Important, magistral : la suite : l’identification de boucs émissaires , persécutions
légales et illégales, l’idéologie de la purge, L’Assemblée a traité les nobles
comme Louis XIV a traité les protestants.
C’ est la faute aux aristocrates- l’aristocratie
est une plante vénéneuse
Une fois posé que l’aristocratie est une
plante vénéneuse, il ne suffit pas de l’élaguer, il faut l’extirper, et non
seulement couper ses racines, mais écraser toutes ses semences. – Un
préjugé haineux s’est élevé contre elle, et, de jour en jour, il grandit. Des
piqûres d’amour-propre, des mécomptes d’ambition, des sentiments d’envie l’ont
préparé. L’idée abstraite d’égalité en a
fourni le noyau sec et dur. Alentour, l’échauffement révolutionnaire a fait
affluer le sang, aigri les humeurs, avivé la sensibilité, formé un abcès
douloureux que les froissements quotidiens rendent plus douloureux encore. Par
un travail sourd et continu, la pure préférence spéculative est devenue une
idée fixe et devient une idée meurtrière. C’est une passion étrange, toute de cervelle,
nourrie de phrases et d’emphase, mais d’autant plus destructive qu’avec des
mots elle se crée des fantômes, et que, contre des fantômes, nul raisonnement,
nul fait visible ne prévaut. Tel boutiquier ou petit bourgeois, qui jusqu’ici
se représentait les nobles d’après les parlementaires de sa ville ou les
gentilshommes de son canton, les conçoit maintenant d’après les déclamations du
club et les invectives des gazettes. Peu à peu, dans son esprit, la figure
imaginaire recouvre la figure vivante ; il ne voit plus un visage avenant et
paisible, mais un masque grimaçant et convulsé. De la bienveillance ou de
l’indifférence il passe à l’animosité et à la méfiance : ce sont des tyrans
dépossédés, d’anciens malfaiteurs, des ennemis publics ; d’avance et sans
examen, il est prouvé pour lui qu’ils ourdissent des trames. S’ils évitent de
donner prise, c’est par habileté et perfidie ; ils sont d’autant plus dangereux
qu’ils ont l’air plus inoffensifs. Leur soumission n’est que feinte, leur
résignation n’est qu’hypocrisie, leur bonne volonté n’est que trahison. Contre
ces conspirateurs insaisissables, la loi n’est pas suffisante ; aggravons-la
par la pratique, et, puisqu’ils regimbent contre le niveau, tâchons de les
courber sous le joug.
En effet, la persécution illégale précède la
persécution légale, et le privilégié qui, par les nouveaux décrets, semble
seulement ramené sous le droit commun, se trouve en fait relégué hors du droit
commun. Le roi désarmé ne peut plus le protéger ; l’Assemblée partiale rebute
ses plaintes ; le Comité des recherches
voit en lui un coupable, lorsqu’il n’est qu’un opprimé. Son revenu, ses biens, son repos, sa
liberté, son toit domestique, sa vie, la vie de sa femme et de ses enfants,
sont aux mains d’administrations élues par la foule, dirigées par les clubs,
intimidées ou violentées par l’émeute. Il est chassé des élections ; les
journaux le dénoncent ; il subit des visites domiciliaires. En cent endroits,
son château est saccagé ; les assassins et les incendiaires, qui en sortent les
bras sanglants ou les mains pleines, ne sont pas recherchés ou sont couverts
par les amnisties , des précédents multipliés établissent qu’on peut impunément
lui courir sus. Pour l’empêcher de se défendre, la garde nationale en corps
vient saisir ses armes : il faut qu’il
soit une proie, une proie facile, et comme un gibier réservé dans son enclos
pour le prochain jour de chasse…
L’émigration rendue inévitable
Par une injustice énorme, une classe
entière qui n’avait point de part aux faveurs de la Cour et qui subissait
autant de passe-droits que les roturiers ordinaires, la noblesse provinciale,
est confondue avec les parasites titrés qui assiégeaient les antichambres de
Versailles.
Vingt-cinq mille familles, « la pépinière des armées et des flottes », l’élite
des propriétaires-agriculteurs, tant de gentilshommes qui font valoir sous
leurs yeux la petite terre où ils résident, « et n’ont pas un an en leur vie
abandonné leurs foyers domestiques », deviennent les parias de leur canton. Dès
1789, ils commencent à sentir que pour eux la place n’est plus tenable . — « Il est absolument contraire aux droits
de l’homme, dit une lettre de Franche-Comté, de se voir perpétuellement dans le
cas d’être égorgé par des scélérats qui confondent toute la journée la liberté
avec la licence. » — « Je ne connais rien d’aussi fatigant, dit une lettre de
Champagne, que l’inquiétude sur la propriété et la sûreté ; jamais elle ne fut mieux
fondée ; car il ne faut qu’un moment pour mettre en mouvement une populace
indocile qui se croit tout permis et qu’on entretient soigneusement dans cette
erreur. » — « Après les sacrifices que nous avons faits, dit une lettre de
Bourgogne, nous ne devions pas nous attendre à de pareils traitements ; je
pensais au contraire que nos propriétés seraient les dernières violées, parce
que le peuple nous saurait quelque gré de rester dans notre patrie pour y
répandre le peu d’aisance qui nous reste.... (À présent), je supplie l’Assemblée de lever le décret contre les
émigrations ; autrement, on dira que c’est retenir les gens pour les mettre
sous le fer des assassins.... Dans le cas où elle nous refuserait cette
justice, j’aimerais autant qu’il lui plût de rendre un décret de proscription
contre nous ; car alors nous ne dormirions pas sous la garde de lois très sages
sans doute, mais respectées nulle part. » — « Ce ne sont point nos privilèges,
disent plusieurs autres, ce n’est point notre noblesse que nous regrettons ;
mais comment supporter l’oppression à laquelle nous sommes abandonnés ? Plus de
sûreté pour nous, pour nos biens, pour nos familles ; chaque jour, des
scélérats, nos débiteurs, de petits fermiers qui volent nos revenus, nous
menacent de la torche ou de la lanterne. Pas
un jour de tranquillité, pas une nuit qui nous laisse la certitude de l’achever
sans trouble. Nos personnes sont livrées aux outrages les plus atroces, nos
maisons à l’inquisition d’une foule de tyrans armés…
L’opération a réussi. Par ses décrets et
par ses institutions, par les lois qu’elle édicte et par les violences qu’elle
tolère, l’Assemblée a déraciné l’aristocratie et la jette hors du territoire.
Privilégiés à rebours, les nobles ne peuvent rester dans un pays où, en
respectant la loi, ils sont effectivement hors la loi. – Les
premiers qui ont émigré, le 15 juillet 1789, avec le prince de Condé, avaient
reçu la veille à domicile une liste de proscription où ils étaient inscrits, et
où l’on promettait récompense à qui apporterait leurs têtes au Caveau du
Palais-Royal. – D’autres, plus nombreux, sont partis après les attentats du 6
octobre. – Dans les derniers mois de la Constituante , « l’émigration se fait par troupes et se compose
d’hommes de tout état....
L’Assemblée a traité les nobles comme
Louis XIV a traité les protestants : la France se purge
– L’Assemblée a traité les nobles comme Louis
XIV a traité les protestants . Dans les
deux cas, les opprimés étaient une élite. Dans les deux cas, on leur a rendu la
France inhabitable. Dans les deux cas, on les a réduits à l’exil et on les
a punis de s’exiler. Dans les deux cas, on a fini par confisquer leurs biens,
et par punir de mort tous ceux qui leur donnaient asile. Dans les deux cas, à
force de persécutions, on les a précipités dans la révolte. À l’insurrection
des Cévennes correspond l’insurrection de la Vendée, et l’on trouvera les
émigrés, comme jadis les réfugiés, sous les drapeaux de la Prusse et de
l’Angleterre. Cent mille Français chassés à la fin du dix-septième siècle, cent
vingt mille Français chassés à la fin du dix-huitième siècle, voilà comment la démocratie intolérante
achève l’œuvre de la monarchie intolérante. L’aristocratie morale a été
fauchée au nom de l’égalité. Pour la seconde fois, et avec le même effet, un
principe absolu enfonce son tranchant dans la société vivante. – Le succès est
complet, et dès les premiers mois de la Législative un député, apprenant le
redoublement des émigrations, peut dire avec joie : « Tant mieux ! la France se purge ». En effet, elle se
vide de la moitié de son meilleur sang.
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