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jeudi 10 août 2017

Taine _ La Révolution- l’anarchie spontanée_36_ Recettes totalitaires de la Constituante

Important, magistral : la suite :  l’identification de boucs émissaires , persécutions légales et illégales, l’idéologie de la purge, L’Assemblée a traité les nobles comme Louis XIV a traité les protestants. 

C’ est la faute aux aristocrates- l’aristocratie est une plante vénéneuse

Une fois posé que l’aristocratie est une plante vénéneuse, il ne suffit pas de l’élaguer, il faut l’extirper, et non seulement couper ses racines, mais écraser toutes ses semences. – Un préjugé haineux s’est élevé contre elle, et, de jour en jour, il grandit. Des piqûres d’amour-propre, des mécomptes d’ambition, des sentiments d’envie l’ont préparé. L’idée abstraite d’égalité en a fourni le noyau sec et dur. Alentour, l’échauffement révolutionnaire a fait affluer le sang, aigri les humeurs, avivé la sensibilité, formé un abcès douloureux que les froissements quotidiens rendent plus douloureux encore. Par un travail sourd et continu, la pure préférence spéculative est devenue une idée fixe et devient une idée meurtrière. C’est une passion étrange, toute de cervelle, nourrie de phrases et d’emphase, mais d’autant plus destructive qu’avec des mots elle se crée des fantômes, et que, contre des fantômes, nul raisonnement, nul fait visible ne prévaut. Tel boutiquier ou petit bourgeois, qui jusqu’ici se représentait les nobles d’après les parlementaires de sa ville ou les gentilshommes de son canton, les conçoit maintenant d’après les déclamations du club et les invectives des gazettes. Peu à peu, dans son esprit, la figure imaginaire recouvre la figure vivante ; il ne voit plus un visage avenant et paisible, mais un masque grimaçant et convulsé. De la bienveillance ou de l’indifférence il passe à l’animosité et à la méfiance : ce sont des tyrans dépossédés, d’anciens malfaiteurs, des ennemis publics ; d’avance et sans examen, il est prouvé pour lui qu’ils ourdissent des trames. S’ils évitent de donner prise, c’est par habileté et perfidie ; ils sont d’autant plus dangereux qu’ils ont l’air plus inoffensifs. Leur soumission n’est que feinte, leur résignation n’est qu’hypocrisie, leur bonne volonté n’est que trahison. Contre ces conspirateurs insaisissables, la loi n’est pas suffisante ; aggravons-la par la pratique, et, puisqu’ils regimbent contre le niveau, tâchons de les courber sous le joug.
En effet, la persécution illégale précède la persécution légale, et le privilégié qui, par les nouveaux décrets, semble seulement ramené sous le droit commun, se trouve en fait relégué hors du droit commun. Le roi désarmé ne peut plus le protéger ; l’Assemblée partiale rebute ses plaintes ; le Comité des recherches voit en lui un coupable, lorsqu’il n’est qu’un opprimé. Son revenu, ses biens, son repos, sa liberté, son toit domestique, sa vie, la vie de sa femme et de ses enfants, sont aux mains d’administrations élues par la foule, dirigées par les clubs, intimidées ou violentées par l’émeute. Il est chassé des élections ; les journaux le dénoncent ; il subit des visites domiciliaires. En cent endroits, son château est saccagé ; les assassins et les incendiaires, qui en sortent les bras sanglants ou les mains pleines, ne sont pas recherchés ou sont couverts par les amnisties , des précédents multipliés établissent qu’on peut impunément lui courir sus. Pour l’empêcher de se défendre, la garde nationale en corps vient saisir ses armes : il faut qu’il soit une proie, une proie facile, et comme un gibier réservé dans son enclos pour le prochain jour de chasse

L’émigration rendue inévitable

Par une injustice énorme, une classe entière qui n’avait point de part aux faveurs de la Cour et qui subissait autant de passe-droits que les roturiers ordinaires, la noblesse provinciale, est confondue avec les parasites titrés qui assiégeaient les antichambres de Versailles. Vingt-cinq mille familles, « la pépinière des armées et des flottes », l’élite des propriétaires-agriculteurs, tant de gentilshommes qui font valoir sous leurs yeux la petite terre où ils résident, « et n’ont pas un an en leur vie abandonné leurs foyers domestiques », deviennent les parias de leur canton. Dès 1789, ils commencent à sentir que pour eux la place n’est plus tenable  . — « Il est absolument contraire aux droits de l’homme, dit une lettre de Franche-Comté, de se voir perpétuellement dans le cas d’être égorgé par des scélérats qui confondent toute la journée la liberté avec la licence. » — « Je ne connais rien d’aussi fatigant, dit une lettre de Champagne, que l’inquiétude sur la propriété et la sûreté ; jamais elle ne fut mieux fondée ; car il ne faut qu’un moment pour mettre en mouvement une populace indocile qui se croit tout permis et qu’on entretient soigneusement dans cette erreur. » — « Après les sacrifices que nous avons faits, dit une lettre de Bourgogne, nous ne devions pas nous attendre à de pareils traitements ; je pensais au contraire que nos propriétés seraient les dernières violées, parce que le peuple nous saurait quelque gré de rester dans notre patrie pour y répandre le peu d’aisance qui nous reste.... (À présent), je supplie l’Assemblée de lever le décret contre les émigrations ; autrement, on dira que c’est retenir les gens pour les mettre sous le fer des assassins.... Dans le cas où elle nous refuserait cette justice, j’aimerais autant qu’il lui plût de rendre un décret de proscription contre nous ; car alors nous ne dormirions pas sous la garde de lois très sages sans doute, mais respectées nulle part. » — « Ce ne sont point nos privilèges, disent plusieurs autres, ce n’est point notre noblesse que nous regrettons ; mais comment supporter l’oppression à laquelle nous sommes abandonnés ? Plus de sûreté pour nous, pour nos biens, pour nos familles ; chaque jour, des scélérats, nos débiteurs, de petits fermiers qui volent nos revenus, nous menacent de la torche ou de la lanterne. Pas un jour de tranquillité, pas une nuit qui nous laisse la certitude de l’achever sans trouble. Nos personnes sont livrées aux outrages les plus atroces, nos maisons à l’inquisition d’une foule de tyrans armés…
L’opération a réussi. Par ses décrets et par ses institutions, par les lois qu’elle édicte et par les violences qu’elle tolère, l’Assemblée a déraciné l’aristocratie et la jette hors du territoire. Privilégiés à rebours, les nobles ne peuvent rester dans un pays où, en respectant la loi, ils sont effectivement hors la loi. – Les premiers qui ont émigré, le 15 juillet 1789, avec le prince de Condé, avaient reçu la veille à domicile une liste de proscription où ils étaient inscrits, et où l’on promettait récompense à qui apporterait leurs têtes au Caveau du Palais-Royal. – D’autres, plus nombreux, sont partis après les attentats du 6 octobre. – Dans les derniers mois de la Constituante  , « l’émigration se fait par troupes et se compose d’hommes de tout état....

L’Assemblée a traité les nobles comme Louis XIV a traité les protestants : la France se purge


L’Assemblée a traité les nobles comme Louis XIV a traité les protestants  . Dans les deux cas, les opprimés étaient une élite. Dans les deux cas, on leur a rendu la France inhabitable. Dans les deux cas, on les a réduits à l’exil et on les a punis de s’exiler. Dans les deux cas, on a fini par confisquer leurs biens, et par punir de mort tous ceux qui leur donnaient asile. Dans les deux cas, à force de persécutions, on les a précipités dans la révolte. À l’insurrection des Cévennes correspond l’insurrection de la Vendée, et l’on trouvera les émigrés, comme jadis les réfugiés, sous les drapeaux de la Prusse et de l’Angleterre. Cent mille Français chassés à la fin du dix-septième siècle, cent vingt mille Français chassés à la fin du dix-huitième siècle, voilà comment la démocratie intolérante achève l’œuvre de la monarchie intolérante. L’aristocratie morale a été fauchée au nom de l’égalité. Pour la seconde fois, et avec le même effet, un principe absolu enfonce son tranchant dans la société vivante. – Le succès est complet, et dès les premiers mois de la Législative un député, apprenant le redoublement des émigrations, peut dire avec joie : « Tant mieux ! la France se purge ». En effet, elle se vide de la moitié de son meilleur sang.


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