’argent. Sans compter ses
rapines de septembre , sans parler des
innombrables places lucratives dont elle dispose, quatre cents distribuées par
le seul Pache, quatre cents autres distribuées par le seul Chaumette , la Commune a 850 000 francs par mois pour
sa police militaire. D’autres saignées pratiquées au Trésor font encore couler
l’argent public dans les poches de sa clientèle…
À ces fonds régulièrement alloués, joignez
les fonds qu’elle détourne ou qu’elle extorque. D’une part, au ministère de la
guerre, Pache, son complice avant d’être son maire, a institué le gaspillage et
le grappillage en permanence : en trois mois d’administration, il
parviendra à laisser un découvert de 130 millions, « sans quittances ». D’autre part, le duc d’Orléans, devenu
Philippe-Egalité, traîné en avant par ses anciens stipendiés, la corde au cou,
presque étranglé, doit financer plus que jamais et de toute la profondeur de sa
bourse ; puisque, pour sauver sa vie, il consent à voter la mort du roi, c’est
qu’il est résigné à d’autres sacrifices
; probablement, des 74 millions de dettes qu’on trouvera à son inventaire,
une grosse part provient de là.
Ayant
ainsi les places, les grades, les armes et l’argent, la faction, maîtresse de
Paris, n’a plus qu’à maîtriser la Convention isolée qu’elle investit de toutes parts.
Par les élections,
elle y a déjà porté son avant-garde, cinquante députés, et, grâce à l’attrait
qu’elle exerce sur les naturels emportés et despotiques, sur les tempéraments
brutaux, sur les esprits courts et détraqués, sur les imaginations affolées,
sur les probités véreuses, sur les vieilles rancunes religieuses ou sociales, elle
arrive, au bout de six mois, à doubler ce nombre . Sur les bancs de l’extrémité gauche, autour
de Robespierre, Danton et Marat, le
noyau primitif des septembriseurs attire à lui les hommes de son acabit :
d’abord les pourris comme Chabot, Tallien et Barras, les scélérats comme Fouché, Guffroy et Javogues, les
enfiévrés et possédés comme David, les
fous féroces comme Carrier, les
demi-fous méchants comme Joseph Lebon,
les simples fanatiques comme Levasseur,
Baudot, Jeanbon-Saint-André, Romme et Le Bas, ensuite et surtout les futurs représentants à poigne, gens
rudes, autoritaires et bornés, excellents troupiers dans une milice politique, Bourbotte, Duquesnoy, Rewbell, Bentabole, « un tas de b...
d’ignorants, disait Danton , n’ayant pas le sens commun, et patriotes
seulement quand ils sont soûls. Marat
n’est qu’un aboyeur ; Legendre n’est bon qu’à dépecer sa viande ; les
autres ne savent que voter par assis et levé ; mais ils ont des reins et du
nerf ». Parmi ces nullités énergiques, on voit s’élever un jeune monstre, au
visage calme et beau, Saint-Just,
sorte de Sylla précoce, qui, à vingt-cinq ans, nouveau venu, sort tout de suite
des rangs et à force d’atrocité se fait sa place . Six ans auparavant, il a débuté dans la vie
par le vol domestique : en visite chez sa mère, il est parti de nuit, emportant
l’argenterie et des bijoux qu’il est venu manger dans un hôtel garni, rue
Fromenteau, au centre de la prostitution parisienne ; là-dessus, à la demande des siens, on l’a
enfermé six mois dans une sorte de maison d’arrêt...
« Un sang calciné
par l’étude », un orgueil colossal, une conscience hors des gonds, une
imagination emphatique, sombre, hantée par les souvenirs sanglants de Rome et
de Sparte, une intelligence faussée et tordue jusqu’à se trouver à l’aise dans
l’habitude du paradoxe énorme, du sophisme effronté et du mensonge
meurtrier , tous ces ingrédients
dangereux, amalgamés, dans la fournaise de l’ambition refoulée et concentrée,
ont bouillonné en lui longtemps et silencieusement, pour aboutir à l’outrance
continue, à l’insensibilité voulue, à la raideur automatique, à la politique
sommaire de l’utopiste dictateur et exterminateur. –
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