Pourquoi
la conception Jacobine de l’Etat est rétrograde et condamnée par l’évolution
historique ; les pouvoirs publics ont cessé d’être une gendarmerie autour d’un culte. La
guerre moins fréquente ; plus de raison pour conférer à la communauté
l’omnipotence. Face au jacobinisme, une conception libérale de l’Etat ; Prenons garde aux accroissements de l’État,
que le chien de garde ne devienne pas un loup.
NB : Là encore, forte
influence de Comte et de la séparation des pouvoirs temporels et spirituels
comme condition du progrès ; divergence
néanmoins sur le protestantisme et le rôle économique et social de l’Etat.
Pourquoi
la conception Jacobine de l’Etat est rétrograde et condamnée par l’évolution
historique
L’État, maître absolu, exerce une juridiction sans limites
; il n’y a rien d’indépendant chez l’individu, aucune parcelle réservée, pas un
coin abrité contre la haute main des pouvoirs publics, ni son bien, ni ses
enfants, ni sa personne, ni ses opinions, ni sa conscience . Si aux jours de vote il est
membre du souverain, il est sujet tout le reste de l’année, et jusque dans son
for intime. À cet effet, Rome avait deux censeurs ; un des archontes d’Athènes
était inquisiteur pour la foi ; Socrate fut mis à mort, « comme ne croyant pas
aux Dieux auxquels croyait la ville ».
— Au fond, non seulement en Grèce et à Rome, mais en Égypte, en Chine, dans
l’Inde, en Perse, en Judée, au Mexique, au Pérou, dans toutes les civilisations
de première pousse , le principe des
sociétés humaines est encore celui des sociétés animales : l’individu
appartient à sa communauté, comme l’abeille à sa ruche, comme la fourmi à la
fourmilière ; il n’est qu’un organe dans un organisme. Sous diverses formes et
avec des applications diverses, c’est le socialisme autoritaire qui prévaut.
Tout au rebours dans le monde
moderne : ce qui jadis était la règle est devenu l’exception, et le système antique ne survit qu’en des associations temporaires, comme
une armée, ou en des associations partielles, comme un couvent. Par degrés,
l’individu s’est dégagé, et, de siècle en siècle, il a élargi son domaine ;
c’est que les deux chaînes qui l’assujettissaient à la communauté se sont
rompues ou allégées. — En premier lieu,
les pouvoirs publics ont cessé d’être
une gendarmerie autour d’un culte. Par l’institution du christianisme, la
société civile et la société religieuse sont devenues deux empires distincts,
et c’est le Christ lui-même qui a séparé les deux juridictions : « rendez à
César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». D’autre part, grâce à
l’établissement du protestantisme, la grande Église chrétienne s’est divisée en
plusieurs sectes, qui, n’ayant pu se détruire, ont été forcées de vivre
ensemble, tellement que l’État, même quand il en préférait une, a dû tolérer
les autres. Enfin, par le développement du protestantisme, de la philosophie et
des sciences, les croyances spéculatives se sont multipliées ; il y en a
aujourd’hui presque autant que d’esprits pensants, et, comme les esprits
pensants deviennent chaque jour plus nombreux, les opinions deviennent chaque
jour plus nombreuses : d’où il suit que, si l’État en imposait une, il en
révolterait contre lui une infinité d’autres ; ce qui le conduit, s’il est
sage, d’abord à demeurer neutre, ensuite à reconnaître qu’il n’a pas qualité
pour intervenir. – En second lieu, la
guerre est devenue moins fréquente et moins malfaisante, parce que les
hommes n’ont plus autant de motifs pour se la faire, ni les mêmes motifs pour
la pousser à bout. Jadis elle était la principale source de la richesse : par
la victoire on acquérait des esclaves, des sujets, des tributaires ; on les
exploitait, on jouissait à loisir de leur travail forcé. Rien de semblable
aujourd’hui ; on ne songe plus à se procurer du bétail humain ; on a découvert
qu’il est entre tous le plus incommode, le moins productif et le plus
dangereux. Par le travail libre et par les machines, on arrive plus vite et
plus sûrement au bien-être ; le grand objet n’est plus de conquérir, mais de
produire et d’échanger. Chaque jour, l’homme s’élance plus avant dans les
carrières civiles et souffre plus difficilement qu’on les lui barre ; s’il
consent encore à être soldat, ce n’est pas pour envahir, c’est pour se prémunir
contre l’invasion. Cependant, par la complication de l’outillage, la guerre, en
devenant plus savante, est devenue plus coûteuse ; l’État ne peut plus, sans se
ruiner, enrégimenter à demeure tous les hommes valides, ni embarrasser de trop
d’entraves l’industrie libre qui, par l’impôt, fournit à ses dépenses ; pour
peu qu’il soit prévoyant, il ménage les intérêts civils, même dans son intérêt
militaire.
– Ainsi, des deux rets dans lesquels il enveloppait toute la vie humaine,
le premier s’est brisé, et le second a relâché ses mailles. Il n’y a plus de raison pour conférer à la communauté l’omnipotence ;
l’individu n’a plus besoin de s’aliéner tout entier ; il peut, sans
inconvénient, se réserver une part de lui-même, et maintenant, si vous lui
faites signer un contrat social, soyez sûr qu’il se réservera sa part…
Face au jacobinisme, une conception
libérale de l’Etat
Il
s’est élevé dans chaque société européenne une force publique, et
cette force, qui s’est maintenue pendant des siècles, subsiste encore
aujourd’hui. Comment elle s’est constituée, par quelles violences primitives, à
travers quels accidents et quels conflits, en quelles mains elle est maintenant
déposée, si c’est à perpétuité ou à temps, selon quelles règles elle se
transmet, si c’est par hérédité ou par élection, cela n’est que d’un intérêt
secondaire ; l’important est son office et la façon dont elle le remplit. Par essence, elle est une grande épée,
tirée du fourreau et levée au milieu des petits couteaux avec lesquels les
particuliers s’égorgeaient autrefois les uns les autres. Sous sa menace, les
couteaux sont rentrés dans leur gaine ; ils y sont devenus immobiles,
inutiles, puis s’y sont rouillés : à présent, sauf les malfaiteurs, tout le
monde a perdu l’habitude et l’envie de s’en servir, et désormais, dans la
société pacifiée, l’épée publique est si redoutable, que toute résistance
privée tombe à sa seule approche. — Deux intérêts l’ont forgée : il en fallait
une de cette taille, d’abord contre les
glaives pareils que les autres sociétés brandissent à la frontière, ensuite
contre les couteaux que les passions mauvaises ne cessent jamais d’affiler à
l’intérieur. On a voulu être défendu contre les ennemis du dehors, contre
les meurtriers et les voleurs du dedans, et lentement, péniblement, après
beaucoup de tâtonnements et de refontes, le concours héréditaire des volontés
persistantes a fabriqué la seule arme capable de protéger efficacement les
propriétés et les vies.
— Tant
qu’elle ne sert qu’à cela, je suis le débiteur de l’État, qui en tient la
poignée : il me donne la sécurité que,
sans lui, je n’aurais point ; en échange, je lui dois, pour ma quote-part, les
moyens d’entretenir son arme : qui jouit d’un service est tenu de le
défrayer. Il y a donc entre lui et moi, sinon un contrat exprès, du moins un
engagement tacite, analogue à celui qui lie un enfant et ses parents, un
croyant et son Église, et, des deux côtés, notre engagement est précis. Il
promet de veiller à ma sûreté, au dehors et au dedans ; je promets de lui en
fournir les moyens, et ces moyens sont mon respect et ma reconnaissance, mon
zèle de citoyen, mon service de conscrit, mes subsides de contribuable, bref ce
qu’il faut pour soutenir une armée, une marine et une diplomatie, des tribunaux
civils et des tribunaux criminels, une gendarmerie et une police, une agence
centrale et des agences locales, un corps harmonieux d’organes dont mon
obéissance et ma fidélité sont l’aliment, la substance et le sang. Cette
fidélité et cette obéissance, riche ou pauvre, catholique, protestant, juif ou
libre-penseur, royaliste ou républicain, individualiste ou socialiste, qui que
je sois, en honneur et conscience je les dois, car j’en ai reçu l’équivalent ;
je suis bien aise de n’être ni conquis, ni assassiné, ni volé ; je rembourse
l’État, et tout juste, de ce qu’il dépense en outillage et en surveillance pour
contenir les convoitises brutales, les appétits avides, les fanatismes
meurtriers, toute une meute hurlante, dont tôt ou tard je deviendrais la proie,
s’il ne me couvrait incessamment de sa vigilante protection. Quand il me
réclame ses déboursés, ce n’est pas mon bien qu’il me prend, c’est son bien
qu’il me reprend, et à ce titre il peut légitimement me faire payer de force.
– Mais
c’est à condition qu’il n’exige pas au delà de sa créance, et il exige au delà
s’il dépasse sa première consigne, s’il entreprend par surcroît une œuvre
physique ou morale que je ne lui demande pas, s’il se fait sectaire, moraliste,
philanthrope ou pédagogue, s’il s’applique à propager, chez lui ou hors de chez
lui, un dogme religieux ou philosophique, une forme politique ou sociale.
Car alors, au pacte primitif, il ajoute un nouvel article, et, pour cet
article, le consentement n’est pas unanime et certain comme pour le pacte.
Chacun de nous accepte d’être défendu contre la violence et la fraude ; hors de
là et presque sur tous les points, les volontés divergent. J’ai ma religion à
moi, mes opinions, mes mœurs, mes manières, ma façon propre de comprendre
l’univers et de pratiquer la vie ; or c’est là justement ce qui constitue ma
personne, ce que l’honneur et la conscience m’interdisent d’aliéner, ce que
l’État m’a promis de sauvegarder. Ainsi, lorsque, par son article additionnel,
il tente de les régler à sa guise, si sa guise n’est pas la mienne, il manque à
son engagement primordial, et, au lieu
de me protéger, il m’opprime. Quand bien même la majorité serait pour lui,
quand tous les votants, moins un, seraient d’accord pour lui conférer cette
fonction surérogatoire, n’y eût-il qu’un dissident, celui-ci est lésé, et
de deux façons. – En premier lieu et dans tous les cas, l’État, pour remplir sa
nouvelle tâche, exige de lui un surplus de subsides et de services ; car tout
emploi supplémentaire entraîne des frais supplémentaires ; il y en a d’inscrits
au budget, quand l’État se charge d’occuper les ouvriers ou d’employer les
artistes, de soutenir une industrie ou un commerce, de faire la charité, de
donner l’éducation. Aux dépenses d’argent, ajoutez la dépense des vies, s’il
entreprend une guerre de générosité ou de propagande. Or, à toutes ces dépenses
qu’elle désapprouve, la minorité contribue, comme la majorité qui les approuve
; tant pis pour le conscrit et le contribuable s’ils sont du groupe mécontent ;
bon gré mal gré, la main du percepteur
fouille dans la poche du contribuable, et la main du gendarme se pose sur le
collet du conscrit. – En second lieu, et dans nombre de circonstances, non seulement l’État me prend injustement.
au delà de sa créance, mais encore il se sert de l’argent qu’il m’extorque pour
m’appliquer injustement de nouvelles contraintes ; c’est le cas lorsqu’il
m’impose sa théologie ou sa philosophie, lorsqu’il me prescrit ou interdit un culte, lorsqu’il prétend régler
mes mœurs et mes manières, limiter mon travail ou ma dépense, diriger
l’éducation de mes enfants, fixer le taux de mes marchandises ou de mon
salaire. Car alors, pour appuyer ses ordres ou ses défenses, il édicte contre
les récalcitrants des peines légères ou graves, depuis l’incapacité politique
ou civile jusqu’à l’amende, la prison, l’exil et la guillotine. En d’autres
termes, avec l’écu que je ne lui dois pas et qu’il me vole, il défraye la
persécution qu’il m’inflige : j’en suis réduit à laisser prendre dans ma bourse
le salaire de mes inquisiteurs, de mon geôlier et de mon bourreau. On ne
saurait imaginer d’oppression plus criante.
– Prenons
garde aux accroissements de l’État, et ne souffrons pas qu’il soit autre chose
qu’un chien de garde. Pendant que les autres hôtes de la maison laissaient
émousser leurs dents et leurs ongles, ses crocs sont devenus formidables ; il
est colossal aujourd’hui, et il n’y a plus que lui qui ait encore l’habitude
des batailles. Nourrissons-le largement contre les loups ; mais que jamais il
ne touche à ses commensaux pacifiques ; l’appétit lui viendrait en mangeant ; bientôt il serait lui-même un loup, le plus
dévorant des loups, à domicile. Il importe de le tenir à la chaîne et dans son
enclos.
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