Ce 10 août qu’on a peine à concevoir. Les
prisonniers suisse massacrés, l’Assemblée législative aux mains des jacobins.
Paris au main des Jacobins, entre majorité indifférentes et vrais patriotes
partis à l’armée : « par ce départ des braves et par cette inertie du troupeau, Paris
appartient aux fanatiques de la populace ». Les leaders jacobins, entre fanatisme et
pègre.
« On a peine à concevoir, dit La
Fayette (Mémoires, I, 454), comment la minorité jacobine et une poignée de
prétendus Marseillais se sont rendus maîtres de Paris, tandis que la presque
totalité des 40 000 citoyens de la garde nationale voulait la Constitution.
»
Massacre des Suisses prisonniers -
Fin de l’Assemblée législative – reddition totale aux Jacobins
La triste
Assemblée, devenue girondine par sa mutilation récente, fait quelques vains
efforts pour enrayer, pour maintenir, comme elle vient de le jurer, « les
autorités constituées », à tout le
moins pour mettre Louis XVI dans le palais du Luxembourg, pour nommer un
gouverneur au dauphin, pour conserver provisoirement les ministres en exercice,
pour sauver les prisonniers et les passants. Aussi captive et presque aussi
déchue que le roi lui-même, elle n’est plus qu’une chambre d’enregistrement des
volontés populaires, et, dès le matin, elle a pu voir le cas que la plèbe armée
fait de ses décrets. Dès le matin, on tuait à sa porte, au mépris de ses
sauvegardes expresses ; à huit heures,
Suleau et trois autres, arrachés de son corps de garde, ont été sabrés sous ses
fenêtres. Dans l’après-midi, soixante ou quatre-vingts Suisses désarmés qui
restaient encore dans l’église des Feuillants sont emmenés à l’Hôtel de Ville
et, avant d’arriver, massacrés sur la place de Grève. Un autre détachement,
conduit à la section du Roule, y est égorgé de même . Le
commandant de gendarmerie Carle, appelé hors de l’Assemblée, est assassiné sur
la place Vendôme, et sa tête promenée au bout d’une pique. Le fondateur de
l’ancien club monarchique, M. de Clermont-Tonnerre, retiré depuis deux ans des
affaires publiques et passant tranquillement dans la rue, est reconnu, traîné
dans le ruisseau et mis en pièces. – Après de tels avertissements,
l’Assemblée n’a plus qu’à obéir en couvrant, selon son usage, sa soumission
sous de grands mots. Si le comité dictatorial qui s’est imposé à l’Hôtel de
Ville daigne encore la maintenir en place, c’est par une investiture
nouvelle , et en lui déclarant qu’elle
ne doit pas se mêler de ce qu’il fait ou fera. Qu’elle se renferme dans son
office, celui de rendre les décrets dont la faction a besoin ; et, comme les
fruits d’un arbre rudement secoué, ces décrets précipités tombent coup sur
coup, par jonchées, dans les mains qui les attendent : suspension du roi, convocation d’une
Convention nationale, les électeurs et les éligibles affranchis de tout cens,
une indemnité aux électeurs qui se déplacent, la tenue des assemblées livrée à
l’arbitraire des électeurs , destitution
et arrestation des derniers ministres, Servan,
Clavière et Roland remis en place, Danton au ministère de la justice, la
Commune usurpatrice reconnue, Santerre confirmé dans son nouveau grade, les
municipalités chargées de la police de sûreté générale, l’arrestation des
suspects confiée à tout citoyen de bonne volonté , les visites domiciliaires prescrites pour
la recherche des munitions et des armes
, tous les juges de paix de Paris soumis à la réélection de leurs
justiciables, tous les officiers de la gendarmerie soumis à la réélection de
leurs soldats , trente sous par jour
aux Marseillais à partir de leur arrivée, une cour martiale contre les Suisses,
un tribunal de justice expéditive contre les vaincus du 10 août, et quantité
d’autres décrets d’une portée plus vaste : la suspension des commissaires
chargés près des tribunaux civils et criminels de requérir l’exécution des
lois , l’élargissement de tous les
accusés ou condamnés pour insubordination militaire, pour délits de presse et
pour pillage de grains , le partage des
biens communaux , la confiscation et la
mise en vente des biens des émigrés ,
l’internement de leurs pères, mères, femmes et enfants, le bannissement ou la
déportation des ecclésiastiques insermentés
, l’établissement du divorce facile, à deux mois d’échéance et sur la
requête d’un seul époux , bref toutes
les mesures qui peuvent ébranler la propriété, dissoudre la famille, persécuter
la conscience, suspendre la loi, pervertir la justice, réhabiliter le crime, et
livrer les magistratures, les commandements, le choix de la future assemblée
omnipotente, bref la chose publique, à
l’autocratie de la minorité violente, qui, ayant tout osé pour prendre la
dictature, osera tout pour la garder.
Vie normale de la majorité des Parisiens.,
entre les vrais patriotes partis à la frontières et les clubs Jacobins
Arrêtons-nous un instant pour contempler la grande cité et ses nouveaux
rois. — De loin, Paris semble un club de 700 000 énergumènes qui vocifèrent et
délibèrent sur les places publiques ; de près, il n’en est rien. La vase, en
remontant, est devenue la surface et communique sa couleur au fleuve ; mais le
fleuve humain coule dans son lit ordinaire, et, sous ce trouble extérieur,
demeure à peu près le même qu’auparavant. C’est une ville de gens pareils à
nous, administrés, affairés et qui s’amusent : pour la très grande majorité,
même en temps de révolution, la vie privée, trop compliquée et trop absorbante,
ne laisse qu’une place minime à la vie publique. Par routine et par nécessité,
la fabrication, l’étalage, la vente, l’achat, les écritures, les métiers et les
professions vont toujours leur train courant. Le commis est à son bureau,
l’ouvrier à son atelier, l’artisan à son échoppe, le marchand à sa boutique,
l’homme de cabinet à ses papiers, le fonctionnaire à son service ; avant tout, ils sont préoccupés de leur besogne,
de leur pain quotidien, de leurs échéances, de leur avancement, de leur famille
et de leurs plaisirs ; pour y pourvoir, la journée n’est pas trop longue. La
politique n’en détourne que des quarts d’heure, et encore à titre de curiosité,
comme un drame qu’ils applaudissent ou sifflent de leur place, sans monter
eux-mêmes sur les planches. – « La déclaration de la patrie en danger, disent
des témoins oculaires , n’a rien changé
à la physionomie de Paris. Mêmes amusements, mêmes bruits... Les spectacles
sont pleins, comme de coutume ; les cabarets, les lieux de divertissement,
regorgent de peuple, de gardes nationales, de soldats... Le beau monde fait des
parties de plaisir. » — Le lendemain du décret, la cérémonie, si bien machinée,
ne produit qu’un effet très mince. « La garde nationale du cortège, écrit un
journaliste patriote , est la première à
donner l’exemple de la distraction et même de l’ennui » ; elle est excédée de
veilles et de patrouilles ; probablement elle se dit qu’à force de parader pour
la nation, on n’a plus le temps de travailler pour soi. — Quelques jours après,
sur ce grand public indifférent et lassé, le manifeste du duc de Brunswick « ne
produit aucune espèce de sensation ; on en rit ; il n’est connu que des
journaux et de ceux qui les lisent... Le peuple ne le connaît point... Personne
ne redoute la coalition ni les troupes étrangères ». — Le 10 août, « hors le théâtre du
combat, tout est tranquille dans Paris ; on s’y promène, on cause dans les rues
comme à l’ordinaire ». – Le 19 août,
l’Anglais Moore voit avec étonnement la
foule insouciante qui remplit les Champs-Élysées, les divertissements, l’air de
fête, le nombre infini des petites boutiques où l’on vend des rafraîchissements
avec accompagnement de chansons et de musique, la quantité de pantomimes et de
marionnettes…
Telle est la froideur ou la tiédeur de la grosse masse égoïste, occupée
ailleurs, et toujours passive sous ses gouvernements, quels qu’ils soient, vrai
troupeau qui les laisse faire, pourvu qu’ils ne l’empêchent pas de brouter et
folâtrer à son aise. – Quant aux hommes
de cœur qui aiment la patrie, ils sont encore moins gênants ; car ils sont
partis ou partent, quelquefois au taux de 1 000 et même de 2 000 par jour,
10 000 dans la dernière semaine de juillet
, 15 000 dans la première quinzaine de septembre , en tout peut-être 40 000 volontaires fournis par la capitale seule et qui, avec leurs
pareils en nombre proportionné fournis par les départements, seront le salut de
la France. – Par ce départ des
braves et par cette inertie du troupeau, Paris appartient aux fanatiques de la
populace. « Ce sont les sans-culottes, écrivait le patriote Palloy, c’est
la crapule et la canaille de Paris, et je me fais gloire d’être de cette
classe, qui a vaincu les soi-disant honnêtes gens .
Les leaders Jacobins, entre
fanatisme et pègre
Plus alarmés, plus infatués et plus despotes encore, leurs conducteurs
n’ont pas de scrupules qui les retiennent ; car les plus notables sont des
hommes tarés, et ce sont justement ceux-ci qui entraînent les autres ou
agissent seuls. Des trois chefs de l’ancienne municipalité, le maire, Pétion,
annulé en fait et honoré en paroles, est écarté et conservé comme un vieux
décor. Quant aux deux autres qui restent actifs et en fonctions, Manuel , le procureur-syndic, fils d’un portier,
bohème emphatique et sans talent, a volé dans un dépôt public, falsifié et
vendu à son profit la correspondance privée de Mirabeau. Le substitut de
Manuel, Danton , par une double
infidélité, a reçu l’argent du roi pour empêcher l’émeute et s’en est servi
pour la lancer. — Varlet, « cet extraordinaire déclamateur, a mené une vie si
sale et si prodigue, que sa mère en est morte de chagrin ; ensuite il a mangé
le reste, et présentement il n’a plus rien
». – D’autres ont manqué non seulement à l’honneur, mais à la probité
vulgaire. Carra, qui a siégé dans le directoire secret des fédérés et rédigé le
plan de l’émeute, a été condamné par le tribunal de Mâcon à deux ans
d’emprisonnement pour vol avec effraction
. Westermann, qui conduisait la colonne d’assaut, a volé un plat
d’argent armorié chez Jean Creux, restaurateur rue des Poulies, et a été
expulsé deux fois de Paris pour escroqueries
. Panis , le chef du comité de
surveillance, a été chassé pour vol, en 1774, du Trésor, où son oncle était
sous-caissier. Son collègue Sergent va s’approprier « trois montres d’or, une
agate montée en bague et autres bijoux » dans un dépôt dont il était
gardien . Pour le comité tout entier, «
les bris de scellés, fausses déclarations, infidélités », détournements sont
choses familières : entre ses mains, des tas d’argenterie et 1 100 000 francs
en or vont disparaître . – Parmi les
membres de la nouvelle Commune, le président Huguenin, commis aux barrières,
est un concussionnaire éhonté .
Rossignol, compagnon orfèvre, impliqué dans un assassinat, est en ce moment
même sous le coup de poursuites judiciaires
. Hébert, le sac à ordures du journalisme, ancien contrôleur de contre
marques, a été renvoyé des Variétés pour filouterie . Parmi les hommes d’exécution, Fournier
l’Américain, Lazowski, Maillard, sont non seulement des massacreurs, mais des
voleurs , et, à côté d’eux, s’élève le
futur général de la garde nationale parisienne, Henriot, d’abord domestique
chez un procureur, qui l’a chassé pour vol, puis garde de la ferme et de là
aussi expulsé pour vol, ensuite espion de police et encore enfermé pour vol à
Bicêtre, enfin chef de bataillon et l’un des exécuteurs de septembre
*
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